Chapitre 35
Lady Evans ne paraissait jamais à la demeure et cette absence avait fini par intriguer Swan. Elle avait décidé d'interroger Betsy pour en apprendre plus. Celle-ci expliqua que Lady Evans avait quitté la demeure familiale au lendemain de la naissance de leur fille. Depuis, on ne l'avait jamais revue. Elle expliqua qu'elle ignorait les causes de ce départ et qu'elle se refusait à émettre des hypothèses à ce sujet, et même de parler de leur maître, car si cela se savait elle pourrait perdre sa place. Tout ce qu’elle put tirer de cet interrogatoire fut que Lady Evans était très fortunée et puissante, que son époux tenait son statut social de celle-ci et que si leur arrangement lui permettait de vivre librement, il se verrait réprimandé s’il venait à couvrir son épouse de honte. Swan aurait aimé avoir plus de détail mais Betsy était décidée à ne pas lui dire un mot de plus sur le sujet. Il n'était pas envisageable de questionner l'intendante qui jalousait la place qu'elle occupait ou Mary qui entretenait une relation avec le maître. Elle les avait surpris dans le jardin, durant sa promenade quotidienne. La supercherie n'était pas difficile à découvrir puisqu'ils prenaient à peine le soin de se cacher, si bien qu'aucun employé de la maison, à l'exception de Swan, n'ignorait la situation. Avec le temps, le ventre de Mary s'était arrondi et personne ne pouvait douter de l'identité du père. Pas même sir Evans, qui mit sur-le-champ sa domestique à la porte en découvrant son état.
« Voilà que Mary finit comme les autres gouvernantes », avait déploré Betsy.
Après un peu plus d'un mois de travail, sir Evans exigea de Swan qu'elle logeât chez lui. Il expliqua que la situation ne lui convenait pas, que l'éducation de ses enfants requérait qu'elle fût à domicile. Bien entendu, ces exigences n'avaient rien à voir avec les intérêts de sa progéniture. Son dessein était d'asservir autant que possible sa jeune employée. Il savait pertinemment que le meilleur moyen d'y parvenir était de la couper de son entourage, en l’occurrence de Mrs Cooper. Lorsqu'elle refusa une première fois, elle se vit brandir la menace de la renvoyer séance tenante. De sorte que Swan n'eut pas d'autre choix que de rester le soir et d'accepter qu'il envoyât des domestiques chercher ses affaires. Il aurait pu lui permettre de dire au revoir à sa mère, mais les fins stratèges le savent : la cruauté n'attend pas. Sir Evans se savait supérieur à Swan sur bien des plans, tant en condition sociale qu’en matière d’âge et il n’avait aucun scrupule à user de ce privilège.
On installa Swan dans une chambre spartiate avec un lit pour seul meuble. Le sommeil se faisait difficile à trouver. Elle se sentait emprisonnée : elle détestait cette place de gouvernante, elle exécrait son maître et, comme si cela ne suffisait pas, elle devait maintenant passer ces nuits dans cette morne maison. Sir Evans exigea ensuite d'elle qu'elle donnât des leçons plus longues à ses enfants, elle devait ensuite prendre le temps de jouer avec eux, peu importait leur occupation, tant que leur père n'avait pas à les voir.
Puis, à la fin de chaque journée, il exigeait désormais que Swan lui exposât précisément les progrès de ses enfants, seul à seul. Il ne désirait, dorénavant, plus à avoir à juger de lui-même de la qualité des leçons de la préceptrice. Sir Evans faisait en sorte d'être plus clair sur ses intentions de jour en jour. Ses visées n'étaient pas étrangères à Swan qui feignait de ne rien soupçonner. Un jour, lors de leur entretien quotidien, il lui avait demandé de s'installer sur ses genoux, pour pouvoir mieux l'entendre d'où il était. Ce à quoi elle avait répondu qu'elle forcerait sur sa voix s'il était atteint d'une surdité passagère afin qu'il puisse l'entendre. Une autre fois, il avait frappé à sa porte de chambre au beau milieu de la nuit, alors que tout le personnel dormait. Alors que Swan était assoupie, il était entré silencieusement dans sa chambre, prenant garde de ne pas la réveiller. Il saisit délicatement les draps pour se glisser dans la couche de la pauvre Swan inconsciente. La lourde respiration de l’incube tira la jeune femme du sommeil, d’abord intriguée par ce que son esprit n’avait pas encore identifié, puis horrifié de découvrir une présence étrangère sous ses draps. Elle bondit du lit en poussant un cri d’effroi, ne sachant si elle rêvait ou non. La stupeur qui s’empara d’elle ne perturba pas son diabolique maître qui parla sur le ton le plus serein du monde :
— Miss Cooper, vous ai-je déjà dit que j'étais allé en France dans ma jeunesse ? J'y avais appris une charmante chanson populaire. Voulez-vous que je vous la chante ? Voilà les paroles :
Au clair de la lune
Mon ami Pierrot,
Prête-moi ta plume
Pour écrire un mot.
Je crois ensuite, dit-il en arrêtant de chanter, qu'elle continuait ainsi :
Au clair de la lune,
Pierrot répondit :
« Je n'ai pas de plume,
Je suis dans mon lit ».
Va chez la voisine
Je crois qu'elle y est
Car dans la cuisine
On bat le briquet.
— Monsieur, s’il vous plaît ! s'écria Swan, je crains que vous n'ayez pas pleinement saisi la signification de ces paroles, sinon… jamais vous ne l'auriez chantée, je vous assure !
— Vous vous trompez, j'ai parfaitement entendu les paroles. Me voilà donc chez la voisine, en quête de feu, pour voir si l'on y « bat le briquet ». Il faut tout de même admettre que les Français ont le sens de la formule ! ricana-t-il en saisissant Swan par la taille.
Elle tenta de toutes ses forces de résister à ses assauts. Elle commença par le repousser sans violence, le priant de ne rien faire, de la laisser en paix. Dans la pénombre de la petite chambre de Swan, à peine éclairée par la timide lueur d'une chandelle, sir Evans se transforma en monstre : une créature sans limite, sans émotion et sans pitié. Son seul dessein était d'assouvir ses désirs les plus malsains, les plus cruels, les plus odieux, les plus criminels et les plus inhumains. Quand ses mains furent trop entreprenantes, elle lui cria tout le dégoût que lui inspirait sa personne. Sir Evans, qui avait d'abord été amusé par les refus de la jeune gouvernante, s'était finalement lassé de ce qu'il croyait être un jeu et tenta de la faire ployer devant sa volonté. Si elle se refusait à lui, il la prendrait de force. Il serra ses mains autour de son cou avec toute la violence qui enflammait ses yeux bestiaux, jusqu'à sentir les genoux de sa proie lâcher. Il leva la main sur elle, lui portant un coup d'une fulgurance inouïe. Quand elle fut à terre, il lui donna un violent coup de pied dans l'estomac et expectora sur son corps gisant au sol.
« Dois-je vous rappeler que je suis seul maître en ma demeure ? »
Le traitement que sir Evans lui avait fait subir était ignoble, mais elle n'avait guère d'autre choix. Si elle avait claqué la porte, elle serait partie sans recommandation, certainement sans gage et sans avenir. Si cette décision n'avait engagé qu'elle, si la vie de sa mère ne dépendait pas d'elle, elle aurait fait ses malles sans attendre. Pourtant, sa mère comptait sur elle. Elle ne pouvait plus vivre inconséquemment comme elle l'avait fait autrefois.
Le mois suivant, Swan n'eut pas à supporter la présence du maître, car il était parti passer l'hiver à Bath pour y retrouver la bonne société. Mais, dès qu'il fut de retour, sa passion violente recommença sans attendre. Dès qu'il croisa Swan, sans se soucier que les domestiques eussent quitté la pièce, il la saisit fermement par le poignet et la repoussa brusquement contre le mur. Il tenta de l'embrasser contre son gré. Elle s'était débattue de toutes ses forces, luttant contre la violence de l'homme bourru et saoul qu'il était, en vain. Il toucha son cou avec sa langue visqueuse et malodorante d'alcool, lorsqu'elle lui mordit l'oreille avec toute la puissance de sa mâchoire qui avait contenu toute la colère accumulée depuis près d'un an. Elle serra aussi fort qu'un chien enragé, si bien que l'oreille céda et que, lorsqu'il se redressa en hurlant de douleur, elle tenait le bout de son trophée entre ses dents. Du sang lui coulait le long de la joue pendant que sir Evans, ou du moins ce qui en restait, se contorsionnait de douleur au sol.
« Sorcière ! Vous êtes un vampire ! Quittez cette maison et ne revenez jamais ! »
Elle quitta la maison sans demander ses gages et retrouva sa mère à qui elle épargna les détails de son renvoi.
Dès le lendemain, ses pensées se focalisèrent sur les choix qu'elle avait été amenée à prendre. Son refus obstiné de se refuser au mariage était-il justifié ? Ne s'était-elle pas fourvoyée dans ses plans ? N'était-ce pas folie que de refuser les différentes propositions qu'elle s'était vue offrir ? Eu égard à la dureté de sa condition, et de celle qu'elle imposait à sa mère, elle était amenée à s'interroger sur les qualités dissimulées — aussi bien dissimulées fussent-elles — de Mr Hardy. Était-il si peu enviable, si peu prompt à être un époux, si peu accordable avec la fureur d'âme et l'impérieux besoin de liberté de Swan ? Il ne faisait pas de doute qu'elle n'aurait jamais été heureuse avec lui, mais cela lui aurait épargné tant de déconvenues et de difficultés.
Quant à sir Brown, elle osait à peine penser au refus qu'elle lui avait opposé. Il avait toujours été si délicat envers elle, il n'avait jamais été rebuté par sa franchise, sa liberté de parole ni l'importance de son instruction. Au contraire, il avait su admirer et encourager ces traits de sa personnalité qui avaient toujours été des défauts, ou des causes de railleries aux yeux des autres. En outre, sa personnalité vive et versée dans la taquinerie, à la réflexion, aurait permis un bonheur conjugal certain : cela aurait beaucoup égayé les longues années qu'ils auraient pu vivre aux côtés l'un de l'autre. Sa fortune ne faisait qu'ajouter aux nombreuses qualités qu'elle lui trouvait désormais. L'évocation de ses douze mille livres de rentes annuelles n'avait jamais suffi à émouvoir Swan, mais à présent qu'elle avait connu la privation poussée à son paroxysme, la faim dévorante, la désolation et l'humiliation, elle rêvait humblement à la facilité de la vie que de tels revenus lui auraient offerts.
Que sa mère l’aurait trouvée sotte ! Heureusement, elle avait eu la serviable idée de taire la vérité à Mrs Cooper. Elle regrettait maintenant son refus. À quoi bon craindre la perte de liberté par le mariage quand le célibat vous promet une vie de servitude ? Les vers de Wordsworth qu'avait récités sir Brown sur l’étang avaient désormais un écho particulier, terrible, déchirant, insupportable. « Avec le souvenir de ce qui fut un jour et qui ne peut plus jamais être » se répétait-elle. Elle le savait, elle avait gâché à jamais sa seule chance d'être heureuse.
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