ARKAN ET ILÉA, PREMIÈRE RENCONTRE
Et l'aventure reprit son cours...
Les deux fuyards firent la rencontre de deux autres musiciens en route pour Carcassonne et voyagèrent quelques jours avec eux. Il était toujours préférable de se regrouper pour circuler...
Tout comme son frère, Arkan avait vécu en Homme Seul, jusqu'à ce qu'il s'éprenne des yeux noisette, dans l'obscurité de son désespoir.
Il avait connu maintes femmes dont certaines avaient été des mères, d'autres des amies ou encore des amantes, mais c'était La Sorcière qui, à présent, occupait ses pensées et faisait frissonner son cœur. Leurs âmes étaient si proches qu'il sentait son énergie tendrement bienfaisante à chaque instant. C'était l'autre raison qui lui avait fait refuser l'invitation de la Danseuse, pas seulement l'angoisse de montrer son corps dévasté. Arkan, à quarante-huit ans, découvrait l'Amour et cette découverte lui amenait une énergie nouvelle.
Enguerrand l'avait bien senti et il le poussait à trouver cette Femme qui, il l'espérait, lui ferait oublier Saphira. Quant à lui même, il rêvait à chaque instant de revoir la Femme Soleil, cette rousse qui l'avait ensorcelé, quelques mois auparavant, qui le hantait de son regard vert comme la mousse des bois.
Tout en parlant, ils marchaient tête baissée, bataillant contre le vent.
— Tu vois, mon frère, s'il faut que je me batte, je le ferai. Finalement, je m'y habitue. J'ai découvert mon côté obscur. C'était difficile à accepter puis j'ai mis cette part de moi-même au service du Bien. Ainsi, ma déchéance ne sera pas vaine.
Arkan avait ralenti, la montée était rude. Il répondit lentement :
— Je crois qu'une partie de moi est restée chez Saphira.
Il s'arrêta et les autres avec lui.
— Cette part qui faisait que je pouvais me jeter dans la bagarre sans hésiter...
Assis sur un mur de pierres sèches, il reprenait son souffle. Enguerrand l'observait attentivement. Leurs deux compagnons de route balançaient d'un pied sur l'autre, dos au vent, espérant que la conversation ne durerait pas. Arkan reprit :
— Cette part qui me faisait rire de tout et de rien...
— Les épreuves nous changent.
— L'Homme est mauvais. L'Homme et son appétit de pouvoir. Et je ne suis pas sûr de vouloir continuer à participer à tout ça.
— Fais-toi guerrier, le temps de ce conflit, tu te sentiras beaucoup mieux. Rien ne sert de se rebeller contre le destin. Mieux vaut l'intégrer.
— Tu vois, j'ai vécu toutes ces années dans l'insouciance. J'ai passé des messages, je me suis battu, j'ai tué. Tout ça sans y prendre garde. Maintenant, je vois l'Humanité dans toute sa folie. Je savais tout cela. Mais, à présent, je me sens bizarrement hors du monde, et infiniment triste.
— Hé bien, cesse de t'entrister. Viens boire une bière et soignons les oreilles des Gens. Chantons à nous en faire péter les poumons, tant que nous le pouvons ! Et même si tu chantes en corbeau, cesse de te lamenter sur ton sort !
Son regard et le ton de sa dernière phrase contenaient assez de piquant et d'énergie pour toucher sa cible.
— Ainsi va la vie... murmura La Rumeur.
Arkan se releva, reprit ses bagages et, après une bourrade amicale à son frère, s'exclama en se dirigeant vers l'entrée de l'auberge :
— C'est exaspérant, mais tu as encore raison ! Allons partager un peu de joie !
Les autres leur avaient emboîté le pas, contents de pouvoir enfin se soustraire à la furie du vent. De l'épaule, Arkan poussa le lourd battant de bois. Ses cheveux, brillants des nuits de grands chemins s'échappant de son capuchon, voltigeaient autour de sa tête comme une crinière, lui donnaient une allure sauvage. L'arme, à son coté, était avertissement. Ainsi, qu'il le veuille ou pas, au moins dans le regard des Gens, il était un guerrier.
La porte avait brusquement cédé sous sa poussée, claquant contre le mur, laissant passer le vent rageur, la pluie, les feuilles,la poussière et les quatre hommes lourdement vêtus, encapuchonnés et armés. Ils avaient repoussé le battant de bois d'un geste ferme, dans le silence prudent des conversations interrompues. Aux regards méfiants et curieux, ils répondirent en se découvrant, laissant voir leur visage, lancèrent un salut à la ronde et l'animation reprit pendant qu'ils traversaient la salle dans une joyeuse cohue.
Après avoir commandé leur repas au comptoir, Arkan et Enguerrand choisirent une table près de la fenêtre donnant sur la route. La meilleur place pour voir venir.
C'est ce qu'Adesha perçut dans le bref échange de leurs regards.
Elle était assise avec Iléa près de la cheminée. Elles étaient fatiguées. Le chemin avait été long et pénible avec ce temps exécrable. Iléa s'était levée pour tisonner le feu et remettre une bûche. Quand elle se redressa, se retournant vers la salle, un des quatre arrivants, en la voyant, suspendit gestes et mots d'un air stupéfait.
Mal à l'aise, elle recula fuyant la lumière. Lui, sans un mot d'explication, avait lâché ses compères et s'était rapproché à pas hésitants. Il n'avait pas encore ôté sa cape, mais le pan rabattu sur son épaule laissait voir une arme dont le manche et le fourreau étaient ornés de pierres noires. Iléa sentit son cœur remonter dans sa gorge et dut faire un terrible effort pour garder son calme. Il était là, à un mètre à peine, et son visage envahissait toute la pièce. Un visage pâle, encadré de longs cheveux noirs mêlés de gris argent, un visage dont elle n'arrivait pas à fixer les traits. Cœur battant à tout rompre. Parfum de peur...
— Dame Sorcière, si je ne fais erreur ?
La voix à la fois douce et rauque la calma instantanément et elle répondit avec juste un écho d'inquiétude par l'affirmative. Il captura son regard, s'inclina lentement puis se redressa, un demi sourire aux lèvres, sans l'avoir libérée toutefois. Il prenait d'évidence le temps d'apprécier pleinement le moment.
— Permettez moi de me présenter.
— Je vous en prie.
— On me nomme Arkan de Montalba et j'aimerais rendre hommage à votre beauté et à votre courage.
— Je suis gênée, murmura-t-elle.
Sa voix lui allait droit au cœur, la bouleversait. À présent, elle le reconnaissait. Subjugués l'un par l'autre, l'un et l'autre, ils étaient incapables d'ajouter un mot. Les compagnons de l'étrange visiteur rompirent le charme. L'un d'eux l'agrippa par le bras et l'entraîna vers la table où la soupe fumante et le vin des collines attendaient, en s'excusant :
— Le bon soir, Belle Dame. Je vous l'enlève, pardonnez-moi !
Leurs regards lâchèrent prise. Iléa resta de longues secondes pétrifiée, puis elle retourna s'asseoir près du feu. Comme Adesha souriait avec un air de mystère, elle lui demanda :
— Saurais-tu qui est cet homme ?
— Oui, et tu voudrais le savoir aussi...
— Je pense l'avoir déjà vu.
— Il s'appelle Arkan. Je ne le connais pas personnellement, mais j'ai rencontré ses parents, il y a bien longtemps.
— Raconte-moi.
— Ses parents composaient et chantaient de place en place. C'étaient des musiciens renommés, passeurs de nouvelles, souvent, et de messages, à l'occasion.
— Et lui aussi, murmura Iléa, rêveuse.
— Mais c'étaient aussi des combattants. Elle, maniait l'arc avec une redoutable précision et lui, l'épée, avec la grâce d'un danseur.
— Des guerriers musiciens, j'ai entendu parler de cette secte.
— C'étaient de bonnes gens.
— Ils sont morts...
— Dans une embuscade, exécutés. On ne leur avait rien volé. Ni les armes, qu'ils avaient fort belles, ni les bijoux. Même leurs chevaux et leurs instruments de musique ont été retrouvés sur place. Arkan devait avoir dix ou douze ans.
Iléa pensa à la fin de ses propres parents. Elle y a assisté, elle le savait. Mais sa mémoire refusait tout rappel.
— Il était avec eux ?
— Non, il était chez les Sylves.
— Pauvre lui... qu'est-ce qu'il fait ?
— Il chante, comme ses parents. Et, comme eux c'est un guerrier.
— J'ai vu ses armes. Et aussi cette jolie sorte de guitare qu'il avait sous la cape en entrant.
— C'est un luth.
— Un très bel instrument. À le regarder, j'ai envie d'y poser les mains, et de le caresser.
— Vraiment...
Iléa rougit, surprise de l'impact qu'avait eut leur rencontre sur son esprit et son cœur.
— Qui veux-tu caresser, railla La Rumeur.
Annotations