Chapitre 1 : Poison - Partie 2
Deux garçons nus couraient dans les couloirs du palais d’Isendorn. Le premier retenait tant bien que mal la serviette qui cachait ses parties génitales, le second l’avait perdu depuis bien longtemps. Aranwë Balrarion devait se trouver dans son lit à quelques minutes du lever du soleil et il faisait tout pour que ce soit le cas. Comme bien souvent ces derniers jours, il avait passé la nuit en compagnie d’un de ses nombreux amants. Le jeune homme blond qui le suivait se trouvait être un noble d’une famille rivale de la sienne, invitée pour un banquet. Quelque part, leur petite aventure nocturne permettrait de calmer les tensions futures, lorsque leurs pères respectifs ne seraient plus de ce monde et que viendraient le moment de leur règne. Mais pour l’instant, tous deux n’étaient que princes, et l’homosexualité un pêché puni par toutes les Églises de la région.
Il freina dans le couloir qui menait aux appartements royaux. Ses pieds dérapèrent sur le carrelage et il se retourna pour voler un dernier baiser à son amant qui poursuivit son chemin avec hâte. Le jeune homme passa sur la pointe des pieds devant la porte de son père avant de se jeter dans la sienne et de fermer doucement la porte derrière lui, sourire aux lèvres. Quelle idée ils avaient eu de faire l’amour dans la bibliothèque à l’autre bout du palais !
Il jeta le drap qui cachait son entre-jambe et écarta grand les bras en se retournant, épuisé mais soulagé. Quelqu’un renâcla devant lui. Assise sur le lit, une femme ronde à l’air sévère le dévisageait, les bras croisés, nullement impressionnée. Ses cheveux gris tirés en arrière rendaient son visage encore plus froid qu’il ne l’était d’ordinaire. Aranwë déglutit dès qu’il réalisa la position dans laquelle il se trouvait. Avec lenteur, il se baissa pour ramasser la serviette et la repositionna à sa place d’origine. Ses joues se teintèrent du rouge de la honte. Il ne mit que quelques secondes à détourner le regard, mal à l’aise.
— Puis-je savoir où se trouvait Monsieur à une heure si tardive de la nuit ? croassa-t-elle. Cela fait plus de deux heures que j’attends Monsieur dans sa chambre et ses autres serviteurs ne l’ont trouvé nulle part.
— J’étais à la bibliothèque, mentit-il à moitié. Mon précepteur m’a demandé de lire ce roman connu sur… Euh… Sur un certain aventurier mythologique parti sur les traces de son père…
— Vous avez encore découché, n’est-ce pas ?
Aranwë baissa la tête comme un enfant. Marie-Rose, son ancienne nourrice et désormais gouvernante, n’était pas dupe. Elle connaissait très bien le rejeton qu’elle avait élevé et ses tendances nuptiales douteuses. Il n’y avait pas d’animosité dans la voix de la vieille dame, seulement un reproche féroce et désapprobateur.
— Mon prince, dois-je vous rappeler que votre père, Sa Majesté, est présent en ce moment ? Je n’ai rien contre vos aventures nocturnes, mais ne pourriez-vous pas attendre qu’il s’absente plutôt que de causer des frayeurs à la pauvre vieille dame que je suis ? S’il l’apprenait...
Le jeune homme soupira et s’avança vers sa penderie pour échapper à la conversation. Son euphorie s’était envolée avec son amant. Ses mains fouillèrent les tuniques et il opta pour une bleue large aux broderies dorées. Il jeta le vêtement sur son épaule et saisit des braies et des chausses qu’il enfila prestement. Il était trop tard pour dormir à présent, autant s’habiller. Sa gouvernante se leva et, par habitude, l’aida à défroisser son haut. Aranwë la laissa faire sans rien dire jusqu’à ce qu’elle ne lève une main pour arranger ses cheveux, lui arrachant un soupir. Il avait beau atteindre bientôt la vingtaine, aux yeux de sa Nanou, il restait un enfant incapable de s’occuper de lui-même.
Une fois habillé, Aranwë aida sa servante à ranger la chambre. Avant de fuir pour la bibliothèque, les deux princes avaient terminé les bouteilles de vin ici. Le jeune homme n’avait plus l’esprit très clair, mais un sourire étira son visage lorsqu’il découvrit sur le sol des “poèmes” remplis d’obscénités qui pourraient faire parler les commères de la région pour des semaines s’ils venaient à être rendus publics. Il les amena devant la corbeille, avant de se retourner et les cacher dans sa table de chevet.
Il alla ensuite à la fenêtre et ouvrit grand les vitres. La bise d’hiver lui caressa le visage. Ses yeux bruns balayèrent les jardins enneigés en contrebas. Comme chaque fin de semaine, son père allait à la chasse. Si le roi dormait encore, sa meute de chien, excitée, aboyait à s’en tordre les cordes vocales devant les chevaux qui les regardaient d’un œil blasé. Les palefreniers s’agitaient tout autour d’eux, des gamelles dans une main, de la paille dans l’autre, secondés par les cuisiniers qui chargeaient le chariot de victuailles et de draps pour éviter que le gibier ne salisse le bois. Aranwë méprisait cette tradition aussi violente que dangereuse. Pas plus tard que le mois passé, un duc était mort suite à un carreau d’arbalète perdu. La famille avait plaidé l’assassinat et le responsable, un nobliau dont plus personne ne se rappelait le nom, pendu dans la foulée. Sa famille avait incendié le manoir par vengeance et tous avaient péri dans les flammes. Quel gâchis pour un simple accident.
Il détourna les yeux pour regarder au-delà des murs de sa prison de briques fortifiées. Sur la place Clothilde, les marchands installaient leurs étals en prévision du marché. Dans quelques heures, il se trouverait là-bas. Son unique moment de liberté de la semaine, loin des convenances de son rang et des reproches continus de son précepteur. C’était sa mère qui l’avait habitué tout petit à cette sortie hebdomadaire à la rencontre de son peuple, et même après son décès, près de huit ans plus tôt, il s’était fait un devoir de continuer à s’y rendre. Et puis, ce n’était pas comme si son père daignait s’intéresser au petit peuple, contrairement à lui. Il avait été surnommé “le petit prince des pauvres” par les nobles de la ville en référence à cette manie qu’il avait de recueillir les doléances des paysans et marchands modestes pour défendre leur cause dans les conseils royaux.
Il laissa Marie-Rose à sa routine du matin pour rejoindre la salle de vie où se tiendrait dans une heure le petit-déjeuner. Il s’étira sur le pas de la porte et s’engagea dans le long couloir des appartements royaux. Quelques serviteurs le saluèrent d’un grand sourire auquel il répondit. Il n’avait pas pour habitude de considérer les travailleurs du palais comme faisant partie des meubles. Il veillait sur eux. Le mois passé, il avait ouvert une nurserie dans le quartier des serviteurs pour soulager les femmes qui ne pouvaient pas assurer le travail au palais et la garde des enfants, et le tout dans le dos de son père.
Un domestique l’attendait au bout du couloir en costard, un plateau à la main sur laquelle se trouvait plusieurs enveloppes. Il faisait partie des plus anciens au service de sa famille. D’aussi loin qu’il s’en souvienne, Aranwë se rappelait avoir toujours aperçu cet homme bossu aux tempes grisonnantes.
— Le courrier de Monsieur, arrivé à l’aube.
— Merci bien, Myrtil. Dois-je m’attendre à de mauvaises nouvelles ?
— Ne le répétez pas, mais je crois bien avoir vu la lettre de cette princesse de l’ouest, Yvonette du Lacis. On murmure dans le palais que Madame serait prête à vous rencontrer.
— Oh… répondit Aranwë en grimaçant.
Il rangea les lettres dans une des poches de sa tunique. Il valait mieux faire disparaître les déclarations d’amour de ses potentielles prétendantes avant que son père ne se lève. La jeune femme lui renverrait sans doute une correspondance dans quelques mois en l’insultant de rustre, mais elle ne serait ni la première, ni la dernière à être refusée par le prince héritier de Tyrnformen. Myrtil s’inclina et disparut rapidement de son champ de vision.
Aranwë continua son chemin et descendit l’imposant escalier de marbre pour rejoindre le rez-de-chaussée. Comme toujours, devant les grandes portes du palais sur lesquelles il menait, une rangée de gardes montait la garde, droits comme des piquets. Ils adressèrent un salut militaire à l’unisson au prince lorsqu’il passa devant eux avant de reprendre leur sérieux. Le prince se glissa dans l’aile est et gagna le grand salon. Cette pièce n’était utilisée que lorsqu’il y avait des invités et avait été conçue pour leur en mettre plein les yeux. Une gigantesque licorne de cristal, symbole de leur dynastie, servait de lustre. Elle couvait du regard des canapés rouges confortables qui entouraient une table basse, en cristal, elle aussi. Pour l’instant, personne ne s’y trouvait, à l’exception du seul homme qu’Aranwë n’avait pas envie de voir ce jour-là : son précepteur.
Le prince tenta de faire marche arrière, mais un raclement de gorge le figea sur place. Même plongé dans une encyclopédie, il était impossible d’échapper à Philodias Gariwell et son regard de rapace. Sans se presser, il ferma son livre et se redressa pour le dévisager. Grand, chauve et ridé, il était le pire cauchemar du jeune homme depuis qu’il avait cinq ans. Aranwë avait tenté de s’en débarrasser, en vain. Personne ne vire un homme capable de cumuler les postes de premier conseiller du roi, de ministre de la culture, de scientifique royal et de précepteur du dauphin. Philodias se complaisait dans le luxe et le pouvoir. Depuis sa plus tendre enfance, le prince a toujours pensé qu’il se retournerait contre son père à un moment ou à un autre. Seule sa couardise légendaire le maintenait sous le roi. Même s’il le cachait, peu pouvaient se vanter d’avoir perdu connaissance en plein champ de bataille et avant même que le combat commence.
— Nous devons parler, grogna-t-il d’une voix peu amène. C’est à propos de votre père.
— Qu’est-ce qu’il a fait encore ? soupira-t-il.
— Ne lui manquez pas de respect, petit impertinent. Ce n’est pas quelque chose qu’il a fait, mais plutôt quelque chose qu’il m’a demandé de faire.
L’homme se dandina sur son coussin comme une dinde la veille d’un grand banquet. Aranwë jura, l’espace d’un instant, que ces joues étaient devenues plus rouges. De l’embarras ? Le prince avait bien souvent vu la colère, la résignation ou le dégoût dans les traits de son mentor, mais encore jamais l’embarras. Piqué de curiosité, le prince s’installa en face de lui.
— Qu’est-ce qu’il vous a demandé de faire ? demanda-t-il devant son mutisme.
— Sa Majesté souhaite que je fasse votre éducation sexuelle. Il pense que vous n’êtes pas encore marié par… par méconnaissance de la gente féminine.
— Je vous demande pardon ? s’exclama le prince.
Le visage rond de son interlocuteur vira au cramoisi. Ah ! La colère faisait son retour.
— Vous avez très bien entendu ! s’énerva-t-il. Je veux bien vous enseigner l’Histoire et les sciences, mais il est hors de question que je perde du temps à discuter de choses aussi futiles que celles-ci. C’est indigne de mon rang.
— Oh bon dieu ! s’écria Aranwë, faussement choqué. Vous, Philodias Gariwell, vous oseriez désobéir à mon père ? Qui êtes-vous ? Qu’avez-vous fait de mon précepteur ?
— Assez, Aranwë ! Cessez de chantonner victorieusement. Je ne compte pas supprimer ces heures, mais les consacrer à la lecture. Vous me retrouverez donc demain matin à la bibliothèque, ordonna-t-il d’une voix aigrie. Et que je ne vous surprenne pas à rapporter à Sa Majesté ! menaça-t-il en agitant son doigt devant lui.
— Ou quoi ? le provoqua le prince, souriant.
L’homme ouvrit et ferma la bouche comme une carpe avant de tourner les talons. Ses pas colériques résonnèrent longtemps dans le couloir, puis cédèrent à ceux des domestiques, alertés de l’arrivée du prince. Il fut installé plus confortablement et le petit déjeuner servi. Il ne resta seul que quelques minutes, rapidement rejoint par les invités. Le roi des terres de l’est et son fils engagèrent naturellement la discussion.
Lorsque son père fut annoncé, Aranwë choisit de s’éclipser. Il s’excusa auprès des monarques et quitta la pièce. Il resta caché derrière un poteau comme un enfant, le temps que la suite royale rentre dans la pièce, puis regagna l’entrée du palais. Myrtil patientait déjà à côté de la porte, son manteau dans les mains. Le prince s’habilla pour affronter les caprices de l’hiver et sortit, non sans remercier chaleureusement le vieil homme.
Malgré la couche de vêtements, il ne put réprimer un frisson en posant un pied dehors. Il neigeait de nouveau à gros flocons. Plusieurs domestiques, pelles à la main, dégageaient le chemin principal dès que la couche blanche s’y accumulait. Il s’avança vers son escorte qui attendait près de la meute de chiens de chasse. Il y en avait de plusieurs sortes : des grands braques pour la chasse au gros gibier aux petits terriers qui débusquaient lapins et renards de leurs terriers. Seule une chienne se détachait du groupe, d’une taille supérieure à n’importe lequel de ces ramasse-cadavres et tenu en laisse par un des gardes. Aranwë sourit et vint enlacer l’immense dogue arlequin qui sautait joyeusement depuis qu’elle l’avait aperçu. Cadeau d’anniversaire de ses cousins, Rézéda de l’élevage du Faisan Doré au Sang d’Argent faisait un mètre vingt au garrot pour soixante-dix kilos d’amour. La chienne posa ses deux pattes sur ses épaules et lui lava le visage de sa langue aussi grosse que son bras sous les rires du prince qui peinait bien à la repousser.
— Assis, Rézéda.
L’animal le lâcha et s’exécuta, le regard brillant. Sa grande queue battait l’air derrière elle. Aranwë fouilla dans sa poche et en sortit un biscuit. Rézéda se lécha les babines et avant même qu’il ne le demande, lui tendit son énorme patte en avançant la tête pour saisir la friandise. Le prince lui adressa un regard autoritaire et elle se remit en place. Là seulement, il demanda sa patte et lui tendit. Malgré le fait que sa gueule pouvait facilement avaler sa main, Rézéda prit doucement le biscuit du bout des lèvres avant de l’avaler tout rond, sans même le mâcher. Le prince récupéra ensuite la laisse et s’approcha des gardes qui patientaient toujours.
— Monsieur est prêt à partir ? demanda l’un d’eux.
— Oui, nous pouvons y aller.
— Attendez ! Attendez ! cria une voix nasillarde derrière eux.
Un petit bonhomme tout rouge accourut, une énorme valise dans les mains. Il sentait la sueur et son costume négligé laissait entendre qu’il s’était préparé dans une certaine précipitation. Aranwë sourit poliment, bien qu’un peu crispé.
— Monsieur Phédia, je ne vous attendais pas aujourd’hui.
— Eh bien, comme vous le voyez, vous vous êtes trompé.
Un garde fronça les sourcils devant ce manque de respect envers le monarque, mais le jeune homme lui fit comprendre d’un mouvement de main qu’il ne s’en était pas offusqué. Monsieur Phédia, Will-Guy Phédia, était collecteur des impôts. Pendant que le prince se promenait sur le marché, lui harcelait les pauvres vendeurs pour leur soutirer leurs redevances. Personne ne l’aimait, et surtout pas Aranwë qui ne supportait pas sa voix criarde, ses gestes déplacés envers les jeunes femmes qu’ils croisaient et surtout comment il utilisait son rang pour obtenir des privilèges. Le prince ignorait pourquoi le roi gardait ce petit homme grincheux aux yeux globuleux qui avait largement dépassé l’âge de la retraite à ses côtés. Ce dernier attrapa une bouteille de parfum et l’aspergea généreusement sous ses bras, arrachant une grimace de dégoût à une jeune domestique qui se trouvait près de lui.
Le prince soupira et avança sans lui accorder plus d’attention, entraîné par sa chienne impatiente. Enfin il quittait le palais ! Il comptait bien en profiter aussi longtemps que le lui permettait son emploi du temps.
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