1. 5. Les Sélénites

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D’Arc, Sergent, Bell, Rita, Buffy et Malala progressent en formation serrée, elles approchent du chemin périphérique. À chaque pas, un seul pas pour tout le groupe, elles dégagent un petit nuage de régolithe qui semble les pousser plus qu’il ne les accompagne.

Elles traversent une zone d’aspect cataclysmique, les multitudes d’impacts d’astéroïdes interprètent la carte du ciel comme si on y avait posé une loupe. Sur leur gauche, Constellation, le cœur de la colonie. Sur leur droite, l’horizon si proche forme une courbe vertigineuse.

Tout autour d’elles, le paysage défile, inébranlable mais pas immobile. Vivant, pour l’œil attentif. Les arêtes des cratères se découpent sur un ciel noir incandescent semblable à une robe tissée d’ondes et de particules. Non loin de là, la Terre trône dans son aura de fausse majesté, impose sa loi, son dur œil bleu, et s’approprie le ciel. Coupable d’être trop grise, la Lune ne peut que se taire. La Terre, elle, gouverne.

Le long du chemin poussiéreux, sous leur apparence immuable, de petites dunes et des collines se laissent polir par le temps. Elles sont jonchées de cailloux, de pierres et de rochers ridés qui progressent une fraction d’éternité après l’autre avant de disparaître au dos d’un relief encore plus âgé qu’eux. Il y a de la vie, ici, de la vie et des douleurs, d’anciennes traces d’accidents, des cicatrices creusées seulement hier et des protubérances sensibles tels des kystes minéraux.

Les Sélénites planent, chahutent, jouent à saute-mouton, se lancent des poignées de régolithe. Un rover les dépasse tout doucement. Deux ombres inquiètes sont assises sur la banquette arrière.

— La dernière à la station est un kolee sans semelle !

Par cette provocation, Rita donne le départ de la course, les Sélénites abandonnent leurs jeux et s’élancent. La station de monorail est visible depuis le chemin, Constellation s’étend un peu plus loin. Les six jeunes femmes se bousculent, se déstabilisent sans ménagement, s’empoignent par le bras, la jambe, le pied, les épaules, elles s’esquivent avec élégance, se frôlent sans se toucher, ajustent leurs trajectoires de façon presque magique, sans appuis ni propulseurs, simplement grâce à une maîtrise parfaite de leur corps.

À chaque fois qu’une Sélénite passe dernière, elle annonce sa punition en chantant :

— Lambine du bal, je déballe mon gage: euh... je nettoie les chiottes des vestiaires toute la semaine !, hésite Sergent.

— Lambine du bal: Dire à Bondurand qu’il a une sale haleine et que les clients commencent à s’en plaindre !, suit Buffy alors qu’elle vient d’essuyer un coup de pied dans le casque.

— Lambine du bal: je ne dirai pas un mot de toute l’année !, plaisante Bell en langage des signes une fois qu’elle est repassée tout devant.

— Lambine du bal: je repasse les affaires de Buffy pendant un mois !, jure Malala.

— Lambine du bal: je passe le balai au sanctuaire !, enchaîne D’Arc courageusement.

— Lambine du bal: je m’occupe des courses !, conclut Rita, sans trop se presser.

Juste avant d’arriver, Sergent, l’avant-dernière, intercepte Rita, qui la suit de près, crochète son bras pour tourbillonner avec elle et l’empêcher de toucher la station. Elle la propulse après deux tours d’élan contre un gros bloc de régolithe devant lequel Rita effectue une torsion une fraction de seconde avant de s’écraser, puis elle pose ses pieds à plat contre le rocher pour rebondir en direction du groupe qui l’accueille comme il se doit.

— Les courses pour la semaine !, piaille D’Arc gaiement.

— Elle a pas précisé combien de temps, note Malala avec sérieux. Je vote un mois !

— Secondé, approuve sa sœur.

— D’accord, d’accord, se résigne Rita, affable. Un mois, mais d’abord, je veux savoir à quoi ressemble l’émissaire, là, le type du Consortium qui vient d’arriver. Mes Sista, vous l’avez vu, non ?

Elle se retourne vers D’Arc et Sergent qui font leur quart du matin au spatioport.

— Il avait l’air plutôt sévère, vu depuis le guichet, commente Sergent.

— Je crois qu’il essayait de cacher sa peur, rebondit D’Arc. Plutôt bel homme je dirais, grand, costaud, mâchoire carrée, bien habillé. Ksorma, Rita, essaie de garder tes distances cette fois-ci !

— S’il est beau garçon, je saurai faire de ma corvée de courses un plaisir, un petit kolee qui vient d’arriver, faut lui montrer le pays !

Les Sélénites éclatent de rire tandis que Rita effectue un pas de danse, imitation parfaite d’une scène de Gilda.

— Je me demande quand même pourquoi il est venu. Je veux dire pourquoi il est vraiment venu, commente Rita rêveusement.

— Pour annoncer de mauvaises nouvelles, ça c’est certain, crache Malala, soudain agitée. Tout ce qui vient de Pupee ne peut qu’être mauvais, et on dit que ce type est un cost-killer réputé là-bas. En parlant de Pupee, vous avez vu sa trogne ?

Les Sélénites lèvent la tête. Non loin de là, dans le ciel, la grande planète bleue s’affiche. Elle trempe son pinceau chevroné dans les rayons d’un Soleil en grande partie masqué sous l’horizon, applique une touche dorée sur ses parties émergées. La Terre a tiré un voile blanc et lumineux devant elle, comme une fine mousseline de soie, mais ni la mousseline ni l’or dérobé au Soleil ne dissimulent entièrement son visage sombre. Parcourue de nœuds mouvants, de petites plaques ocre grouillantes de vie, d’instables poches outremer aux nuances bleuet, elle reste belle, malgré tout, belle et désirable. Mais inquiétante.

— C’est Pupee Kholi, souffle Buffy en haussant les épaules. Elle est dans sa mauvaise phase, c’est tout, elle a toujours cet air menaçant à cette époque.

Sa sœur acquiesce sans paraître véritablement convaincue.

— C’est quoi, un cost-killer ?, demande Sergent, reprenant le fil de la discussion.

— Un mec qui s’occupe de virer les gens, annoncer des restrictions, des coupes dans le budget, ou pire, qu’une boîte va fermer, explique Buffy. C’est sans doute pour ça qu’il est costaud. J’imagine que c’est plus simple avec un peu d’intimidation non-verbale…

— Bah, au moins il travaille, la coupe Rita en continuant de danser en compagnie d’un compagnon invisible. Il est vraiment mignon, hein, D’Arc ?

— Il a du Matos, je trouve.

— Comment tu sais ça ?, s’esclaffe Rita en pirouettant vers elle.

— Pas du matos, du Matos, comme ce type dans Salammbô, le bouquin que j’ai lu la dernière fois que j’ai emprunté la tablette d’Hypnos.

— Oulala, dire que tu traites Bell d’intello, la raille Rita.

— Sérieusement, Sista, c’est sérieux là !

Malala prend Rita par le poignet pour capter son attention.

— Justement, tu parles de Khuda Hypnos… Vous comprenez, Sista, qu’on risque gros avec cette élection ? Louiza a tendance à faire comme si on n’existait pas, mais Theo Hypnos, lui, c’est notre principal soutien dans la kolo, pour ne pas dire le seul ! Si le Consortium arrive à placer son candidat au poste de gouverneur, vous allez moins rigoler !

— On en saura davantage très bientôt, j’imagine, soupire D’Arc en faisant signe à Sergent que le monorail ne va pas tarder à quitter le quai. En attendant, faut qu’on y aille Malala !

Avant de se retrouver au prochain quart, les Sélénites se séparent entre celles qui vont faire leur service au Clair de Terre, et celles qui rejoignent directement l’usine. La station est un dôme imposant construit tout en hauteur, à la lisière du village, la voie de monorail enveloppée dans un tube hermétique en sort comme une immense langue attouchant la surface. Sergent ouvre le sas puis se précipite à l’intérieur, D’Arc sur ses talons. Après une douche magnétique, elles passent un second sas, confient leur combinaison au vestiaire autoporté et prennent l’ascenseur. Le monorail démarre. Bell, Rita, Buffy et Malala prennent la direction du Clair de Terre.

Bientôt, les quatre Sélénites arrivent tout près de la vieille ville. Elles passent quelques bâtiments, croisent deux colons maladroitement arrimés à leur tire-fesse, débouchent au milieu d’une grande place longeant le flanc déchiré du cratère Shakleton. À deux pas du Pôle Sud, les tout premiers colons avaient atterri sur ce site depuis rebaptisé la « Vieille Ville », conservée intact comme lieu d’éducation et de mémoire. À l’exception des empreintes de pas, il n’y a rien, pas la moindre trace de vie humaine.

Bell, Rita, Buffy et Malala longent l’avenue sans s’arrêter. Elles ne fréquentent que rarement cet endroit. La place est un rectangle bordé par le cratère au sud, un dôme à l’est et le bâtiment ISRU, le centre de recyclage des matières essentielles, à l’ouest. Au centre de la place se dressent cinq bulbes de quatre mètres de haut disposés en carré, avec un cinquième au centre légèrement plus grand que les autres et des couloirs fermés reliant les bâtiments entre eux. C’est le comptoir originel établi par les premiers colons, les capitaines Hernst, Zheng, Evans, Boisvert, Huang, Bodrov, Santos Cavalcanti et Kiudo. Ces petits modules à l’apparence fragile constituent le germe de la Constellation moderne qui s’étend tout autour. Un musée qu’on visite de moins en moins souvent.

Alors qu'elles survolent l’avenue côté sud, les Sélénites se taisent soudain, comme par réflexe, comme elles longent un renfoncement sur le flanc du cratère. C’est l’entrée du cimetière. Les martyrs de Constellation, ceux qui ont payé le prix fort de la colonisation, y reposent.

Le cimetière est une grotte aménagée, une alcôve naturelle et profonde, agrandie, creusée sous l’épiderme de la Lune comme la marque ancienne de l’aiguille cherchant une veine frémissante. Les colons s’injectent un peu de mort sous la surface, mais la cicatrice reste visible, ils ne la referment pas, ils la gardent béante comme pour en faire le réceptacle de leurs larmes.

Les Sélénites prennent leur temps, jouent à se déséquilibrer l’une l’autre, font la course, profitent de leur parfaite maîtrise de la micro-pesanteur lunaire. Évoluant entre les dômes, elles semblent parcourir la surface d’un cerveau gigantesque, au creux d’un sillon, entre des rangées de lobes gonflés d’une activité secrète.

Elles se faufilent à toute vitesse dans le boyau d’une rue transversale, bondissant et rebondissant les unes contre les autres pour tenter de gagner la troisième avenue en tête. Les épaules s’entrechoquent, des grains de régolithe agglomérée protégeant les dômes des radiations s’envolent à leur passage quand elles rayent les murs avec les extrémités de leurs bottes. Bell arrive la première. Elle s’arrête. Le jeu s’interrompt. Rita, Buffy et Malala la rejoignent. Elles parcourent les derniers mètres qui les séparent du Clair de Terre sur un rythme plus modéré.

Derrière elles, un bâtiment administratif et un atelier de réparation, deux immenses lobes à l’allure de verrue disgracieuse. Sur la droite, les bâtiments sont relativement petits et circulaires, mais sur la gauche, moins nombreux mais bien plus volumineux, les dômes ont la taille de hangars pouvant abriter plusieurs centaines d’individus chacun.

Constellation, en surface, est construite selon un plan très simple. Un quadrillage de trois avenues parallèles et quatre rues transversales. Il ne s’agit que de la partie émergée du village, la partie invisible est bien plus importante. Toutes les habitations, une bonne partie des serres, le dispensaire, quelques commerces et l’indispensable coffre de réserve sont situés sous leurs pieds. On pénètre en Sub-Cons, comme disent les colons, depuis certains dômes, ou bien, pour les véhicules, par un tunnel aménagé côté sud.

Des deux mains, Bell effectue une série de gestes rapides et évocateurs.

— S’il l’amène, je lui ferai un scone et une courbette, répond Rita en prenant une pause séductrice.

Malala et Buffy éclatent de rire comme les Sélénites atteignent l’entrée du Clair de Terre.

— Ksorma !, s’exclame Malala tout en jaillissant sur Buffy pour la pousser sur le côté du trottoir.

— Hé… Sista…, maugrée Buffy, surprise, avant de redresser sa trajectoire et de se rattraper en souplesse, deux doigts posés contre le mur du diner.

— Hé, tu te crois où, botte-en-plomb ?, grogne Malala en direction du colon qui vient de manquer de peu de leur rentrer dedans.

— Sur un tire-cul, ma petite ! Bouge de la ligne si tu veux pas te faire percuter !, répond le colon via le canal de communication directe.

Malala s’écarte d’un pas et laisse passer un autre colon en blouse rose qui incline timidement la tête. L’avenue est arpentée de long en long par des files de tire-fesse qui servent de moyen de locomotion dans la ville. Les Sélénites ne s’en servent jamais, leurs mouvements sont infiniment plus gracieux et efficaces que ceux des colons dont les habitudes terrestres ne disparaissent jamais vraiment.

— Il ne se rend même pas compte qu’il a l’air ridicule au bout de son fil, cette espèce de…, commence Malala.

Elle tend une main vers sa sœur qui la décline.

— On dirait des vers de terre, glousse-t-elle.

— Oui, renchérit Malala, des rangées de vers de terre au bout de leur hameçon qui attendent de se faire gober…

Bell fait un signe, c’est l’heure.

— Oui, Bondurant n’aime pas qu’on soit trop à l’heure, alors c’est pire quand on tarde, abonde Rita.

Mais Malala reste immobile. Les yeux tournés vers le colon qui a failli la heurter, elle murmure quelque chose à voix basse.

— Quoi ?, demande Buffy, impatiente.

— Ils nous a vues mais il n’a rien dit, rien fait, souffle Malala un peu plus fort. Comme s’il s’en fichait de ce qui allait se passer…

— Mais non, il était juste distrait. Allez, viens, insiste Buffy en la tirant par la combinaison.

— Les kolee, poursuit Malala sans faire attention à sa sœur, les yeux toujours fixés sur le dos du colon s’éloignant, ils voient venir mais ils ne font jamais rien. Ils sont… Si on ne se pousse pas, ils nous écrasent. Mais s’ils tombent sur quelque chose de plus fort qu’eux ? Est-ce qu’ils dévient ? Est-ce qu’ils s’arrêtent ? Font demi-tour ? Non ! Tu aurais pu être une pierre de skeen de cinq-cent kilos, ils aurait continué sans rien dire et se serait plaint après s’être écrasé ! Quelle bande de… de…

Buffy la prend par la main de force, mais avec douceur.

— Allez viens, dit-elle, Sista, tu t’emportes contre le rin. Allons en cuisine ça te changera les idées. C’est la prophétie qui te tracasse, les trois tremblements de Daajee, mais peut-être qu’on a mal interprété les pierres ?

— Toute les six ? Ensemble ? Impossible.

— Plus impossible que de voir Daajee trembler ?

Malala repousse Buffy avec un air écœuré.

— Mais tu ne crois donc en rien, Buffy ?

— Allez…

— Chaque fois que tu refuses de participer à la cérémonie, c’est comme un coup de poignard, tu sais ? À chaque fois, je me dis que tu me caches des choses… Ma propre petite sœur !

Démunie face aux larmes qui commencent à couler sur les joues de sa sœur, Buffy la prend dans ses bras.

— Mais non… on va les prévenir, les kolee, on va leur dire de faire attention pour le reste de la nipte au moins. Ils nous prendront pour des folles, comme d’habitude, mais ça ira, tu verras, ils seront tellement soulagés d’être vivants le khun venu qu’ils célébreront ça en rentrant sur Pupee et on sera enfin tranquilles !

Elle s’écarte un peu de Malala et lui sourit tendrement. La réponse est cinglante :

— Tu ne crois en rien et tu ne prends rien au sérieux, répond Malala avec peine. Je m’emporte « contre le rin », comme tu dis… Tu es comme eux, au fond, t’es exactement comme…

— Tais toi ! Ne dis jamais ça !, la coupe Buffy, empourprée, avant de tourner les talons, furieuse, et de pénétrer dans le diner.

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