Chapitre 5
Aussitôt, je lâche la poignée de la porte pour tendre la main vers Pascal qui s’approche de nous en courant presque. Il s’immobilise devant moi et ôte le casque qui masquait ses oreilles. Avant qu’il ne le range dans son sac en cuir, je peux entendre les Bee Gees entonner To Love Somebody. Mon regard se tourne automatiquement vers Jules qui se retient de pouffer.
Pascal. Les cheveux en bataille, l’œil projetant un éclat de malice et d’intelligence. Un grand adolescent avec barbe de trois jours et tee-shirt Batman qu’on imagine mal déclamer du Racine en prenant sa douche. C’est le cas, pourtant. Nous le savons tous. Car dans ce sac en cuir qu’il lançait toujours négligemment par-dessus son épaule à la fin d’un cours se trouve une tonne de pièces de théâtre en format poche, de tous genres et de toutes époques. Je me suis toujours demandé comment il pouvait entasser autant de livres dans un si petit sac. Parfois, je me disais que celui-ci devait s’étendre à l’infini, tout comme la passion de Pascal pour la littérature n’avait pas de limites.
Pascal, qui se tient debout dans un couloir d’hôpital, au milieu des proches d’une jeune fille à la frontière de la vie. C’est bien le dernier endroit dans lequel on l’imagine, cette espèce de rockeur au grand cœur qui, en réalité, est tout l’inverse.
Encore des apparences trompeuses, tiens.
Il apparaît comme un contraste, là, devant ce mur blanc qui me fait mal à la tête quand je le fixe trop longtemps, à côté de Sabine et ses fringues délavées. A côté de moi, moi et mes pensées que nul ne peut démêler.
Pascal est un scorpion sur des draps immaculés, un moustique immortel sur une fenêtre à double vitrage. Une tache noire sur une table blanche.
Les mots face à la douleur.
Ma main est toujours tendue devant lui, mais Pascal ne la serre pas. Au lieu de ça, il me donne une brève accolade. Bizarrement, il n’y a aucune pitié dans ce geste. Ses bras ne me murmurent pas « Je suis désolé ». Son étreinte n’est pas une étreinte de circonstance, qu’on se force à faire pour prouver ses condoléances et qu’on oublie une seconde plus tard. Non. C’est une accolade purement amicale, comme si nous étions de vieux camarades qui ne s’étaient pas vus depuis longtemps.
Je le regarde un bref instant. Ses yeux sont secs, mais reflète la sincère tristesse qu’il éprouve. Pascal ne force jamais ses sentiments. Lorsqu’il paraît effondré, ou simplement un peu contrarié, c’est qu’il l’est vraiment.
Mais quand il joue, là, c’est autre chose. Sur scène, c’est le plus grand des menteurs, le plus réaliste des hypocrites.
Après s’être éclairci la voix, Pascal se détourne de moi pour s’adresser à Sabine d’une voix blanche :
-Bonjour, Madame Cartier.
Sabine esquisse un sourire forcé. Cette fois-ci, il lui donne une poignée de main. Difficile de dire lequel des deux a la peau la plus pâle.
-Bonjour, Monsieur Régnier, répond la mère de Maëlle. Merci d’être venu. Elle serait très contente de vous voir.
Il hoche doucement la tête, puis salue Victor.
-Ma fille vous appréciait beaucoup, lui assure ce dernier en posant la main sur son épaule.
Je remarque qu’il a employé le déterminant « ma » et non pas « notre ». Mon sang se glace, comme s’il s’agissait de mon propre père.
Comment peut-il être aussi égoïste ? Comment peut-il faire ça à Maëlle ?
-Merci, souffle Pascal.
Il se présente à chaque membre de la famille, puis serre la main de Bastien et Jules. Tous deux esquissent un sourire sincère.
-C’est bon de te voir, Pascal, dit Jules en tentant d’adopter un ton dégagé.
-Vous aussi, les garçons.
Puis son regard se pose sur la porte de la chambre 47. J’ai l’impression que son visage pâlit, comme s’il se rendait seulement compte de ce qu’il y a à l’intérieur. Comme s’il hésitait à entrer. Je le comprends. Moi aussi, je suis passée par là.
Il pointe la porte du doigt, comme pour demander l’autorisation de la franchir. On dirait un petit garçon qui n’ose pas entrer dans la chambre de ses parents. Sabine hoche la tête.
-Je vous en prie.
D’un geste, Pascal ouvre la porte et franchit le seuil. Jules semble hésiter à le suivre. Finalement, c’est Bastien qui l’arrête.
-Laissons Alexia l’accompagner.
Je le regarde, perplexe.
-Il faudrait peut-être… Les laisser tous les deux, non ?
Ma réponse ridicule fait sourire mon ami.
-Vas y. On te rejoindra après.
J’acquiesce et pénètre pour la millième fois dans la chambre 47.
La luminosité m’agresse, comme à chaque fois. Cet éclairage blafard, ces murs glaçants, des souvenirs recroquevillés dans chaque centimètre carré comme les démons tapis au fond de nous qui attendent le bon moment pour surgir et obscurcir notre existence. M’y habituerai-je un jour, à tout cela ?
De toute façon, j’ai moins d’une heure pour m’y habituer. Et si j’y parviens, il sera peut-être trop tard.
Je m’assois sur une chaise -toujours la même, je crois- et contemple Pascal.
Il se tient droit devant la tête de lit, le soleil baignant son visage et révélant les tréfonds de ses pensées sombres. Il a la mine soucieuse, les traits tirés et la bouche pincée.
Mais, plus important que tout :
Il la regarde.
Il la regarde, droit dans ses yeux clos. Il la regarde sans broncher, sans détourner les yeux avec une grimace de dégoût ou de pitié comme j’ai vu certaines infirmières le faire. Il est à deux doigts de lui caresser les cheveux ou de l’embrasser sur le front.
Rien que pour ça, je lui sauterais dans les bras.
-Et bien, Maëlle, toi qui ne venais jamais en cours sans maquillage, murmure-t-il.
Sa remarque me fait sourire. De toutes celles que j’ai entendues depuis la semaine dernière de la part des infirmières, médecins, internes lorsqu’ils entraient ici pour la première fois, celle-ci fait sûrement partie de mon Top 3. Bien joué, Pascal.
-Faut du cran pour faire ça, je murmure.
Pascal se tourne vers moi comme s’il remarquait seulement ma présence.
-Quoi ? Faire du théâtre sans mascara ?
J’étouffe un petit éclat de rire. Mon cœur lourd devient soudain un peu plus léger.
Un peu.
-Non. Je veux dire : la regarder. Comme ça. Directement. Je n’ai pas encore eu le cran de le faire. Je n’ose pas. C’est comme si la voir ainsi rendrait tout ça plus réel.
-Parce que ça ne l’est pas ?
Aucun sarcasme dans sa voix. Juste de la curiosité et de la compassion.
Je secoue la tête.
-Pas vraiment. Je n’ai pas vraiment de recul. J’ai l’impression de courir dans un labyrinthe sans réussir à trouver la sortie. Le temps presse, mais je suis de plus en plus paumée.
Je lève les yeux vers lui. Il me regarde en souriant.
-Pas mal comme comparaison.
Je souris à mon tour.
-Merci. Tu veux t’asseoir ?
Ça m’a toujours fait bizarre de le tutoyer. Comme si cela me faisait franchir une barrière. Comme si je brisais la sécurité du vouvoiement en une seconde. Mais Pascal n’y a jamais trouvé d’inconvénient. Au contraire, il nous encourageait à lui parler le plus librement possible. Comme s’il n’était pas notre professeur, en fait.
Il acquiesce, prends une chaise à son tour et s’assoit en face de moi, de l’autre côté du lit. Tout cela sans la quitter des yeux.
Pascal a une manière incroyable de contempler les gens. Ses prunelles vous fixent avec une profonde intensité qui n’est jamais gênante, comme si ses yeux interrogeaient votre âme. Il semblait avoir un regard particulier pour chacun d’entre nous, ce qui nous donnait l’impression d’être unique à ses yeux. Personne ne m’a jamais regardée comme il l’a fait. Personne. Au début, je ne parvenais jamais à soutenir son regard. Au bout de quelques secondes, je détournais les yeux en rougissant comme une pivoine. Peu à peu, j’ai commencé à le laisser me fixer sans que je pique un fard. Mais j’avais toujours du mal à ne pas ciller.
Maintenant, je ne détourne plus les yeux.
Cependant, j’étais parfois jalouse de la façon dont il regardait Maëlle, avec un profond respect et un sourire au coin des lèvres. La façon dont il la regarde maintenant, en fait. Je pense que Maëlle ne s’est jamais vraiment habituée à être ainsi contemplée, contrairement à moi.
Soudain, Pascal attrape son sac et fouille dedans avec urgence. Il en sort un livre corné et usé par le temps. Les pages sont jaunies et la couverture délavée.
Je souris intérieurement. Je l’ai toujours soupçonné de lire dans son bain.
Puis je me penche pour déchiffrer le titre. Je n’ai même pas besoin de le faire : le dessin du petit garçon blond en-dessous du nom de l’auteur m’interpelle aussitôt.
Pour une fois, ce n’est pas une pièce de théâtre.
C’est Le Petit Prince.
Surprenant mon regard, Pascal lève brusquement les yeux vers moi.
-Ça ne te dérange pas si je...
Je lève la main pour l’interrompre, comprenant parfaitement ce qu’il veut dire.
-Fais-le. Elle a besoin de t’entendre.
Quelle réaction stupide. Comment je peux savoir ce qu’elle veut ? Si c’était le cas, elle serait déjà parmi nous. Peut-être même qu’elle n’a besoin de rien, tout simplement.
Mais Pascal ne semble pas prêter attention à ma remarque et ouvre le livre à la première page avec un air solennel et incroyablement calme. A sa place, je tremblerais de tous mes membres. Il reste d’abord muet et immobile sur sa chaise, comme si les lignes d’encre s’enroulaient autour de sa gorge tel un étau de mots, lui coupant le souffle.
J’arrête de respirer. C’est dingue l’effet qu’il a encore sur moi.
Puis Pascal ouvre la bouche et commence à lire.
Sa voix est d’abord faible, peu assurée. Elle tremble, même. Puis il semble se détendre peu à peu, et sa voix retrouve le rythme, la douceur et la chaleur que je connais si bien. Si le regard de Pascal sonde notre âme, sa voix l’enveloppe dans une agréable torpeur. La poésie du texte est palpable dans sa bouche, comme si le bref passage des mots entre ses lèvres les empreignaient d’une magie invisible. Bientôt, les pages volent au rythme de ses doigts, sa voix prend de plus en plus d’ampleur pour venir résonner contre le blanc froid de la chambre. Les lettres se lient et viennent casser les quatre murs de cette prison. Pendant ce magique instant, je les oublie, ces murs. J’oublie à quel point ils me font peur. J’oublie qu’ils sont sur le point de briser mon cœur et mes souvenirs d’adolescente comme un vase fragile. J’oublie même que ma meilleure amie, mon allumette et mon alliée, ma sœur et ma source de puissance est peut-être endormie à jamais.
J’oublie.
Et parfois, c’est si bon d’oublier.
Puis je laisse mon esprit se perdre entre les lignes et contemple Pascal en souriant. J’admire ses sourcils froncés par la concentration et ses lèvres bien dessinées qui forment une ligne en mouvement au milieu de son visage. Et je le revois.
Ou plutôt : je nous revois.
Moi, à 14 ans, assise sur une chaise en plastique, ignorant que ma vie était sur le point de changer. A l’époque, mon corps encore étranger me semblait être un fardeau plus qu’une partie de moi-même. Je laissais mes bras pendre au bout de mes épaules sans baisser les yeux pour les voir choir. Complexée par mes cuisses, je les dissimulais en-dessous d’un tee-shirt trop grand, sans me rendre compte que mon jean moulant les mettait en valeur plus qu’autre chose. Je ne savais pas quoi faire de mon corps. J’étais gauche et maladroite. Même ma bouche ne savait pas se servir de ce bien précieux que sont les mots. Mes yeux, eux, ne servaient qu’à jalouser les attributs des autres filles, que je jugeais toujours plus belles, plus intelligentes ou plus drôles que moi. Les moqueries que j’essuyais fréquemment glissaient sur mon dos, de plus en plus courbé. Mais à l’intérieur, mon cœur n’était qu’une plaie béante de plus en plus douloureuse.
Désormais, je regarde cette jeune adolescente que j’étais en souriant tristement, mais toujours avec bienveillance. Après tout, elle fait toujours partie de moi. Cette Alexia timide et réservée demeure toujours dans l’ombre de celle que je suis aujourd’hui, sous forme de lambeaux qui ressurgissent parfois comme de vieux souvenirs qu’on aurait préféré oublier. Je ne sais pas si certaines personnes le voient encore, ce fantôme muet qui me hante toujours. Certains disent que la timidité est une maladie qui peut se guérir. Je ne suis pas de cet avis. Ce sentiment de dépaysement et de malaise que j’ai ressenti ce jour-là, assise sur cette chaise en plastique dans cette salle inconnue remplie d’inconnus, il m’arrive de le ressentir à nouveau parfois.
Ainsi, Pascal m’est tout de suite apparu comme un véritable dieu, la perfection masculine tant fantasmée. L’adolescente en émoi que j’étais eut le béguin pour lui pendant plusieurs mois. Mais avec le temps, il devint pour moi comme une deuxième figure paternelle, un mentor qui veillait sur mon développement personnel. Si tous les autres élèves l’aimaient, j’étais sûrement celle qui l’admirait le plus.
Ces souvenirs me réchauffent le cœur, m’émeuvent comme jamais. Les mots m’emportent dans leur flot mélodieux, et, pendant un instant, je ne suis plus qu’une âme en émoi.
Et c’est là que je le vois.
Je le ressens. Plus que jamais.
L’espoir.
Cette petite lumière qui m’attendait, cette bouée que je n’ai jamais su saisir, elle est là, devant moi. Je repense tout à coup à ces enfants dans la salle de jeux. Et je les comprends. Je ressens la même chose qu’eux, enfin.
Comme eux, j’ai une porte de sortie. Une échappatoire qui me fait tout oublier l’espace d’un bref instant.
Ce sont les mots.
Les mots sont ma salvation. Leur pouvoir m’abreuve, me ramène à la vie. Pascal me ramène à la vie.
-Tu crois que ça lui a fait du bien ?
Je sursaute. Pascal me scrute d’un air interrogateur. Je ne m’étais pas rendu compte qu’il avait reposé le livre.
Je ne sais même pas s’il a osé lire la fin du texte, où le Petit Prince mordu par un serpent disparaît dans le désert sous les yeux de l’aviateur. Lorsque je l’ai lue pour la première fois, j’ai pleuré. Je croyais qu’il était mort. Mais mon père m’a assuré qu’il était tout simplement reparti sur sa planète, auprès de sa fleur.
Encore aujourd’hui, j’ai toujours des doutes.
Je hoche la tête. Je ne peux pas vraiment le savoir, bien sûr. Je ne sais même pas si elle nous entend, ne serait-ce qu’un peu. Mais si c’est le cas, comment peut-on être insensible à ça ?
Pascal regarde Maëlle avec insistance. Ses yeux la supplient, l’implorent. Ses prunelles tentent d’exprimer ce que sa bouche n’ose pas formuler. Il la regarde. Avec insistance. Il observe chaque partie de son corps, attendant un signe.
Nous l’avons tous fait.
Et le signe tant attendu n’est encore jamais arrivé.
Je lui demande d’une voix douce :
-Tu veux sortir ?
Personne ne reste plus de quelques minutes dans cette chambre. Personne.
Il hoche la tête.
-Je ne serai pas loin. Je vais aller me chercher quelque chose à manger à la cafétéria.
Il semble sincère, mais je suis sûre qu’il va faire les cent pas dans la salle d’attente jusqu’à la fin de cette heure interminable.
Jusqu’au bout.
-D’accord, je murmure.
Pascal esquisse un sourire, puis se lève et sort de la pièce. Sans se retourner. Pas un geste. Pas un mot. Du vide. La magie s’est estompée.
Je me recroqueville sur ma chaise, prise d’un frisson. Mes bras viennent entourer mes genoux de leur étreinte protectrice. Je scrute les murs blancs avec méfiance, comme s’ils étaient capables de me lancer un mauvais sort ou de me frapper par-derrière. Puis je tourne les yeux vers le lit et adresse un sourire au corps inerte de Maëlle.
J’aimerais qu’elle me rende ce sourire.
La porte s’ouvre en claquant. Bastien et Jules paraissent dans la chambre. Un brusque courant d’air fait voler leur cheveux un bref instant. Ils viennent s’asseoir à côté de moi, le visage impassible.
-Pascal a lu, je murmure.
Bastien hoche la tête.
-Oui, il tenait encore le livre à la main en sortant. Il a l’air bouleversé. C’est Le Petit Prince, non ? C’est un de mes livres préférés.
Je souris.
-Moi aussi.
Je détourne les yeux et reporte mon attention sur les murs blancs, les fixant intensément comme pour les foudroyer du regard. J’évite soigneusement l’horloge au-dessus du lit.
Pour la première fois, je remarque une table coincée à l’angle de deux murs. A quoi peut-elle bien servir ? Il y a des papiers dessus. Inutiles, j’imagine.
Soudain, je plisse les yeux.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
De la couleur. Du rouge et du jaune se détachant de cette omniprésence de blanc. Comment ai-je pu ne jamais remarquer ça ?
Bastien suit mon regard. Il pâlit. Jules lui lance un coup d’œil inquiet.
Je me lève et me dirige vers la table.
-Alexia, risque Jules, je ne pense pas que…
Je lève la main pour l’interrompre, hypnotisée par ces deux couleurs. Je me plante devant la table.
Un morceau de carton rouge et jaune y est posé.
C’est une carte.
Mon cœur s’arrête. Une carte ?
Je l’ouvre en tremblant.
-Alex, murmure Bastien.
-Tais-toi ! Laisse-moi voir !
Mon ton hargneux le cloue sur place, lui coupe le souffle. Je n’aurais jamais pensé avoir autant de violence en moi.
A l’intérieur de la carte, des mots.
Des mots, encore des mots.
De la part de tous. Tout le monde. Des connaissances et des inconnus. Leur contribution se limite à quelques lettres de travers jetées précipitamment. Personne n’a su quoi écrire, je pense.
« Toutes mes condoléances à la famille » « Nous espérons que tout ira mieux bientôt » « Bonne chance » « Bon courage dans cette épreuve » « Espérons qu’elle nous revienne ». De la pitié, encore, toujours de la pitié, des mots que je survole et oublie instantanément, ils ne savent pas eux, ils ne peuvent pas comprendre…
Quelqu’un a même écrit quelque chose pour nous trois : « Bonne chance à Alexia, Bastien et Jules. Restez forts, elle a besoin de votre soutien ».
La plupart n’osent même pas écrire son nom. Comme si cela risquait de nous faire fondre en larmes. Ils essaient de nous ménager, de nous préserver, mais comment peut-on aider quelqu’un si on ne sait pas ce qu’il traverse ?
Je lis maintenant les noms des contributeurs. Des profs. M. Jolly, Mme Chevallier et d’autres. La voisine. L’épicière. Le directeur du cinéma.
Et nos camarades de classe.
Jeremy Pierce, le correspondant américain d’une élève de seconde. Maëlle le trouvait beau.
Laure Leprince. Maxime Carrière. Lyne Bataille. Des camarades qui nous faisait la bise le matin, mais qu’on ne connaissait pas plus que ça. Nous n’étions pas particulièrement entourés, au lycée. Les autres nous voyaient surtout comme un petit groupe très fermé. La seule reconnaissance que nous avions était lors de certains cours de français, quand il fallait lire ou réciter un texte. Tout le monde se tournait alors vers nous.
Bien d’autres ont écrit. Des élèves que nous connaissions de nom, par le biais de rumeurs plus ou moins flatteuses. Des lycéens croisés en soirée.
Constance Ballet-Seydoux, une élève de terminale S issue d’une famille de médecins réputés. Nous ne lui adressions jamais la parole. Et pourtant, elle a écrit un mot de cinq lignes comme si nous étions les meilleurs amis du monde.
Anne-Sophie Limbes, la fille la plus populaire du lycée. Je la soupçonne d’avoir écrit son mot avec du rouge à lèvres Dior.
Et…
Et…
Mon sang se glace.
Non. Ce n’est pas possible.
Je dois relire dix fois les cinq petites lettres noires pour y croire.
C’est le seul à n’avoir signé que de son prénom.
C’est une blague, non ? Comment…
Je relis son prénom une nouvelle fois.
Robin.
Robin. Un patronyme court, simple, concis, atypique. Deux syllabes qui vous brisent en deux en une seconde. Un mètre soixante-quinze de haine.
Des larmes de rage me montent aux yeux, mais refusent de couler sur mes joues.
J’entends à peine Jules murmurer mon prénom.
Je me retourne. En nage et le souffle court. Comme si je venais de courir un marathon.
-Vous avez vu ça ?
J’agite la carte au-dessus de ma tête.
-C’est atroce. Ils se comportent comme si… Comme si… Comme si elle était déjà… Partie ! Qui a eu l’idée de faire ça ? Et il… Il a écrit un mot ! Comment ose-t-il, ce salopard ? Après tout ce que…
Bastien et Jules me regardent sans broncher. Je me calme aussitôt et me glace sur place.
-Vous savez. Vous l’avez lue.
Ils acquiescent en silence. Je me mords la lèvre. Mes doigts tremblent.
-C’est Victor qui a déposé ça tout à l’heure. On n’osait pas te la montrer. On savait que ça te mettrait en colère.
-Non mais vous vous rendez compte ?
Les mots s’échappent l’un après l’autre, confus. Ils l’ont lue… Ils l’ont lue et ne m’ont rien dit !
Je repose la carte brutalement, le cœur au bord des lèvres. Puis je me détourne et sors de la chambre en claquant la porte.
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