1.7. L'Usine
Le moteur du monorail gronde, les rails tremblent et grincent, les pulsations de l’engin font vibrer la fine couche de régolithe plaquée contre le tube pressurisé transparent qui l’enveloppe. Theo Hypnos et Jules Faubosse discutent, assis dans le carré du fond du wagon de tête.
Faubosse glisse les mains sous ses cuisses et se mord les lèvres. Hypnos le remarque et poursuit la conversation comme si de rien n’était. Il sort un livre de sa serviette. Le Sphinx des Glaces, de Jules Verne. Une édition ancienne qu’il manipule amoureusement. Faubosse l’ignore complètement.
Hypnos pointe un doigt vers le ciel. L’émissaire le suit du regard et ses yeux s’écarquillent : à cet endroit du wagon, le toit est transparent. Un ciel d’un noir intense, comme chargé d’électricité, prêt à bondir. Le directeur lui fait un geste amical mais l'émissaire refuse de s’intéresser. Sur sa droite, suspendu au-dessus de l’horizon, l’océan Pacifique, engagé dans une marée céleste, mouille la fenêtre. Sur sa gauche, des à-pics d’escarpements de failles et des bordures de cratères dessinent un paysage sinistré. Cerné, le fonctionnaire ferme les yeux.
Le profil bosselé de Constellation s’éloigne à vitesse croissante. Elle est comme blottie au creux d’une plaine étroite épargnée miraculeusement par les meurtrissures qui s’étendent tout autour d’elle. Au-dessus d’eux, le ventre de leur mère, gonflé et séducteur. À leurs côtés, un paysage stérile et presque abstrait. Le contraste est saisissant.
Les minutes défilent, le directeur abandonne la partie, l’émissaire s’est ratatiné sur lui-même, et au détour d’une brusque plongée sous la croûte des hauts plateaux, l’usine apparaît enfin.
C’est un ovale immense aux milliers de nuances de vert, de jaune et d’orangé, un vaste objet étincelant avec une haute tour argentée et ornée d’un disque plantée en son centre. Et tout autour, une mer solide et grise couverte de dunes crème et de pierres en rivière intérieure.
La centrale de production d’énergie solaire, ʺl’usineʺ, comme la surnomment simplement les Constelliens, est au cœur de la première phase du projet de colonisation mené conjointement par le Consortium et l’ONU. C’est en grande partie grâce à elle que tout fonctionne sur Constellation et dans les bases avancées. La seconde phase de la colonisation commencera quand la Ceinture sera achevée, ce qui ne doit plus tarder. La Ceinture, qui s’étale sur l’équateur, est le projet ultime du Consortium. Une interminable bande de capteurs dernière génération recueillant la lumière solaire en continu avant d’être transformée et envoyée sur Terre par ondes radio. En théorie, l’énergie produite sur la Ceinture suffirait à satisfaire aux besoins annuels de toute la planète.
L’ovale de l’usine, sous l’effet de la perspective mouvante, s’arrondit peu à peu. Hypnos se lève, il fait de grands gestes enthousiastes en décrivant « son » usine. Elle a été dessinée comme un œil avec une pupille au centre entourée d’un iris . Celui-ci est en fait recouvert d’un immense champ de miroirs paraboliques, des héliostats, qui suivent la course du Soleil et concentrent ses rayons au sommet de la tour centrale, la pupille, dans un foyer collecteur. Là, un fluide caloporteur réchauffé par les rayons solaires est conduit dans une chambre où il produit de la vapeur d’eau, qui, elle-même, actionne des turbines produisant de l’électricité. Tout le temps de la journée lunaire, l’usine stocke l’énergie et en dépense un minimum grâce aux collecteurs annexes et aux héliostats individuels des bâtiments de la colonie situés dans des zones ensoleillées, et la nuit, loin de s’endormir, elle subit un contrôle complet et un lessivage soigneux.
Les formes arrondies de l’usine semblent plaire à Jules Faubosse, il ne rechigne plus à porter son regard au-dehors et fixe le champ d’héliostats et la majestueuse tour argentée avec intérêt, comme un phare au milieu d’une mer déchaînée.
Aux abords de l’usine, la Lune présente pourtant un visage apaisé. Plus de cratères béants et de cataractes de roches prisonnières du temps comme près du Pôle Sud. Nichée au cœur d’une grande cuvette tassée de poudre grise recouvrant une coque sombre aux entrailles olivâtres, l’usine est un œil brillant sur un front gris reposé.
Plusieurs secteurs distincts la composent : la tour, le champ de miroirs, et au coin de l’œil, divers bâtiments plus discrets dont celui où sont rassemblés les turbines et les transformateurs. De là partent les lignes enterrés qui répartissent l’énergie transformée vers la colonie et ses différents postes avancés scientifiques et militaires.
Les vestiaires, le réfectoire, la cuisine, les ateliers et tout ce qui est destiné au confort des employés se trouvent à la base de la tour, sous la surface. Au rez-de-chaussée, les bureaux, les labos, l’infirmerie, le PC sécurité et la salle polyvalente s’alignent en enfilade tout autour d’un grand hall central. Au-delà de la proximité immédiate de la tour et des différentes salles, sous l’immense champ de miroirs et plusieurs couches de matériaux renforcés et filtrants, s’étend une vaste serre. Traversée par quatre tunnels de communication qui relient le hall central aux différents bâtiments répartis autour de l’œil dont la station de monorail, la salle de stockage et la salle du générateur, la serre est divisée en quatre zones aux climats distincts. Des climats importés de la Terre.
Le monorail prend son temps. Il pénètre doucement sur le site de la centrale en descendant une longue pente douce jonchée de pierres creusées d’olivine et de basaltes noires, il glisse avec précaution à quelques mètres au-dessus du sol comme un équilibriste sur son fil avant de se rapprocher peu à peu de la surface et de pénétrer dans le sas de la station.
Jules Faubosse, empressé, suivi de Theo Hypnos, sont les premiers à quitter leur wagon. Ils longent le quai, passent un portillon, arrivent au début d’un tunnel courant sur plus d’une centaine de mètres. Le directeur fait une pause calculée. L’émissaire le regarde sans comprendre. Le directeur ne dit rien, il sourit et laisse l'émissaire parcourir le tunnel des yeux. Faubosse met un certain temps à s’habituer à l’éclairage, très vif.
— Que voulez-vous me…, commence-t-il en portant une main vers ses yeux pour atténuer l’éblouissement.
Le plafond est opaque, parcouru de longues bandes de néons couleur rose qui éclaboussent tout le couloir d’une marée de lumière fluo. Mais sur les côtés, les parois transparentes laissent tout loisir d’admirer ce qui se trouve directement sous les héliostats, dans cette partie de la serre posée sur la Lune à près de quatre-cent mille kilomètres de la Terre. Jules Faubosse en a le souffle coupé.
— C’est… ce sont…
Theo Hypnos arbore une expression satisfaite.
— Des palmiers, oui, des figuiers, des fougères, différentes sortes d’Albizia et d’Annona, des ficus, des calebassiers, un peu plus loin, des palétuviers… Ce tunnel longe la section tropicale de la serre, sur votre droite, mais il y a également une zone désertique, une zone tempérée avec divers jardins thématiques, sur votre gauche, un labyrinthe, un jardin japonais, des sections entièrement dédiées à la culture de fruits et de légumes. Ce n’est pas l’unique serre sur la Lune, mais en toute modestie, c’est de loin la plus belle et la plus grande.
— C’est magnifique, admet Jules Faubosse à contrecœur.
— Ah ! Brillant ! Vous et moi partageons au moins la passion des plantes, s’exclame le directeur, extatique , tout en nommant les espèces d’arbres et de plantes qu’ils croisent. C’est ma femme, Louiza, qui a tout dessiné. Quand elle est arrivée ici, il a bien fallu s’occuper. Elle n’a pas du tout la main verte, mais elle est capable d’imaginer des jardins proprement merveilleux et poétiques. Elle a donc donné quelques conseils aux responsables des rares espaces verts de l’époque. Et puis on s’est rendu compte que les parcs rendaient les colons heureux, en tout cas qu’ils étaient très appréciés. Alors un poste a été créé spécialement pour Louiza, Directrice des parcs et jardins. Le chantier des serres de l’usine était gigantesque, extrêmement coûteux et peu rémunérateur, mais grâce à notre lobbying et au soutien sans faille des colons, nous avons su convaincre le Consortium d’investir dans ce projet. Cette victoire a sans doute précipité son élection au poste de gouverneur. Louiza, ex-ONU doit donc en partie son élection au Consortium, ha !
Theo Hypnos lance un grand sourire à l’émissaire. N’obtenant pas de réaction de la part de ce dernier, il poursuit :
— Tout ça pour dire que cette guerre entre l’ONU et le Consortium est ridicule et que Louiza et moi-même feront tout ce que nous pourrons pour inciter les colons à dépasser ces clivages grotesques.
Hypnos saisit soudain Faubosse par le bras et l’entraîne sur le tapis roulant qui parcours le couloir dans les deux sens.
— Capter les rayons du soleil et les transformer en électricité, faire fonctionner une colonie entière, c’est un bel achèvement, fanfaronne-t-il tandis que l’incroyable forêt défile à ses côtés, mais faire pousser la vie sur ce cailloux décrépi, ça c’est un triomphe ! Je crois, je suis persuadé, qu’il est possible de s’installer ici durablement. Vous avez entendu parler du projet de terraformation… Je dois vous avouer que je j’échangerais volontiers cette forêt tropicale pour savoir ce que pense réellement le Consortium de tout ça.
L’émissaire se renferme un peu plus sur lui-même. Il se détourne, fait semblant de s’intéresser à un arbre aux feuilles longues et dentelées. Le directeur fait écran, il hausse légèrement le ton.
— Allons, allons, je sais très bien pourquoi une rencontre avec Carlos Pontus a été organisée sans même me demander mon avis. Les élections ne sont que dans quelques jours, Dieu sait quelles sortes de négociations sont entreprises dans mon dos… Le Consortium veut sans doute obtenir le report des voix vers son candidat. Peut-être même qu’il souhaite soutenir Carlos Pontus secrètement, qui sait ? Tout sauf un autre candidat chapeauté par l’ONU, j’imagine. Je ne suis pas idiot, vous savez, j’ai bien conscience que notre tâche ici est sur le point de s’achever. Bientôt, l’usine sera devenue obsolète, elle ne servira plus qu’à fournir une énergie de complément aux quelques casernes militaires chargées de protéger les sites stratégiques. D’après la feuille de route officielle, l’usine devrait rester active encore quelques années, le temps d’éprouver la fiabilité de la Ceinture à long-terme. Mais alors que l’exploitation de la Lune est sur le point de devenir autosuffisante, à quoi servirons-nous ? Nous n’avons plus rien à faire ici, n’est-ce pas ? Vous l’avez compris, ce n’est pas tout à fait mon point de vue. Il y a les Sélénites, d’abord...
Le directeur s’interrompt : le tapis roulant achève sa course devant eux. Ils se dirigent vers une immense double-porte hermétique couverte néons roses et qui prend toute la hauteur et la largeur du couloir. Il actionne un mécanisme d’ouverture, la porte s’ouvre, le néon clignote et ils s’engouffrent dans l’usine à proprement parler.
Une fois encore, Jules Faubosse doit se protéger les yeux : le grand hall où ils viennent de pénétrer baigne dans une lumière encore plus vive que le tunnel. Ici, les néons de différentes couleurs partant des quatre tunnels se mêlent au plafond et sur les murs dans une décharge de tonalités éclatantes. Le rose du couloir est, le jaune du couloir ouest, le vert du couloir nord et le bleu du couloir sud.
Un homme de grande taille, aux larges épaules et à l’air pressé les accueille. Des employés en blouses colorées entrent et sortent des salles adjacentes, patientent devant les cages d’ascenseur signalées à grands renforts de signaux rougeâtres et enchâssé dans le cylindre imparfait de la tour. Le directeur semble surpris de se trouver soudain nez à nez avec cet homme vêtu d’une blouse blanche avec deux bandes noires sur sa manche gauche. Son nom est inscrit sur son badge : Edward Mills.
— Directeur, laissez-moi vous aider. Vous avez toujours quelque chose à faire, je conduirai Monsieur Faubosse auprès du camarade Pontus.
Theo Hypnos tique en entendant le nom du leader syndicaliste. Ses joues s’empourprent et il s’apprête à répondre quand D’Arc et Sergent passent à leurs côtés et le saluent chaleureusement. Il s’illumine et se détourne.
— Bien, je vais donc regagner mon bureau, fait le directeur en tendant une main vers l'émissaire. Monsieur Faubosse, si vous avez besoin de moi, n’hésitez pas…
Il laisse sa phrase en suspens, Jules Faubosse ignore sa main tendue et suit déjà Edward Mills en direction de l’ascenseur.
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