Chapitre 26
Les amis de sir Brown restèrent des semaines à la campagne ; elle qui leur avait semblé si déplaisante au premier abord, les retenait maintenant chez leur hôte. Les gentilshommes étaient allés pêcher, chasser, se promener... tant de distractions qui déplaisaient au plus haut point à Annabella. Elle s'était refusée à toute activité qui nécessitait de sortir, sauf à ce qu'il soit question de nœuds, de rubans ou de rumeurs. Elle trouva son bonheur chez Mr et Mrs Edward Faraday qui lui ouvraient leur porte chaque fois qu'elle en faisait la demande. Swan avait été plus qu’étonnée en découvrant l'amitié entre les deux jeunes filles. Annabella était, semble-t-il, excessivement vaniteuse et il était difficile d'imaginer ce qui la poussait à vouloir se lier d'amitié avec sa sœur. Amber, quand bien même elle avait épousé un homme d'un rang supérieur à son origine, restait bien en dessous de celui d'Annabella. Pour le reste, leur amitié n'avait rien de surprenant, elles étaient assez semblables l'une à l'autre. Elles aimaient toutes les deux flâner dans les magasins et vider la bourse des hommes dont elles dépendaient, se moquer de toutes les personnes qui ne les admiraient pas et surtout se faire apprécier de gentilshommes.
Sir Brown avait invité les jeunes époux Faraday et la famille Cooper à se joindre à ses convives pour le dîner. La soirée fut plaisante. Le repas fut l'occasion pour Mrs Cooper et son époux de rappeler le contentement qu'ils éprouvaient à ce que leur fille ait épousé Edward Faraday.
Durant une partie de cartes à laquelle Amber et Annabella avaient naturellement refusé de jouer, Swan entendit une bribe de leur conversation qu'elles entretenaient à l'écart, assises sur deux fauteuils.
— J'espère ne pas être indiscrète si je vous demande pourquoi vous n'êtes toujours pas mariée. Je veux dire, quelqu'un de votre importance et avec votre beauté, ne saurait rester célibataire.
— Vous n'êtes en rien indiscrète, ma chère. Ma réponse risque de vous surprendre, mais mon célibat est un choix. Je préfère garder les hommes loin de moi et me réserver pour un homme qui me méritera véritablement. Ma fortune me permet de vivre sans nécessiter de me lier à un homme, si je venais à me marier, sachez que cela sera par amour.
— Je vois, dit sérieusement Amber. Je n'ose imaginer que vous n'ayez jamais arrêté votre attention sur un certain gentilhomme ! Puis-je connaître son nom ?
— Son nom ? Que diable ! Il n'existe pas pareil homme, je vous prie de me croire, murmura Annabella avec un large sourire non dissimulé.
Le regard insistant de son amie la poussa à en dire plus :
— Je dois vous confesser qu'un gentilhomme en particulier ne me laisse pas indifférente. Il se pourrait même qu'il se trouve dans cette pièce.
— S'agit-il de sir Brown ? questionna Amber, convaincue que le seul choix convenable pour son amie ne pourrait être qu'Andrew.
— J'en ai assez dit, vous ne devez pas me poser toutes ces questions ! répondit amusée la plus jeune des deux filles.
Après quelques parties de cartes, l’on prit place sur les canapés du grand salon. Ils étaient au nombre de trois, finement brodés de fils d'or, dans une étoffe tout droit venue de France, avant que la guerre n'éclatât. Les canapés n'étaient pas les seuls éléments luxueux qui composaient la bâtisse. Le grand salon était très haut de plafond, poutres apparentes, une cheminée massive faite de marbre réchauffait l'atmosphère. Les étagères fixées aux murs soutenaient toutes sortes de statuettes et bustes, de somptueux tableaux étaient suspendus aux murs, ainsi que de foisonnantes et fastueuses fresques et tapisseries ornaient les pièces quand elles n'étaient pas décorées d’une imposante cheminée en marbre ou de dorures. Le reste de la demeure était comparable à la pièce où se trouvaient les convives. Swan fut piquée de jalousie lorsqu'il lui fut donné de visiter la bibliothèque de sir Brown. Un seul homme pouvait-il lire tous ces ouvrages le temps d'une vie ? Sir Brown affirma que cela était impossible, que bien qu'il fût fervent lecteur et qu'il en eût lu un bon nombre, il était loin de les avoir tous parcourus. Il lui proposa de venir quand il lui plairait pour lui emprunter quelques livres. Elle fut touchée par cette attention. Une pareille initiative n'était pas surprenante ni compte tenu de l'affection qu'il éprouvait toujours pour Swan ni de la nature affable du baronnet, mais elle ne manqua pas d'impressionner notre héroïne.
La soirée continua jusqu'à tard dans la nuit. Alors que l'aube commençait à poindre, les Faraday ainsi que les Cooper prirent congé. Tous allèrent se coucher. Tous, à l'exception de Swan qui s'installa à son bureau pour écrire. La bougie qui était sur son bureau avait complètement coulé, si bien qu'il n'était plus possible de l'allumer. L'impériosité d'écrire l'empêcha d'aller en chercher une nouvelle et elle dut faire forcer sa vue pour que ses phrases ne se chevauchâssent pas sur le papier. Les idées inondaient son esprit. Après environ deux heures de travail, elle s'assit au bord de la fenêtre de sa chambre pour contempler la brume se dissiper. Il s'agissait d'un spectacle qu'elle aimait beaucoup regarder. Elle tomba finalement de fatigue, toujours recroquevillée sur le rebord de la fenêtre.
Après cette courte nuit, Swan ressentit l'envie de s'entretenir avec sa meilleure amie. Elle rendit visite à Miss Harper qui lui proposa, comme à leur habitude, d'aller se promener. Elles optèrent pour un chemin très prisé pour la marche plutôt que pour les bois. Il se trouva que Mr Lloyd et deux autres jeunes hommes — dont Mr Kensington — avaient eu la même idée que Swan et Jane. Sir Brown était absent. Il n'avait pas voulu se joindre à ses compagnons, afin de ne pas laisser Annabella seule. En vérité, Andrew n'avait aucune envie de passer du temps en tête à tête avec elle, mais il craignait qu'elle ne profitât de se trouver seule pour mettre sa réputation en péril. Lorsque les jeunes gens se croisèrent sur le chemin, Swan adressa un signe de la main et un sourire à Mr Lloyd.
— Messieurs, je vous présente ma chère amie, Miss Harper. Vous l'avez certainement aperçue au bal de sir Brown.
Mr Lloyd la reconnut et la salua chaleureusement, les deux autres se contentèrent de lui adresser un signe de tête tout juste courtois.
— Voulez-vous faire le chemin du retour en notre compagnie, mesdemoiselles ? suggéra Mr Lloyd.
Swan accepta après avoir consulté du regard son amie qui hocha vivement la tête avec de grands yeux ronds pour signifier son accord. Mr Lloyd proposa son bras à Jane, ayant constaté le peu de respect que ses amis avaient pour elle. Cette décision était pleine de bon sens et avait épargné une humiliation à Jane, car il était évident qu'ils auraient refusé sans scrupule de s'exposer avec une personne de son rang. Mr Kensington proposa son bras à Swan, fort contrit, les lèvres pincées.
— Le temps est clément aujourd'hui, peina-t-il à faire sortir d'entre ses dents après quinze bonnes minutes de silence.
— Ne vous sentez aucunement obligé de me faire la conversation. Je crois qu'il est préférable, pour chacun de nous deux, de nous en tenir à penser en silence plutôt que de nous contraindre à une conversation. Si vous ne m'appréciez pas et ne manquez pas de le faire remarquer, sachez qu'il en est de même pour moi. Nous pouvons au moins nous targuer d'avoir un point commun : une absence totale de respect à l'endroit de l'autre. Maintenant, il me semble que nous pouvons profiter du chant des oiseaux et du craquement des branches sous nos pas, sans avoir à nous départir du moindre mot de politesse.
Swan tourna la tête sur l'instant, faisant mine d'observer les arbres qui bordaient le chemin, pour dissuader Mr Kensington de lui répondre. Sa seule réponse fut un grattement de gorge qui exprimait sa surprise d'entendre une femme s'exprimer avec tant de liberté et, à la fois, du soulagement.
Devant eux, Jane et Mr Lloyd étaient en grande conversation, appréciant la compagnie l'un de l'autre. Mr Lloyd n'avait aucun sentiment de supériorité envers Jane, et cette dernière était éblouie par la prestance de son compagnon de marche. Après quelques mètres, Swan se détacha du bras du désagréable Mr Kensington et ralentit pour que le groupe la devançât de quelques pas. Elle prit le temps d'observer, la tête en direction du ciel, les pâles rayons du soleil d'hiver caresser les branches nues des arbres et finir leur course sur son visage. Elle fermait parfois les yeux, le temps de quelques secondes, pour mieux profiter de l'instant et faire abstraction de la présence de ce monsieur qui lui déplaisait tant.
Lorsque la marche fut terminée, Mr Lloyd ne manqua pas d'informer sir Brown qu'ils avaient rencontré Miss Harper et Miss Cooper. Ils rirent ensemble de l'inimitié qu'elle avait manifestée à l’encontre de Mr Kensington, car Mr Lloyd avait été témoin de la réponse expéditive qu'elle lui avait donné.
Sir Brown avait remarqué depuis le début l'attirance que Mr Lloyd paraissait éprouver pour Swan. En réalité, il n'en était rien. La seule attirance que le gentilhomme ressentait était purement amicale, mais cela sir Brown l'ignorait tout à fait. Pire encore, il était convaincu que Miss Cooper n'était pas insensible aux charmes de son ami. Il craignait qu'une demande en mariage fût faite dans les semaines à venir. Certes, les deux étaient d'un rang bien différent, mais si cela n'était pas un obstacle pour sir Brown, il aurait pu en être tout autant pour Mr Lloyd. Sir Brown rêvait de pouvoir devancer son ami en demandant la main de Swan sur-le-champ, mais il savait que sa chère et tendre ne partageait pas son affection. Qui plus est, Swan n'était nullement prompte à se laisser entraîner au mariage sans être éperdument amoureuse. Et sur ce point, sir Brown ne pouvait rien changer. Il tentait de se rassurer, chaque fois que Mr Lloyd évoquait Miss Cooper, en se rappelant que son ami ne lui avait pas encore demandé sa bénédiction pour contracter une telle union ; non pas que Mr Lloyd eût été tenu de le lui demander, mais leur amitié était si forte qu'il était impensable qu'il prît pareille décision sans concerter son meilleur ami.
Quand le sujet fut clos, sir Brown confia ses inquiétudes à son ami :
— Comme vous le savez, je suis resté avec Annabella cet après-midi pour garder un œil sur elle et ses occupations.
— Oui, je le sais. Et il est déplorable que son propre frère ne soit pas à même de la surveiller, puisqu'elle n'est pas capable de se tenir comme le devrait une fille de son rang et de son âge.
— Figurez-vous que j'ai failli dans ma mission. Je n'avais guère envie de parler jupon toute la demi-journée. Aussi, lui proposai-je d'aller chercher un livre dans la bibliothèque pour lui en faire la lecture. Elle en a alors profité pour me fausser compagnie sans crier gare et aller je ne sais où avec je ne sais qui.
— Ne vous torturez pas plus, vous n'êtes pas son frère. Vous avez fait tout ce que vous avez pu. Vous ne pouviez décemment pas la tenir captive comme dans les Mystères d'Udolphe, railla-t-il.
— Il s'agit tout de même de la réputation de notre ami, qui sera salie si sa sœur a eu un comportement inconvenant.
Mr Lloyd eut vite rassuré son interlocuteur, lui rappelant que la réputation de ce cher Mr Kensington avait déjà été bafouée par quelques écarts de sa part ; car si Mr Kensington ne respectait pas les femmes, il ne se privait jamais de leur compagnie. Nul doute que la réputation d'un homme ne souffrirait pas longtemps de la conduite d'une sœur, en revanche, si les soupçons de sir Brown étaient avérés, la réputation d'Annabella serait à jamais perdue.
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