Chapitre 30
Après le départ d'Annabella, ce fut au tour de Mr Lloyd de retourner à Londres. Par ailleurs, sir Brown n'avait plus l'utilité de louer la lodge des Cooper, d'autant qu'il avait fait la promesse à Swan de ne plus s'imposer à sa vue. Il rendit donc les clés à Mr Cooper après un délai qu'ils avaient convenus.
Noël approchait et, alors que Mr Cooper se rendait chez sir Brown pour l'inviter à passer les fêtes avec eux, il fut brutalement renversé par un cheval en traversant distraitement une route à pied. Il fut piétiné par l'animal en un instant. C'était la fin de Mr Cooper, il s'était éteint sans avoir eu le temps de souffrir.
Sa veuve fut inconsolable, elle pleura toutes les larmes de son corps. Elle venait de perdre son fidèle compagnon, celui qu'elle avait toujours respecté et qui l'avait toujours respectée en retour. Son désarroi fut encore plus grand lorsqu'il fut temps de régler les affaires du défunt et qu'elle trouva le livre de comptes qu'il rangeait dans le tiroir central de son bureau. L'état des finances de la famille était déplorable. Et bien que Mrs Cooper n'eût jamais vraiment entendu quelque chose aux chiffres, elle avait tout de suite saisi la gravité de la situation, sans en mesurer toutefois tous les tenants et aboutissants. Elle confia, sous le choc, le livre à Swan qui, elle, prit toute la mesure de leur perte. Elle constata qu'elle n'avait plus de dot, que la maison risquait de devoir être vendue et que tout l'actif avait récemment disparu. Swan fit vite la lumière sur la raison de la disparition des sommes : elle avait surpris son père consentir des prêts à Edward, qu'il n'avait jamais pris la peine de rembourser. Mrs Cooper avait tenté de se rassurer en rappelant à sa fille que sa position de veuve lui permettait d’hériter d’une fraction des biens de son défunt époux : le douaire. Mais cette rassurante perspective fut vite éclipsée quand Swan lui fit remarquer que le bien qui en ressortirait serait tout à fait négligeable.
Mrs Cooper, saisie par l'émotion, dut garder le lit plusieurs jours, ce qui obligea Swan à régler toutes les affaires imminentes. Elle dut, notamment, écrire une lettre à son frère Harry pour l'informer du décès de leur père et requérir qu'il soit présent à la cérémonie. Elle lui demanda aussi de leur faire connaître la date de son arrivée et l'informa que sa présence était vivement escomptée, compte tenu de l'état de santé de leur mère.
Aucune réponse de la part d'Harry ne parvint à Swan. Pourtant, il se présenta à l'église le jour même de l'enterrement. Swan se rendit, elle aussi, à la cérémonie, bien qu'elle se refusât à verser la moindre larme pour le père qui avait tant compromis leur situation. Elle dut soutenir sa mère, dont les jambes manquaient de vigueur, lorsqu'elles ouvrirent la marche en entrant dans l'église. Contrairement aux convenances, Harry ferma la marche. Swan constata bien vite qu'il parvenait difficilement à se tenir debout, il était indubitablement ivre. Non pas qu'il eût besoin de noyer son chagrin dans l'alcool, mais il s'agissait simplement d'une habitude dont il n'avait pas même pris la peine de se départir pour les funérailles de son père.
Sir Brown était présent à la cérémonie, il avait dû se résoudre à rompre la promesse qu'il avait faite à Swan, il n’aurait pu se défaire de l’obligation de rendre hommage à Mr Cooper qui avait été très aimable avec lui. Il présenta ses condoléances à Mrs Cooper et à Amber, mais jamais il ne s'adressa à Swan. Il l'observa, de loin, depuis le perron de l'église. Quand le regard de Swan accrocha le sien, il baissa doucement la tête pour la saluer puis, plongea son regard dans ses yeux pour signifier son soutien. Il n'osa pas se risquer à lui parler, bien que son expérience eût été salvatrice car il avait perdu non pas un, mais deux pères.
Après avoir reçu les hommages de tous leurs proches, Mrs Cooper s'inquiéta de ne plus voir Harry.
— Mais où est-il donc passé ? demanda-t-elle à Swan.
— Il est certainement occupé à boire le peu d'héritage qui lui revient.
Swan quitta sa mère un instant en apercevant Edward. Elle demanda à lui parler en tête à tête et ne prit aucun détour pour réclamer de lui qu'il remboursât sa créance dans les plus brefs délais. Il se confondit en excuses, expliqua qu'il n'avait pas les moyens de rembourser sa dette, il jura qu'il mettrait tout en œuvre pour rendre ce qu'il devait au plus vite.
— Épargnez-vous les politesses d'usage, mon frère. Vous nous avez prouvé que votre parole n'avait que peu de valeur, contentez-vous donc de nous rendre les sommes que vous nous devez.
— Soit, répondit-il avec un sourire mielleux. Il fouilla au fond de la poche de son pantalon et en tira une bourse. Il en fit tomber cinq livres et les tendit à Swan. Voilà, ma sœur, nous sommes quittes.
Swan fronça les sourcils de stupéfaction.
— Je ne me souviens pas n'avoir jamais signé de reconnaissance de dette au bénéfice de votre défunt père. Vous feriez mieux de me remercier pour la bonté dont je fais preuve avec vous.
— Je ne m'attendais pas à moins de malhonnêteté de votre part.
À ces mots, elle quitta Edward.
Sir Brown s'était inquiété de savoir ce qu'il adviendrait de Miss Cooper. On l'informa que la famille comptait un fils aîné. Rassuré d'apprendre que l'héritier s'était présenté, Andrew se sentit déchargé de ses inquiétudes à l'égard de l'avenir de Swan. Il posa une dernière fois son regard sur celle qu'il avait tant admirée, et partit sans se retourner.
Harry se présenta au domicile de la famille Cooper en début de soirée, il avait disparu depuis le matin jusqu'à la tombée de la nuit. Il était débraillé, la démarche peu assurée, il s'appuyait contre les murs pour tenir debout. Il ne salua personne et s'effondra dans le salon d'où les deux femmes pouvaient l'entendre ronfler. Il fut assoupi deux bonnes heures, après quoi il déclara qu'il les laisserait demeurer dans la maison aussi longtemps qu'elles en auraient besoin pour trouver un endroit où se loger. Mrs Cooper fut bouleversée par une annonce sans détour ni introduction.
— Votre père vient tout juste d'être enterré… sa succession n'a pas encore été ouverte, cette maison nous appartient encore et vous projetez déjà de nous mettre à la rue ? dit-elle avec beaucoup de peine dans la voix.
Harry se contenta de répondre par un revers de la main tout en lui tournant le dos. Il se dirigea ensuite vers la cuisine pour fouiller tous les placards, à la recherche d'une bouteille d'alcool.
La nuit fut longue, tant pour Mrs Cooper que pour sa fille aînée. Les deux furent frappées d'insomnie tant leurs inquiétudes étaient grandes. La loi leur permettait de rester dans la demeure quarante jours après le décès du défunt. Où allaient-elles loger ? Ne connaissaient-elles personne qui pourrait les aider ? Leurs tourments les avaient amenées à se rencontrer dans le couloir menant aux chambres. Elles parlèrent longuement des solutions qu'il leur était possible d'envisager, en vain. Un bruit laissant entendre qu’Harry s'était réveillé les motivait à poursuivre leur conversation dans la chambre de Swan.
— Sir Brown, commença Mrs Cooper, a toujours fait preuve d'une extrême bonté vis-à-vis de notre famille. Il est aussi très riche. Il acceptera sûrement de nous aider à trouver un logement très abordable, voire à nous proposer sa protection.
— Je crois que si sir Brown en avait eu le désir, il l'aurait déjà fait savoir. Il n'est pas sans savoir la situation dans laquelle nous sommes plongées. Je sais à quel point vous souffrez de la perte de papa et je ne voudrais pas vous voir ajouter à votre peine la charge de vous voir refuser votre demande d'aide par votre ami. Nous trouverons un autre moyen d'assurer notre subsistance.
— Quel moyen ?
— Je l'ignore, pour l'instant. Nous trouverons un moyen. Peut-être trouverai-je un riche mari sous peu, ironisa Swan.
— Si notre espoir d'un avenir meilleur ne repose que sur vos chances matrimoniales, alors nous sommes perdues ! soupira sa mère.
Les jours suivants furent tous plus semblables les uns aux autres : Swan et Mrs Cooper cherchaient tant bien que mal un toit que l'on voudrait bien leur louer pour une somme modique et Harry disparaissait le jour et réapparaissait au beau milieu de la nuit dans un état pitoyable.
Lorsque la succession de Mr Cooper fut ouverte, et que le notaire eut attesté qu'aucun testament n'avait été adopté par le défunt de son vivant, ne faisant pas obstacle à ce que la primogéniture masculine s'opère, Harry devint officiellement le propriétaire des biens familiaux. Swan tenta de nombreuses fois d'obtenir de son frère qu'il s'engageât à leur verser une rente pour assurer leur survie. Il refusa, arguant que le capital qui restait était réduit à peau de chagrin. Sur ce point, l'on ne pouvait pas reprocher à Harry de faire preuve de mauvaise foi. Un effort de sa part aurait toutefois été possible, s'il n'avait pas compté dilapider le tout dans l'alcool. Swan essaya de convaincre son frère en lui expliquant qu'elle avait perdu sa dot et par là, tout espoir de se marier et de trouver des conditions de vie plus favorables. Elle lui expliqua que cela résultait des mauvais choix de leur père, qu'il avait prêté tout ce qu'il leur restait à Edward.
— Prêté ? ricana Harry. Le bougre ! Je l'ai vu pas plus tard qu'hier au bar. Il a perdu pas moins de cinquante livres en paris. Si tu veux mon avis, tu n'es pas près de revoir les deniers que vous lui avez prêtés.
— Tu ne veux donc rien faire ? Je suis certaine que s'il se voyait demander le paiement de sa créance par un homme il accepterait sur-le-champ !
— Et pourquoi ferais-je cela ? bredouilla-t-il en allumant un cigare. Ces cinquante livres qu'il a perdues hier soir, c'était contre moi. Il en a fait autant la nuit d'avant et ainsi de suite. Il se plume plus facilement qu'un pigeon… je ne vais tout de même pas me le mettre à dos.
Swan partit fâchée par le mépris égoïste de son frère de la gravité de sa situation. Il avait préféré un compagnon de jeu à ses propres mère et sœur.
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