Chapitre 2

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  Elles prirent l’unique voiture de la famille, un cabriolet, en direction du centre-ville. Elles délaissèrent les splendides champs qui tapissaient les environs à perte de vue pour le bourg du village de Bedford.

  À peine furent-elles arrivées qu’Amber se précipita vers une boutique. Elle colla ses mains gantées contre la vitrine pour en inspecter le contenu et s’écria avec tant de joie que certains passants se retournèrent pour la regarder :

  — Oh, ma mère, voyez ! Comme cette robe est belle ! Et cette étoffe… splendide !

  — Entrons voir de plus près, ma fille.

  Les deux femmes s’emboîtèrent le pas pour inspecter les divers gants, ombrelles, rubans, éventails, boutons, plumes et autres accessoires et ornements qui étaient entassés dans une si petite boutique. Swan, quant à elle, ne manifestait pas le même entrain que sa sœur, ni même que sa mère pour les habits. Jugeant à raison que son absence ne serait pas remarquée, elle préféra aller visiter la petite librairie qui se trouvait à quelques pas.

  La petite échoppe était très sobre, une vieille devanture trônait au-dessus de la porte, sur laquelle on distinguait à peine le nom du propriétaire, le vieux Salisbury. Swan affectionnait tout particulièrement ce lieu en raison de son grand attrait pour les romans. Elle en lisait de toutes sortes, sans toutefois perdre le sens du réel. Elle savait bien que la vie était différente des récits, surtout des romans écrits par les hommes. La lecture restait pourtant un grand plaisir, une autre façon de s’évader et de parcourir le monde à toute vitesse sans subir les remontrances de sa mère. Elle poussa la vieille et lourde porte. Dès qu’elle eut mis un pied sur le seuil de la porte, l’effluve du papier mêlé à la poussière vint chatouiller ses narines et l’enivrer du fin plaisir de la lecture. Mr Salisbury troubla sa délectation olfactive.

  — Ma chère Miss Cooper, quel bon vent vous amène ? Madame votre mère voulait encore vous acheter une robe ?

  — Je ne peux rien vous cacher, dit-elle d’un air amusé.

  — Choisissez un livre, je vous l’offre.

  Swan, intriguée par un tel acte, le questionna sur ses motivations.

  — Je me fais vieux... et du reste, je ne tarderai pas... à... à rendre l’âme. Il s’était assis sur un tabouret en tentant de garder son équilibre à l’aide d’une canne. Son discours était saccadé, tant il peinait à respirer, il poursuivait calmement pour éviter de s’essouffler davantage. Je n’ai point d’enfant, ce faisant, le fils de mon frère devra hériter de l’affaire. Mon frère, voyez-vous, a eu la bonne fortune de bien se marier ainsi que de mieux conduire ses affaires que je ne l’ai fait… Tout bien considéré, peut-être que ce dernier point ne relève pas uniquement de la bonne fortune. Quoi qu’il en soit, son fils, mon neveu donc, son seul héritier mâle, n’aura aucune envie de conserver ce lieu… Dieu seul sait ce qu’il en adviendra à ma mort. C’est pourquoi je veux vous faire ce cadeau.

  Swan le remercia et s’enquit de savoir ce qui le portait à penser qu’il avait d’ores et déjà un pied dans la tombe. Il sortit un mouchoir moucheté de sang de la poche de sa redingote. Swan resta interdite, un peu désappointée pour le vieil homme et prostrée par un sentiment d’impuissance. Elle réfléchit, puis lui promit de revenir plus tard avec des remèdes qui devraient grandement l’aider. Le libraire qui avait remarqué la moue de Swan lui saisit la main avec douceur.

  — Permettez que je vous parle comme à la seule personne qui se soucie du vieil homme que je suis, car c’est ce que vous êtes. Ne vous chagrinez pas pour moi. Dans ma jeunesse, certes, bien lointaine désormais, j’étais bourru et cynique, si bien que tout le monde m’a tourné le dos. J’étais bien trop fier pour admettre que cela me touchait. À présent, je suis las des faux-semblants, sachez que la solitude me pèse. Mais un sourire si chaleureux, habillé de deux magnifiques yeux noisette et votre conversation, ma chère, suffisent à adoucir mon cœur fatigué. Votre attention est le plus beau cadeau que l’on puisse faire à un vieillard dans ma situation, moi un petit commerçant. Ainsi va la vie. Comme tous les autres, le Tout-Puissant m’appellera à lui prochainement. Cela sera pour moi une libération.

  Il leva alors la tête en direction du ciel, les yeux fermés, et prit une forte inspiration. Ce discours, loin d’apaiser Swan, l’émut encore plus.

  — Si vous êtes d’accord, je choisirai le livre auquel j’ai le droit quand je vous ramènerai de quoi calmer la toux.

  Elle prit congé de son ami et se rendit sans plus attendre chez l’apothicaire afin de demander conseil, dans l’espoir de soulager les maux du vieux libraire. Derrière le commerçant se trouvaient, étalés sur des étagères, toutes sortes de concoctions, des onguents et des cataplasmes qui dégageaient une dissonance d'épais parfums. Il lui conseilla une mixture à base de fleurs de guimauve et des feuilles d’orties. Cependant, il s’excusa de ne plus en avoir. En effet, un riche rentier du village était tombé très malade, à tel point que tous les médecins du comté étaient passés l’examiner. Ils avaient tous diagnostiqué un mal différent, si bien que la quasi-totalité de l’officine avait été vidée le jour même, pour les soins du riche homme. Swan était fort déstabilisée, vu l’état de son ami, il ne valait mieux point trop attendre. Soit, elle irait elle-même cueillir les plantes que lui conseillait l’apothicaire. Cela serait aisé pour elle, après tout ce temps passé à parcourir la campagne dans ses moindres recoins, elle connaissait déjà les endroits qui lui permettraient de trouver ce qu’elle cherchait.

  Ce fut entendu, Swan rejoignit sa mère et sa sœur en tentant de faire abstraction de son inquiétude pour l’état de santé de Mr Salisbury. Lorsqu’elle arriva dans la boutique sur laquelle sa jeune sœur avait jeté son dévolu, Swan prit le soin d’expliquer la situation à sa mère. Celle-ci, en revanche, n’accordait aucune attention à ce que sa fille pouvait lui dire. Que pouvait-elle avoir à faire de cet homme grincheux qu’elle ne connaissait que de nom et qui était d’un rang inférieur ? Le temps de Mrs Cooper était bien trop précieux pour être gaspillé au profit d'un homme dans sa position, un homme, qui plus est, qui n’aurait rien à leur apporter, pas même un fils pour marier l’une de ses filles. Swan, décidée à faire changer sa mère d’avis, tenta d’attiser la curiosité de cette dernière :

  — Détrompez-vous ! Certes, il n’a pas de fils mais il a bien mieux.

  — Quoi donc, ma fille ? Si vous me dites qu’il possède des centaines d’ouvrages, croyez-moi sur parole, je vous fais enfermer sur-le-champ.

  — Je ne pensais pas à cela ! s’amusa Swan. Vous l’ignorez certainement mais il a un neveu, apparemment très riche.

  — Ah oui ? interrogea sa mère subitement intéressée. Mais quelles garanties avons-nous qu’il voudra épouser une sauvageonne comme vous ? Du reste, si vous êtes bien renseignée et que son neveu est bien né, il est certain qu’il n’a pas de relation avec son oncle depuis que son honneur a été emporté par la déchéance sociale. Que serait un gentilhomme qui maintiendrait des relations avec une personne de rang inférieur, surtout avec un commerçant ? Son neveu est alors soit un sot qui se moque du statut social et des obligations qui en découlent, ce qui ne serait pas une union enviable ; soit il a eu la présence d'esprit de ne pas avoir commerce avec son oncle, auquel cas je ne vois pas ce qui le porterait à s’intéresser à l'une de vous. Cet homme, je le crains, est un fantasme hors d'atteinte. Je vous autoriserai à soigner son vieillard d'oncle lorsque celui-ci aura daigné se présenter pour demander la main de votre sœur ou la vôtre. En attendant un tel miracle, le sujet est clos. Je vous prierai de ne plus courir à travers champ comme une vulgaire paysanne pour soigner le rhume d'un indigent.

  Swan fut extrêmement froissée du manque d’empathie de sa mère. Elle lui reprochait de toujours penser à ses intérêts avant d’aider les gens.

  — Je n’ai pas besoin de votre permission. Je rentre à pied, je partirai à cheval avec Liber.

  — Certainement pas, jeune fille. Nous recevons les Faraday ce soir. Et je vous rappelle que vous n’avez aucune toilette décente, grâce à vos escapades cavalières dans la boue.

  — Si nous rentrons suffisamment tôt, permettrez-vous que j’aille chercher les fleurs, que je les porte à Mr Salisbury, et que malgré tout, je rentre à temps pour me préparer afin de recevoir les Faraday ?

  — Si vous parvenez à un tel exploit, je ne m’y opposerai pas. Mais, tâchez de ne pas gâcher vos chances ce soir. Je vous rappelle que les Faraday ont trois fils.

  — Voilà donc la raison impérieuse de ma présence au dîner de ce soir ! Peu importe qu’un vieil ami souffre, tant que je pars à la chasse d’un riche mari tout va pour le mieux…

  — Vous vous devez à vous-même, mais à votre famille aussi, de vous marier pour assurer votre subsistance. Croyez-moi, vous ne voulez pas connaître les quartiers commerçants ni les bassesses de l’être humain. Vous n’imaginez même pas ce à quoi sont réduites certaines femmes pour pouvoir manger un quignon de pain !

  — Vous parlez des maisons closes ?

  Sa mère sursauta.

  — Mais d’où connaissez-vous ces choses ?

  — Les maisons quoi ? répétait Amber d’un air ingénu.

  — Je lis très souvent, et étant donné que les livres sont écrits par des hommes, il eût été difficile de passer à côté de cette institution. Par ailleurs, la sauvageonne que je suis, parle avec les paysans qu’elle croise dans les champs. Vous seriez étonnée de découvrir à quel point certains d’entre eux n’ont pas leur langue dans leur poche quant aux activités de leurs propriétaires.

  — Je vous en prie, Swan, ne dites pas un mot sur tout cela durant le repas de ce soir !, s’exclama Mrs Cooper qui perdait espoir.

  — Maman, je vous fais la promesse d’être la parfaite petite femme ce soir. Quoiqu’il me semble que la petitesse d’une femme soit l’essence de sa perfection, à en croire ces messieurs : elle brille par son silence et par son ignorance. Mais je ne vous décevrai pas sur ce point.

  — Je peux parier ? interrogea sa sœur.

  — Vous n’allez pas vous y mettre vous aussi, Amber ? Les paris sont réservés à ces messieurs. D’ailleurs cette occupation n’est pas celle des gentilshommes, tenez-vous toujours loin des joueurs.

  Swan avait passé la robe qu’on lui avait choisie. Sa mère et sa sœur la trouvaient presque splendide, si seulement elle avait la peau plus claire et les cheveux moins sauvages.

  — Je crois que nous avons fini, souligna Swan.

  — Parfois je me demande pourquoi votre préceptrice disait de vous que vous aviez de l’esprit, moqua Mrs Cooper. Il vous faut encore des chaussures et des gants.

  Swan leva les yeux au ciel. Elle comprit que la corvée n’était pas encore près d’être terminée. Elles se rendirent dans d’autres boutiques pour acheter des accessoires qui trouveraient grâce aux yeux des deux coquettes qu’étaient Amber et Mrs Cooper. Après avoir finalement complété la toilette de Swan en deux heures seulement, selon les mots de Mrs Cooper, les trois femmes prirent le cabriolet en direction de la maison familiale.

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