Flash Back #4
Les arbres décharnés nous regardaient de haut tandis que nous marchions au milieu de la cour déserte. Mes pieds se frayaient un chemin dans les cailloux de la cour dépourvue d’herbe et dont l’étendue blanche me fixait de son regard triste et nu.
Le paysage terne de l’hiver, encore.
Les bâtiments du lycée nous entourant de ses bras froids et protecteurs, encore.
Les voitures. Des initiales gravées par d’autres lycéens qui se détachaient des troncs d’arbre comme une cicatrice au milieu d’un bras blanc lourd de tourments.
Et nous quatre, assis sur un banc.
Notre quotidien. Notre univers. Toutes ces petites choses reliées à nos cœurs par un fil invisible mais solide. Les points de repère auxquels nous nous accrochions.
Avant.
Nous étions silencieux, blottis les uns contre les autres sur ce banc trop petit comme pour nous protéger du froid. Bastien, Jules et moi jetions des regards pressants à Maëlle. Pourquoi nous avaient-elles emmenés ici, dans la cour déserte du lycée, pendant notre heure de permanence ? Elle s’était levée d’un bond au milieu du CDI, ses muscles obéissant soudainement à la pression de ses pensées. Nous l’avons suivie dehors, sans un mot, ignorant les regards qui nous percutaient de plein fouet.
Peut-être qu’elle voulait simplement prendre l’air.
Ou peut-être que quelque chose n’allait pas.
Aucun de nous trois n’osa briser le silence. Nous attendions que Maëlle parle. De toute façon, que pouvions-nous faire d’autre ?
Alors que je contemplais le ciel obscurci par des nuages cotonneux, Maëlle sortit enfin de son silence :
-Je suis un singe savant.
Je la regardai, perplexe, hésitant entre presser son épaule d’une main compatissante ou éclater de rire. Maëlle, un singe savant ? Qui lui avait mis ça dans la tête ? Non, c’est sûrement une blague. Elle veut nous faire rire, voilà tout. Mais mon amie semblait parfaitement sérieuse.
-Voilà ce que je suis, oui. Un putain de singe savant, répéta-t-elle d’un ton cassant.
-Et bien, je croyais que tu avais une meilleure image de toi-même, ironisa Jules.
Son sourire goguenard disparut aussitôt lorsque le regard noir de Maëlle croisa le sien. Ce n’était vraiment pas une blague, alors. Je la regardai, incrédule, avant de lui demander avec hargne :
-Un singe savant ? Maëlle, qu’est-ce que tu racontes ? T’es pas un animal, tu m’entends ? Maëlle ?
Je tentai de capter son regard, en vain. Après plusieurs secondes interminables, elle finit par tourner la tête vers moi.
-Ma mère, murmura-t-elle en plantant ses yeux bleus dans les miens comme pour y imprimer ces deux mots.
-Ta mère ? Mais ta mère n’a jamais sorti une connerie pareille, fit Bastien.
-Ce n’est pas parce qu’elle ne le dit pas qu’elle ne le pense pas, décréta Maëlle d’un ton ferme.
Je me levai brusquement.
-Arrête ça, s’il te plaît. Ta mère t’aime ! Elle ferait tout pour toi, et tu le sais. Elle est enjouée, compréhensive, intelligente, tu devrais t’estimer heureuse de l’avoir. Pourquoi elle te prendrait pour un animal ? Tu peux me le dire, ça, hein ?
J’ai parlé beaucoup plus fort que je ne le pensais. Quelques élèves assis devant le portail du lycée se retournèrent vers moi.
Avant que j’aie eu le temps d’ajouter autre chose, Maëlle se leva brusquement pour être à ma hauteur.
-« Répète ton texte devant moi, Maëlle ».
Je la regardai sans comprendre. Elle me scruta un instant, jeta en regard en biais à Jules et Bastien, puis reprit :
-« Répète-moi ce que tu as dit à ta prof. Récite-moi cette tirade que tu as apprise. Chante. Danse. Montre-moi ce que tu sais faire. Allez ma fille, parle, crie, gueule, encore, oui c’est bien, allez, le monde entier te regarde ! »
Le ton de sa voix monta crescendo tout au long de cette série incompréhensible de verbes à l’impératif. Elle s’arrêta un instant, le bruit faible des sanglots refoulés se faisant entendre au fond de ses entrailles, puis reprit plus calmement :
-Voilà ce qu’elle me dit. Tout le temps. Tous les jours. Je ne suis rien de plus pour elle qu’une machine à mots, un animal de foire qu’elle exhibe aux autres. Tout ce qu’elle cherche, c’est être admirée à travers moi. Rien ne la fait plus sourire que quand quelqu’un lui dit : « Vous l’avez bien élevée, cette gamine » ou encore « elle tient de sa mère ». Elle se sert de moi. Parfois, j’ai envie de dire « non », tout simplement, de me libérer enfin de cette cage où elle m’enferme. Mais je ne peux pas. Parce que c’est ma mère, et que, malgré tout ce que je pourrais dire, je l’aime. Et ce qui me brise le plus le cœur, c’est qu’elle ne le voie pas et qu’elle ne comprenne pas à quel point j’ai besoin d’elle. J’aimerais tellement que nous ayons une complicité, une connivence. Faire les magasins avec elle, regarder des émissions débiles à la télé, voilà ce que je veux. Mais ça n’arrivera pas. Parce qu’elle ne voit pas à quel point je suis faible et sensible malgré tout.
Elle se tut. Mon souffle sembla s’accélérer tout à coup, comme si le monologue désespéré de Maëlle avait suspendu le temps et s’était accaparé tout l’air ambiant autour de nous. Malgré le silence, l’écho de ses mots semblait encore résonner dans mon cœur.
-Mais, murmura soudain Bastien d’une voix faible, ta mère semble tellement prévenante envers toi…
Maëlle secoua la tête.
-Pas toujours. Vous ne voyez que la partie visible de l’iceberg.
Des apparences. Pendant toute ma vie, j’avais essayé de ne pas me fier à elles, ces spectres réalistes qui vous prennent vite dans leurs filets. Mais je n’avais pas réussi à leur échapper. Néanmoins, la maison de Maëlle telle que je la connaissais, celle qui ne s’éteignait jamais et semblait aussi pleine de vie que ses occupants, rien ne pourra l’effacer de ma mémoire. Je me l’imaginerai toujours ainsi, même si la réalité s’avère être bien différente que l’image que j’en ai.
-Au moins, soufflai-je, ta mère s’intéresse à toi. Elle se rend compte à quel point tu es différente. Unique.
-Justement, rétorqua Maëlle d’un ton ferme, je ne veux pas être différente. Je veux être comme les autres.
-N’importe quoi, marmonna Jules. Personne ne veut être comme les autres. Moi, en tous cas, je n’ai jamais voulu me contenter de suivre les autres sans réfléchir ou vouloir à tout prix être accepté. Faire de mes différences une force, voilà ce pourquoi je me bats. Et tout le monde souhaite ça aussi, d’une certaine manière.
-Pas moi, répliqua Maëlle.
-Alors tu as tort.
-Peut-être. Tout ce que je veux, c’est que ma mère me laisse un peu respirer. Je ne veux plus être son singe savant.
-Arrête avec ça, lui ordonnai-je. Ta mère t’adore. Tu n’as jamais vu comment elle te regardait, dans l’auditorium ? Elle pleure, même, parfois. Elle est émue. Et on n’est pas émue par un singe savant.
Maëlle hocha doucement de la tête, à moitié convaincue.
Autour de nous, les feuilles mortes étaient balayées par le vent.
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