1.1. Juvobémah

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La cérémonie commence, la dernière de la nuit. Dans quelques heures, le jour se lèvera dans le sanctuaire, les Sélénites sont prêtes. D'Arc officie, elle s’est portée volontaire. Derrière le globe semi-transparent de son casque, un reflet d’or, la frange droite de ses cheveux blonds tranche la nuit comme un oracle du jour à venir.

— Juvobémah, la mère, la nipte s’éteint et je te pose encore cette question : quelle est ton histoire ?

Les Sélénites encerclent un cairn, elles l’ont elles-mêmes composé des années auparavant. Une centaine de blocs de régolithe de tailles variables, amoncelés sans logique apparente, sont nichés au creux d’un cratère de taille moyenne. Les environs poussiéreux de Constellation, près du Pôle Sud de la Lune. C’est leur unique temple, leur culte est encore jeune, peu exigeant. Tous les quinze jours terrestres environ, elles se rassemblent pour cette cérémonie. Malala l’appelle : le « Tout-Petit Petit-Matin ».

Elles sont au nombre de six, les six Sélénites de la première génération. D'Arc, Sergent, Bell, Buffy, Malala et Rita s'expriment au nom de celles encore trop jeunes pour parler, pavent la voie, conversent avec Juvobémah.

D’Arc tend les mains devant elle, quelques centimètres au-dessus de l’amoncellement de roches et de cailloux. Le cairn prend vie, de petits galets tombent, d’autres s’élèvent. Les Sélénites forment un cercle autour d’elle et du cairn, le reflet bleu de la Terre non loin de l’horizon s’imprime sur leur casque. Des pierres lévitent en réponse à la question posée par la maîtresse de cérémonie du jour, leurs ombres sont immenses, le Soleil est rasant. D’Arc est la moins grande des Sélénites par la taille sans être la plus jeune des aînées. Elle tourne autour du cairn pour vérifier la disposition exacte des pierres en lévitation, leur hauteur et leur dimension, leur couleur. Elle les effleure du bout des doigts, comme pour les goûter.

— « Racontez-moi plutôt une histoire », traduit-elle.

La réponse habituelle à la question traditionnelle, l’ouverture classique de la cérémonie du Tout-Petit Petit-Matin. D'Arc acquiesce, les pierres regagnent leur position de repos et la jeune Sélénite se prépare pour la transe.

Ses yeux se révulsent, les cinq autres Sélénites joignent leurs mains et tournent en cercle. Profitant de la faible pesanteur, elles bondissent tour à tour, et leur ronde est autant verticale qu’horizontale. Chaque maillon épouse la dynamique du précédent et initie l’impulsion du prochain. Au centre, près du cairn au repos, D'Arc saute à pieds joints. De tout petits bonds, qui prennent peu à peu de l’ampleur. Comme ses camarades, elle maîtrise parfaitement la gravité lunaire, elle est née ici. Dans leur langue secrète, Daajee est le corps de la Lune et Juvobémah son esprit. Les Sélénites sont leurs enfants dévouées, elles leur rendent hommage grâce aux grands et aux petits actes de leur culte, les Mystères de la Lune.

D'Arc entre en transe, ses bonds culminent à plus de six mètres. Ses paupières papillonnent sur le blanc de ses yeux, son collier heurte son micro et bat le rythme de ses envolées, de la poussière de régolithe l’enveloppe peu à peu. Elles portent toutes le même collier, une petite Lune de régolithe en miniature. Sergent en a poli des centaines, à la main, afin de les offrir à ses camarades lors de leur cérémonie d’initiation.

À travers la transe, les Sélénites délivrent un fragment parfois oublié de leur passé. Ce sont des anecdotes souvent connues d’elles-même, une partie de leur identité qu’elles offrent à Juvobémah pour s’attirer ses grâces, autant que pour la nourrir de nouvelles histoires.

— Dans le vestiaire du gymnase, fredonne D’Arc d’une voix au timbre inhabituel. Juste une table, des bancs, des porte-manteaux. Buffy est en colère. Rouge de colère. Elle ne veut pas dire pourquoi. Malala est triste, leur papa est rentré sur Pupee. L’entraînement n’a pas suffi à leur redonner le sourire. L’idée nous trotte en tête depuis des mois, on en parle depuis longtemps mais ce matin, je ressens un changement en mon cœur. Pas vraiment un changement. Plutôt une évolution. La fin d’une évolution. Une décision. Je dis : « Sista, changeons de nom ». Buffy est la première à réagir. Elle dit : « oui, changeons de nom, enfin, Pupee ne signifie rien, nos parents nous ont portés mais c’est Daajee qui nous supporte, Juvobémah qui nous inspire et nous guide. Oui, changeons de nom. Maï Washington, cela ne signifie rien pour moi. Je suis Buffy. »

Malala et Buffy sont les aînées des aînées, deux sœurs jumelles identiques. Outre la tenue grise et moulante confectionnée à la main, elles se distinguent des autres colons par le ruban de couleur attaché au bout de chacune de leurs dreadlocks. D’Arc porte son ruban comme un brassard quand Rita le noue le plus souvent autour de son cou pour mettre en valeur ses tâches de rousseur. Sergent le porte en bandeau sur son front et Bell autour du poignet gauche, comme un bandage.

Alors que Malala s’avance à son tour près du cairn pour rejoindre D’Arc dans sa transe, elle jette un regard à sa sœur qui détourne les yeux.

— Je crois que je ne saurai jamais pourquoi tu refuses systématiquement de…, commence Malala avant d’être interrompue par le flot de ses propres paroles tirées des profondeurs de sa mémoire. Le directeur Hypnos avait une nouvelle fois intercédé en notre faveur. J’étais fière malgré tout, tellement fière !

Les bonds de Malala s’harmonisent avec ceux de D'Arc, les deux Sélénites entrent en résonance.

— Il a fallu se battre, le convaincre de nous aider. Et quand il a enfin accepté, il a fallu convaincre tous les autres. Nous ne sommes pas dangereuses. Nous ne sommes pas des illuminées. Nous ne sommes pas des gamines capricieuses. Nous n’essayons pas de monter une secte. Nous voulons juste croire et nous sentir libres de croire. Juvobémah existe. Dans le cœur de Daajee comme dans nos propres cœurs. Nous ne voulons pas vous convertir. Vous êtes à peine capables de nous entendre, comment pourriez-vous ressentir les vibrations secrètes de Daajee, ses soupirs, ses frissons ?

Sergent, Buffy, Bell et Rita laissent leurs bras retomber, elles s’écartent d’un pas les unes des autres comme pour offrir à D’Arc et Malala un peu d’espace pour respirer. Buffy ne quitte pas sa sœur des yeux, Rita sourit dans le vague, comme si elle pensait à autre chose.

— Nous sommes toutes tombées d’accord. Juste un nom, pas de nom de famille, notre famille, c’est Juvobémah, continue D’Arc. Les tablettes éducatives que nous avait offertes le directeur Hypnos nous ont bien aidées. Je savais déjà comment je voulais m’appeler : D’Arc, pour Jeanne d’Arc. Marta choisit Malala en hommage à une militante Pakistanaise. Maï choisit Buffy, sans doute parce qu’elle aime tellement se battre… Agnès est devenue Bell parce que c’est une intello, même si elle dit que c’est parce qu’elle est muette. Evanna a choisi Rita pour sa ressemblance avec l’actrice. Et puis Suzanne… elle hésitait entre Helen et Ripley, mais Sergent, ça lui va si bien ! La nipte tombée, nous officialisions ça au sanctuaire pour une cérémonie des Mystères. Je n’ai jamais osé m’avouer que ça m’avait fait quelque chose… Déchirer ces photos de Pupee, de ma famille, enfouir mon passeport dans la poudre du skeen, dire adieu à mon nom… Oui, je ne voulais pas me l’avouer mais je ne me sentais pas si sûre de moi à cet instant.

— Ce lobbying, c’était moi, essentiellement, poursuit Malala tandis que les bonds de D’Arc diminuent d'ampleur. J’avais convaincu le directeur, j’avais accroché des affiches, j’avais organisé cette réunion d’information en Sub-Cons… Je me sentais fière ! Responsable ! Importante ! Bien-sûr, Buffy ne cessait de me soutenir que ça ne servait à rien, qu’on ne pourrait rien obtenir des kolee, mais je me suis accroché, j’y ai cru, et nous avons gagné ! Le droit de sortie illimité. Sans avoir à prévenir qui que ce soit ou à faire tamponner notre carnet de déplacement. C’était la première fois que la kolo acceptait de nous considérer différemment. De nous accorder une chose que les kolee n’avaient pas. Parce que nous étions nées ici et pas eux. Nous avions besoin de pouvoir accéder à notre sanctuaire aussi librement que les kolee pouvaient le faire avec leur salle des cultes en Sub-Cons, rien de plus normal ! Mais que ce fut difficile ! Et quelle jouissance quand cela nous a été enfin accordé ! Le soir, je me disais que papa serait fier de moi s’il rentrait un jour. Il pourrait voir de ses propres yeux à quel point nous avions marqué la kolo de notre empreinte. Bien-sûr, ce n’est pas le genre de choses à dire à Buffy...

L'une après l'autre, les deux Sélénites posent le pied à terre, le fin nuage de régolithe qui les accompagne se dépose à leurs pieds. Encore un peu absentes, elles restent un instant immobiles, les yeux mi-clos comme si elles venaient de se réveiller d’un très long sommeil.

Bell et Sergent approchent D’Arc doucement, comme une bête blessée. Elles lui adressent un geste amical, la ramènent à la réalité d’un contact de la main, et la prennent dans leurs bras. Buffy hoche la tête en direction de sa sœur mais Malala semble avoir plus de mal à évacuer sa transe. Elle suffoque encore un peu, Buffy bondit vers elle, Malala la repousse avant de la reconnaître.

— Tu te mets toujours dans de ces états, lui reproche Buffy.

— Un jour, peut-être, tu essaieras aussi !, répond Malala dans un sourire fatigué. Est-ce que c’était… c’était bien ?

— Bah. Encore une petite histoire pour nourrir notre égo, comme d’habitude. Je me demande à quoi ça sert…

— Tu le sais bien !, réplique Malala, un peu hargneuse.

Voyant le geste de recul de Buffy, sa sœur s’adoucit :

— Excuse-moi, je suis à cran…

— Nous le sommes toutes, Malala, intervient Sergent de loin.

S’il existe un accent local, l’immense Sélénite à la tête éternellement penchée sur son épaule comme si les portes de la colonie étaient trop basses, en possède le plus bel échantillon. Au lexique inventé par Malala et Buffy durant leur émancipation, elle ajoute un accent lent et langoureux qu’on ne rencontre pas sur Terre.

— Le Kham me dam’ si la kolo est pas sur le point connaître une sorte de grande crise, développe-t-elle. Pendant votre transe, j’ai comme ressenti un coup de poing dans le ventre. Quelque chose en moi a tourné comme la nipte suit le khun et que Pupee court le Kham. Je ne sais pas comment le dire autrement.

Bell frappe son casque deux fois, suffisant pour faire comprendre qu’elle a ressenti la même chose.

— C’est notre pateev, affirme D'Arc d’une voix forte. Écouter Juvobémah, ressentir ses peines. Buffy ?

— Je ne peux pas dire que je n’ai rien senti, mais est-ce que ce n’est pas toujours le cas ? Ces transes sont impressionnantes à regarder, vous savez, ce n’est pas pour rien que les kolee ne viennent presque plus nous voir. Certains m’ont déjà fait comprendre que ça les effrayait. Alors plutôt que de perdre notre temps à se raconter des histoires, est-ce qu’on ne pourrait pas poser une question concrète à Juvobémah ?

— Buffy !, gronde Malala. « Des histoires » ! Tu dis ça avec tellement de mépris ! Ce ne sont pas que des histoires, tu le sais bien, ce sont des offrandes à notre mère !

— Allons, c’est prévu de toute façon, laissons D'Arc poser la question, suggère la rousse Rita en levant ses bras en croix de façon théâtrale avant de presser amicalement l’épaule de Malala.

D'Arc se baisse alors, prend une poignée de poussière de régolithe dans son gant et ouvre sa main au-dessus du cairn. Une cataracte grise et crème s’écoule lentement sur la pierre la plus haute, en équilibre, du monument. Elle recule d’un pas, lève les bras comme pour prendre le ciel à partie et pose une nouvelle question selon la formule consacrée.

— Bun Juvobémah, gretta Juvobémah, que nous annonces-tu ?

Elle rejoint alors ses camarades, s’immisce entre Buffy et Malala. Sous son impulsion, les Sélénites forment un nouveau cercle, et la danse finale commence. Les six Sélénites bondissent main dans la main comme un anneau affluant et refluant vers la Terre. Le mouvement est parfaitement synchrone, les petites pierres polies frappent régulièrement les micros, et bientôt au centre les pierres s’élèvent.

Les Sélénites retiennent leur souffle, suspendent leur vol. Les pierres, en s’élevant, s’assemblent et se regroupent pour former une sphère presque parfaite.

Le cercle retombe, les Sélénites se séparent.

— C’est Pupee, sista !, crie Malala en tendant son index vers l’endroit dans le ciel où plane la planète bleue.

— Mais non… Ça pourrait être n’importe quoi, conteste Buffy, un ballon, une orange, le Kham, tiens Daajee même, pourquoi pas !

— C’est sûr que si Juvobémah pouvait être un peu plus claire…, ajoute Rita en haussant les épaules.

— C’est Pupee, je vous le dis, insiste Malala. La menace ! Vous le savez, certains kolee sont prêts à saccager Daajee. Ils n’ont aucun respect pour Juvobémah. Regardez comme ils nous prennent pour des folles ! Juvobémah nous met en garde contre Pupee une semaine avant l’élection du gouverneur, vous pensez que c’est un hasard ?

— C’est ton interprétation à toi, Malala, insiste Buffy. Je vois pas ce que cette boule de skeen a à voir avec l’élection du gouverneur…

Elle s’interrompt, la sphère de régolithe vibre soudain et se fractionne en trois morceaux de taille égale, comme si on l’avait faite exploser de l’intérieur.

— C’est pas fini, Malala, commente D’Arc en se rapprochant de la base du cairn que les pierres survolent. Ces petites pierres, là, indiquent qu’il ne s’agit pas de Pupee mais bien de Daajee, et je...

Les expressions des Sélénites virent à l’horreur comme elles interprètent en silence la prophétie de Juvobémah. Devant leurs yeux écarquillés, les roches et les cailloux tremblent par groupe, les pierres semblent prises de folie. Leurs tremblements sont à la fois grotesques et inquiétants. Le premier groupe de pierres s’effondre, Rita étouffe un hoquet et Buffy porte une main sur son cœur comme si on venait d’y planter une lame. Le second suit bientôt et c’est au tour de Bell et D’Arc de tomber à genoux. Quand le troisième groupe fait de même, les Sélénites se prennent le casque dans leurs mains, et Malala gémit pour elles toutes dans son micro :

— Impossible !

— Le message est pourtant clair, commente D’Arc après s’être relevée, le visage trempé de sueur et les joues cramoisies. Daajee tremblera trois fois avant le khun à venir !

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