1.3. La Ceinture

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Franck Carmichael sort du poste avancé des Ceinturions, fait un pas sur la surface artificiellement vitrifiée qui entoure le petit bâtiment. L’équateur est à ses pieds. Le soleil rasant de Constellation, située au Pôle Sud, est ici solidement ancré dans le ciel et entouré de son habituelle cour d’étoiles tolérant docilement son éclat. Lui, il regarde droit devant lui, en direction de ses troupes. La ceinture de capteurs solaires couvrant l’équateur de la Lune sur sa face éclairée est presque achevée, il ne reste qu’une poignée de jours de travail. D'ici, elle ressemble à un immense sourire béat. Le Ceinturion occupé à opérer l’immense imprimante 3D motorisée tourne la tête dans sa direction, à deux cent mètres de distance de là. Il fait un signe à une combinaison sur sa droite tenant un aspirateur à régolithe relié à un extracteur d’oxygène. Celui-ci se retourne, dessine un cercle au-dessus de sa tête avec sa main gantée. Plus loin sur la portion de ceinture fraîchement imprimée, une combinaison déconnecte un bras robotisé deux fois plus grand qu'elle, une autre se tenant accroupie relève la tête et la tête de sa visseuse-pistolet. Un rover arrive derrière eux, ralentit et les prend en route.

— Ne t’arrête pas, Yad, on fonce à l’usine !, gonde Franck Carmichael en sautant sur le marchepied du rover quand celui-ci le rejoint enfin. Putain de Carlos !

Le chef des Ceinturions pénètre par la portière coulissante ouverte pour lui et la referme, les autres le regardent sans oser dire un mot. Rafia Haider, l’unique femme appartenant à ce corps d’ingénieurs mercenaires à la réputation flatteuse, est la première à rompre le silence. Elle se penche autant que le permet sa ceinture de sécurité, ouvre les mains comme pour y recueillir les mots de son leader.

— Alors quoi, Franck, qu’est-ce qu’il se passe ?

Devant le mutisme de son interlocuteur, elle poursuit :

— Enfin, Franck, lâche le morceau, tu veux ? On avait encore trois bonnes heures de réserve, on aurait pu finir la portion avant la fin du service, tu veux qu’on passe les fêtes ici ? J’en ai marre, je veux que ça se termine ! Qu’est-ce qui se passe, pourquoi on doit rentrer à l’usine sans prendre le temps de ranger le matériel ? Je sais qu’il risque pas de…

— C’est Carlos !, éclate Franck Carmichael dont le visage change de teinte en une fraction de seconde. Arif vient de m’appeler pour me dire de le retrouver dans le hall en vitesse. Apparemment, Carlos et Ed’ préparent quelque chose, j’en sais pas plus. Ce putain de clown ! Depuis qu’il s’est déclaré pour le poste de gouverneur, il manque pas une occasion d’essayer de faire monter sa cote. Arif dit qu’il l’a entendu chuchoter avec Ed’ et dire à Denise de préparer des en-cas en cuisine. Il l’a vu rassembler des types en salle polyvalente. Il dit qu’il l’évite comme toujours, mais que là, en plus, il lui lance de ces regards… ces regards… vous savez, ce regard de petit vicieux qu’il peut avoir avec ses petits yeux tout ronds comme… comme une espèce de poupée malsaine.

— Et ça pouvait pas attendre demain ?, geint une voix au fond du véhicule. Depuis que t’as… depuis le départ de Kurt on manque de bras, alors si en plus…

— Pourquoi tu me parles de Kurt ?, s’exclame Carmichael en frappant sa cuisse du plat de la main. Quoi, Kurt ? Tu veux que je lui donne ton job ? Mieux, tu veux que je te vire toi-aussi ? Tu sais rien, Selam, rien du tout. Kurt allait nous poser de gros problèmes un jour ou l’autre avec ses putain de fréquentations. Tu sais qu’il se shoote ? Et tu sais avec qui ? Tu veux bosser dans le quasi-vide avec un mec comme ça ? Un type qui pourrait du jour au lendemain te trancher ta putain de gorge juste parce qu’il s’est un tout petit peu trop défoncé le matin même ?

— Qu’est-ce qu’il veut, Carlos, tu crois ?, l’interroge Rafia Haider manifestement pour changer de sujet.

— Quoi, en général ? Carlos veut que le monde lui brosse la bite dans le sens du poil. Ce soir en particulier, j’en sais rien. Arif parle d’une grève à l'usine, mais ce n’est que son interprétation. Carlos et Ed’ le laissent pas s’approcher à moins de vingt mètres alors…

Il s’interrompt, jette un œil à travers le hublot derrière la tête de Rafia Haider. La Ceinture s’éloigne à grande vitesse, le rover effectue des vols planés, le sourire s'élargit avec la perspective mais avec une légère nuance ironique.

— D’ailleurs, il a déconné en imprimant cet article de journal et en l’affichant sur la porte du bureau de Carlos. C’est une vraie merde humaine mais il y a des limites à respecter. Des règles de conduite. Ça, c’était déplacé, les gars. Vous rigolez mais moi ça me fait pas rire. Le prochain qui fait une connerie du genre, je l’envoie rejoindre Kurt au bureau des pleurs.

— N’empêche, tu dis qu’on peut pas faire confiance à Kurt et que c’est pour ça que tu l’as viré, rebondit Haider, mais en même temps, on bosse avec un DHR leader syndicaliste qui s’est pris un procès pour harcèlement sexuel. Je sais qu’il te fait pas peur, mais moi, ses petits yeux comme tu dis, ils me glacent le sang plus que cette boule de poussière qui me paie mes prochaines vacances à Majorque.

— J’ai pas lu l’article, Carlos l’a arraché avant, c’est vrai que le plaignant était le fils d’un des patrons de sa boîte ?, demande une combinaison assise à la droite de Haider.

— Ouais, confirme-t-elle avant de baisser la voix. Paraît qu’ils avaient une liaison et que Carlos s’est fait jeter comme un malpropre. Paraît qu’il a essayé de se venger en lui coupant les couilles mais qu’il s’est fait attraper avant. Paraît que la boîte voulait le révoquer et étouffer l’affaire mais qu’une fuite dans les médias l’en a empêchée. Que c’est pour ça qu’il s’est trouvé muté ici. Le plus loin possible des couilles du fils à papa !

Les rires des Ceinturions couvrent le vacarme du rover, mais Rafia Haider n’en a pas fini.

— Paraît que le fils du patron, l’amoureux de Carlos, reprend avec difficulté la Ceinturionne, les yeux mouillés de larmes… Paraît qu’il te ressemble comme deux gouttes d’eau, Franck !

L’hilarité est générale, elle contamine l’ensemble du rover jusqu’à son conducteur et son copilote, restés seuls à l’avant. Le chef des Ceinturions laisse les rires s’apaiser, puis il les éteint complètement en levant le menton, signe qu’il va prendre la parole :

— Je le toucherais pas avec un bâton cet espèce de pervers. De toute façon, je vais vous le dire les gars, on n’est simplement pas de la même classe. Même s’il se débrouille toujours pour mettre le moindre progrès social dans l’usine sur son compte, les vrais héros ici, tout le monde sait que c’est nous !

Les Ceinturions hurlent comme des loups comme le rover file sur la piste poussiéreuse, la Ceinture a disparu, son sourire aussi.

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