1.4. Jules Faubosse
— Elle est magnifique, magnifique et terrible. Est-ce que vous ne tueriez pas pour elle ?
La progression du rover est rythmée par les soupirs de Jules Faubosse, il geint à chaque cahot. L’émissaire respire fort, fronce les sourcils devant le panorama, évite de croiser le regard de la Terre. Il fuit également celui de Theo Hypnos, l’homme assis face à lui.
Les officiels Constelliens, au nombre desquels ne figurait pas le gouverneur en poste, Louiza Hera Hypnos, la femme du directeur de l’usine de production d’énergie solaire, l’ont accueilli avec une certaine froideur. Il faut dire que les fonctionnaires de l’ONU et les émissaires du Consortium tels que Jules Faubosse n’ont jamais su travailler ensemble depuis la fondation de Constellation et de ses postes avancés. Le couple Hypnos, lui employé du Consortium et elle ex-ambassadrice de l’ONU devenue gouverneur de la colonie terrienne sur la Lune, est unique. Presque monstrueux, tour à tour décrié et admiré parmi les colons sympathisants de l’une ou l’autre entité.
On l’a donc déposé dans le rover personnel du couple Hypnos avant de lui souhaiter bonne chance.
Le trajet lui est visiblement un supplice, des tics nerveux tordent ses lèvres, creusent ici ou là sa peau pourtant totalement dépourvue de rides ou même de grain. Le directeur l’observe avec inquiétude, il est nerveux lui-aussi.
— Je ne sais pas comment vous faites pour ne pas exploser !, s’exclame-t-il. J’aurais voulu m’arracher les yeux pour les garder ouverts, lors de mon arrivée, mes premiers instants ici. Pensez… Ma première nuit sur la Lune ! Vous n’êtes jamais venu, n’est-ce pas ?
L’émissaire, un homme à la carrure imposante, au visage fin et anguleux, ne répond pas immédiatement. Il hésite un court instant puis il lève les yeux et les plante dans ceux de son interlocuteur avant de les rabaisser immédiatement.
— Je... je n’aime pas les grands espaces vides, soupire-t-il.
Theo Hypnos se penche sur Jules Faubosse comme ce dernier s’enfonce dans son fauteuil. Il esquisse un sourire de diplomate que l'émissaire ignore, puis il reprend, sur un ton conciliant :
— Je comprends, parce que vous quittez notre berceau, vos frères et sœurs, vous imaginez qu’alunir, c’est se diviser, s’isoler, trahir son humanité. A peine arrivé, la première chose que vous faites, c’est reprocher à la Lune de ne pas être la Terre… Et vous ne souhaitez qu’une chose : rentrer. C’est naturel ! Au fait, je réitère mes excuses au nom de ma femme Louiza, elle était proprement catastrophée de ne pas pouvoir vous accueillir personnellement… Elle se faisait une joie… Malheureusement indisposée…
Alors que la voix de Hypnos s’alourdit à mesure que ses excuses se font moins convaincantes, l’émissaire montre des signes d’impatience. Il bat l’air des deux mains.
— Elle n’était pas là, peu importe, et je... je ne suis pas là pour ça de toute façon. L’ONU et le Consortium ont chacun leur agenda, je... je n’attends pas qu’on m... me lèche les bottes.
— Bien-sûr, bien-sûr, murmure le directeur, sceptique. La colonie fonctionne ainsi depuis le début: le Consortium apporte le plus gros des ressources matérielles et l’ONU son expertise diplomatique et administrative. Évidemment, l’un et l’autre essaient de mettre leur nez dans les affaires des autres tout en reprochant à l’autre de faire ce que lui-même fait avec autant d’aplomb… Cependant votre arrivée...
Le directeur Theo Hypnos est un homme rougeaud à l’épaisse chevelure blonde et dont le bouc et les favoris flamboient. De taille moyenne, il porte des talonnettes dans ses chaussures à semelles magnétiques. Elles couinent sous l’effet de la chaleur et du frottement.
Le rover chemine vers le sud-est, gravit précautionneusement la crête érodée d’une colline poudrée de régolithe. Theo Hypnos se recule et projette son regard sur le chemin poussiéreux, il tripote son épingle de cravate et lance parfois sur l’émissaire des regards interloqués.
— « Nous sommes des aventuriers au cœur de terre et notre tête est pleine de peurs », c’est ma femme qui m’a dit ça quand elle m’a rejoint ici, se remémore-t-il. Croyez-moi, monsieur Faubosse, c’est nous, les colons permanents, que vous finirez par appeler les « grands espaces vides ».
L’émissaire sursaute légèrement, un long frisson lui parcours l’échine, le mouvement tout juste perceptible a sans doute échappé au directeur. Durant un très court instant, son visage fermé se métamorphose et la peur laisse place à de l’excitation, d’abord, puis, quand il lève la tête sur le directeur, de la haine.
Une masse sombre apparaît alors à une centaine de mètres devant eux, sur le côté de la route opposé au village. Le directeur plisse les yeux, pousse un soupir, il a soudain l’air découragé. Les deux silhouettes agiles du Brontargès se meuvent près du cadavre roulé en boule, ils établissent un périmètre de sécurité comme le rover passe devant eux.
L’émissaire tourne lentement la tête en direction de la scène de crime, le directeur se ratatine sur lui-même, puis il bondit sur son fauteuil comme un enfant surexcité.
— Je sais comment faire passer votre petit coup de blues, s’écrie Theo Hypnos avec un enthousiasme excessif.
Jules Faubosse sursaute et détourne les yeux de la fenêtre, avec une lueur de gratitude, semble-t-il. Au dehors, les deux policiers poursuivent leur étrange ballet. Pendant que l’un enfonce un long piquet dans le sol, s’élève légèrement à chaque coup de masse, l’autre y attache une bande de police jaune en esquivant l’outil à la tête abîmée.
— Je... je ne compte pas m... m’éterniser, répond-t-il, évasif. Une fois m... mon travail accompli, je... je rentrerai par la première navette disponible. Je... je n’éprouve pas de mélancolie.
Le directeur fronce les sourcils et son hôte soulève douloureusement les siens. Ses yeux roulent involontairement vers l’imposante présence bleutée dans la bordure du ciel mais ils s’arrêtent avant, il est encore incapable de la regarder en face.
— Vous ne restez pas pour l’élection ?, demande Theo Hypnos en feignant de le regretter. Je pensais que le Consortium aimerait avoir un observateur sur place… Ma femme est bien partie pour être réélue, j’espère que ma position unique n’est pas devenue un… frein pour le Consortium depuis la dernière fois ?
L’émissaire émet un bruit de gorge sans daigner répondre au directeur. Il tourne la tête et cherche quelque chose à regarder dans l’habitacle du véhicule qui ne soit ni le directeur ni l’un des hublots donnant sur les vastes étendues lunaires.
La scène de crime approche doucement et le rover ralentit pour ne pas l’arroser de poussière. Le Brontargès n’est plus qu’à quelques pas, il a interrompu son travail et se tient tous deux parfaitement immobiles, côte à côte. L’un porte la lourde masse calée sur son épaule et l’autre pose une main sur un globe protecteur. Les deux yeux rouges inquisiteurs accompagnent longuement le passage du véhicule sur la route avant de reporter leur attention sur le cadavre déchiré et cassé ramassé devant eux.
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