Chapitre 1
Si j’étais dans un film, il pleuvrait.
Le ciel aurait la couleur sombre et délavée de mes pensées de cendres. La pluie fine se mêlerait à de la neige fondue, tout comme le passé et le présent que mon esprit confus ne parvient plus à discerner. Les nuages, enfin, cacheraient le soleil, puisque leur éternelle mission est de l’empêcher de briller.
Le ciel serait un miroir de mon être, en somme.
Mais je ne suis pas dans un film.
Tout cela est la vraie vie. Et parfois, on croirait que le seul but de la vie est de nous faire chier.
Ainsi, quand j’ouvre la porte de la maison, encore obnubilée par le coup de fil de Bastien, je constate que le soleil brille.
Oui, il brille, ce salopard.
Aucun nuage dans le ciel. Pas de neige fondue ni de pluie battante. Non, le soleil brille de tous ses rayons, de toutes ses forces, comme si c’était la dernière fois qu’il pouvait le faire. Son éclatante beauté et sa vive lumière m’éblouissent, tout comme sa chaleur pénètre dans mon corps, dans mon cœur. Et cette chaleur insupportable, ce temps radieux qui semble me narguer font paraître mes blessures encore plus douloureuses. Rien n’a changé, en effet. Même si toute ma vie et celle de mes proches se sont effondrées il y a une semaine, celle des autres, de tous ces inconnus joyeux et insouciants, n’interrompt pas son cours. Les gens rient, le soleil brille. Alors que ma tête est en plein tremblement de terre, que mon cœur est en proie à un véritable tsunami émotionnel, le reste continue de vivre.
C’est peut-être ça qui me fait le plus mal.
J’ai envie de le frapper, ce soleil. J’ai envie de le prendre dans mes mains pour le jeter par terre, puis de le regarder se débattre sur l’asphalte.
Mais je ne peux pas. Je ne peux pas déployer mes ailes tel Icare pour venir voler aux côtés de l’astre, me mesurant à sa puissance majestueuse. Comme tout mortel, je suis condamnée à rester sur terre et me débattre dans les flammes dans la vie.
J’accélère mon pas. L’hôpital ne se trouve pas si loin de chez moi, mais la distance qui m’en sépare me paraît être une éternité. Comme si le temps se dilatait.
Quelle heure est-il, au fait ? Je sors mon portable. 13 h 03. Tout à coup, la phrase prononcée par Bastien au téléphone me revient en mémoire : « Dans une heure, tout est fini ».
Une heure. Une heure. Soixante minutes. Soixante putains de minutes avant que ma deuxième vie ne commence.
Je branche mes écouteurs à mon portable et fais défiler toutes les chansons enregistrées sur ma playlist. J’aime écouter de la musique quand tout va mal.
Ça me fait du bien. Ça m’aide à penser. J’ai parfois l’impression que mes problèmes me paraissent plus supportables avec une bande-son par dessus. Comme si la musique désamorçait la vie.
Distanciation.
C’est donc avec du Radiohead dans les oreilles que je franchis les portes automatiques de l’hôpital.
Aussitôt, un parfum écœurant parvient à mes narines. Iode. Produit désinfectant. Sang, larmes et sueur. Le cocktail du deuil. Si l’enfer existe, il doit avoir cette odeur.
Je ne suis allée à l’hôpital que deux fois dans ma vie, sans compter la clinique où je suis née. La première, c’était lors de mon opération de l’appendicite, le jour de mes six ans. Le plus beau cadeau d’anniversaire de ma vie.
Et la deuxième fois, c’était à mes douze ans. Allergie au chien de la voisine.
Jusqu’à maintenant, je pensais que le patient sur la table d’opération était le pire rôle qu’on puisse jouer dans un endroit pareil. C’est faux. Il y a pire que de rester, passif, sur la table d’opération : rester, passif, dans la salle d’attente.
Du pouce, j’interromps la chanson, puis débranche mes écouteurs et range mon portable dans ma poche. Aussitôt, le silence m’assourdit et m’effraie presque.
A droite des portes automatiques se trouve un large comptoir. Une femme en blouse blanche aux lunettes à monture d’écailles y est assise.
-Puis-je vous renseigner, Mademoiselle, s’enquiert-elle d’un ton poli en m’apercevant soudain.
Dans sa bouche, cette question paraît fausse et presque mécanique. Son débit de parole, rapide, donne l’impression qu’elle se hâte de parler, de cracher cette phrase que ses supérieurs lui ont sûrement fait répéter une centaine de fois. Etre polie et souriante, voilà certainement l’une des choses les plus importantes qu’on lui a apprises. Comme si la vie dépendait de ça. De quelques mots lancés en l’air et oubliés par la suite.
L’ignorant complètement et lui accordant à peine un regard, je me dirige d’un pas feutré vers l’ascenseur. Pas la peine de me renseigner, je connais le chemin par cœur : étage numéro 2. Soins intensifs. Aller tout droit. Tourner à gauche. Puis encore à droite.
Chambre 47. Salle des cœurs brisés.
J’ai dû emprunter ce chemin une vingtaine de fois, depuis la semaine dernière.
Mes pas n’ont plus besoin d’être dirigés, maintenant : mon cerveau connaît ce trajet aussi bien que celui que j’emprunte pour rentrer chez moi après une journée de cours au lycée.
Lorsque j’aperçois la porte bleue de la chambre 47, mon cœur se dilate, comme s’il cherchait à se faire tout petit dans ma poitrine. Ma tête est à nouveau submergée par plusieurs dizaines de souvenirs, ou plutôt des morceaux de souvenirs, des parcelles de ma vie qui éclatent comme un feu d’artifice dans le ciel crépusculaire du 14 juillet.
Ces souvenirs arrivent en briques, emmêlés les uns aux autres, comme tout à l’heure dans ma chambre. Ils arrivent vite, trop vite, comme si eux aussi étaient conscients du peu de temps qu’il reste. Tout à coup, je me revois à 14 ans, assise sur une chaise en plastique. La seconde qui suit, j’ai 16 ans, je suis éblouie par le soleil. Puis je reviens à mes 14 ans. 15 ans. 16. Puis encore 15. Je n’en peux plus, tout se mélange, tout est confus comme si c’était déjà fini, et cette confusion des souvenirs et des émotions s’amplifie alors que je me rapproche de la porte, de sa couleur bleue, et que je pose la main sur la poignée…
-Mademoiselle !
Encore ? Je m’arrête devant la porte. Je connais cette voix. Cette voix chaude, protectrice, rassurante. Trop rassurante, même. Comme si elle apportait de terribles nouvelles enveloppées dans du papier cadeau rose bonbon. Oui, je la connais, cette voix caressante associée au malheur.
Et pour cause : c’est elle qui m’a prévenue.
Je me retourne. Un jeune homme brun en blouse blanche se tient derrière moi. C’est le médecin responsable de l’étage des soins intensifs.
Le médecin responsable d’elle.
Je lui ai beaucoup parlé, au cours de la semaine passée. A chaque fois que nous nous croisons, mon cœur se serre. Parce qu’à chaque entrevue avec lui, mon monde s’écroule un peu plus.
Il me donne une poignée de main. Sa paume est aussi chaude que sa voix. Il esquisse un sourire crispé, puis demande d’une voix hésitante, celle qu’on prend pour annoncer une mauvaise nouvelle aux enfants :
-Tu sais, n’est-ce pas ?
J’acquiesce en silence, puis baisse les yeux. Le badge accroché à sa blouse me rappelle son nom, que j’avais déjà oublié : Dr Rezendes. Je demeure silencieuse un long moment. Ma bouche est sèche. Il m’est impossible de penser. Je l’entends soudain murmurer :
-Alexia ?
Instinctivement, je relève la tête. Je tente d’esquisser un sourire poli, mais mes lèvres se contentent d’un simple rictus. Je balbutie :
-Alors, c’est sûr ? Aucun espoir ?
Quelle conne. Evidemment que c’est fini. Sinon, nous ne serions pas là. Sinon, elle serait parmi nous. Sinon, mon cœur ne serait pas en train de se lacérer et de tomber, lambeaux par lambeaux, de ma poitrine déchue.
Le Dr. Rezendes secoue la tête avec un sourire pincé, comme savent si bien le faire les médecins.
-Nous ne pouvons plus rien faire, déplore-t-il. Les lésions sont trop…
Il se met à me balancer des termes médicaux à la gueule, des termes froids, inexpressifs et interminables que j’ai certainement déjà croisés en cours de SVT. Mais maintenant, impossible de me souvenir de l’un d’entre eux. A plusieurs reprises, l’envie me prend de l’interrompre brutalement. Mais je tais en me mordant la lèvre. Et il continue. Tant pis. Si ça l’amuse.
Si ça lui plaît de se cacher derrière ces termes scientifiques, de s’en servir comme bouclier. Se protéger, voilà la seule chose qu’il peut faire.
Il finit par s’interrompre. Un bref silence s’installe, puis il reprend à nouveau la parole :
-Tu peux encore essayer, si tu veux. Mais sache que si tu n’y parviens pas, ce n’est pas de ta faute.
Je hoche la tête. Bien sûr que je vais réessayer. Je ne vais quand même pas rester ici à égrener les secondes. Je veux me battre. Pour elle.
Dans mon élan, je tourne le dos au médecin et m’apprête à nouveau à entrer dans la chambre. Mais il m’attrape le bras pour m’interrompre
-Pas tout de suite. Patiente dans la salle d’attente, tu pourras y aller après. Bastien et Jules sont là aussi, il me semble.
Je hoche la tête. Attendre. Bien sûr. Comme si je n’avais que ça à faire. Mais bon. De toute façon, je ne suis pas la seule dans cette situation. La pire chose à faire serait de paraître égoïste.
Le docteur tend le bras et ouvre la porte devant moi. Je la franchis et me retrouve dans une pièce pas plus grande que ma chambre. Les murs sont d’un bleu délavé, les magazines exposés datent de l’année dernière. A droite de la petite table centrale, entre deux chaises, se trouve une porte verte. Fermée. La porte menant à la chambre 47.
La semaine dernière, j’ai passé plus de temps dans cette salle d’attente que dans mon propre appartement. J’ai feuilleté tous les magazines, même si chaque mot me paraissait étranger. Je ne comptais même plus les minutes où, immobile et perdue dans mes pensées sombres, je restais là à scruter le plafond sans le voir.
Et, à chaque fois que la porte verte s’ouvrait, mon cœur bondissait contre ma cage thoracique comme un lion sur sa proie.
Bastien et Jules sont assis l’un à côté de l’autre. Dès qu’ils m’aperçoivent, leurs visages semblent un peu moins pâles. Bastien adresse un signe de tête au Dr. Rezendes, qui referme la porte derrière moi.
Je m’assieds à côté d’eux. De près, ils semblent encore plus dépités et fatigués. Des cernes sombres strient leurs yeux. Malgré leur état déplorable, ils parviennent à m’adresser un sourire faiblard.
Je devrais peut-être me mettre à pleurer, là, non ? Oui, je devrais éclater en sanglots dans ces deux paires de bras que je connais si bien et ne pas m’arrêter jusqu’à ce que ce soit fini. Si j’étais à nouveau l’héroïne d’un film, c’est ce qui se passerait.
Mais non. Je suis réelle. Et si je suis réelle, ça veut dire que je suis forte.
Et les filles fortes ne pleurent pas.
Elles se battent.
Jules rompt le silence en me demandant d’un ton sarcastique :
-Le docteur Mamour t’a certainement sorti son speech du genre : « Il n’y a rien que nous ne puissions faire » ?
Je ricane.
-Arrête, ce n’est pas le moment de plaisanter. Qu’est-ce que tu veux qu’il dise d’autre dans un moment pareil ?
Jules soupire.
-Je refuse de croire que ça soit fini. Ils peuvent bien essayer quelque chose d’autre, non ?
Je secoue la tête.
-Si tu lui demandais ça, il te répondrait : « Nous avons épuisé, c’est le mot, nous avons épuisé toutes les possibilités. »
Tous deux ont un sourire en coin. Je baisse les yeux vers mes Dog Martens. Les lacets sont défaits.
-Une infirmière m’a dit que nous pouvons essayer une dernière fois, dit Bastien. Tout n’est peut-être pas perdu. Il se peut qu’un souvenir ou des paroles puissent la faire revenir.
Je hoche la tête.
-Rezendes m’a dit pareil. Qu’on pouvait réessayer.
Tout à coup, un doute me submerge. Je rajoute d’une voix peu assurée :
-Tu crois que c’est possible ? Tu crois qu’on peut réussir là où la médecine a échoué ?
Bastien hausse les épaules :
-En tous cas, c’est ce qu’il se passe dans les films.
Je hausse les yeux au ciel.
Soudain, la porte verte s’ouvre en claquant. Victor et Sabine en sortent. Il a les yeux dans le vague, elle fixe le sol en marchant. Les cheveux de l’un sont emmêlés et ébouriffés, ceux de l’autre remontés en une queue-de-cheval grise et terne. C’est Sabine qui nous aperçoit en premier. Lorsqu’elle pose sa main sur mon épaule en murmurant des mots inaudibles, je sens son parfum. Celui dont toute la maison était empeignée. Même sa chambre.
C’est Bastien qui ose poser la question :
-Est-ce qu’on… Peut y aller ?
Sabine consulte son mari du regard.
-Bien sûr, répond-il.
Nous le remercions d’un signe de tête. Je me lève doucement, comme au ralenti, et suis Bastien et Jules en direction de la porte verte. La main de Bastien tremble en tournant la poignée. Mon rythme cardiaque s’accélère. Comme à chaque fois. Même si je sais très bien ce qui m’attend à l’intérieur.
Nous entrons. Chambre blanche. Et froide.
Le bruit incessant et insupportable des appareils rebondit contre les murs tel un boomerang. Il me transperce le tympan, résonne dans mon corps et fait vibrer mon cœur d’une douleur aiguë.
Et elle est là.
Sur le lit. Chemise de nuit blanche. Bras le long du corps. Et pieds nus.
-Décidément, tes Converse doivent te manquer, Maëlle, remarque Jules d’un ton ironique.
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