Chapitre 2 : Distraction - Partie 2
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Comme chaque après-midi, un chat noir squelettique rôdait dans les ruelles des bas-fonds. Son repère de chasse préféré se trouvait entre la boucherie et une auberge miteuse. Les rats traversaient sans cesse d’un trou dans le bâtiment à celui d’en face. L’animal avait juste à se poser en hauteur, sur un appui de fenêtre, et les cueillir dans leur fuite effrénée. Mais pas aujourd’hui. Une odeur étrangère empestait les lieux. Quelque chose qui n’était ni humain, ni animal.
Lorsqu’il repéra l’intruse, accroupie à l’entrée de son territoire, les poils du félin gonflèrent. La chose était grosse, et il voulait s’assurer qu’elle le voit comme une menace et non comme une proie potentielle. La créature tourna deux yeux jaunes identiques aux siens dans sa direction. Le félin poussa un miaulement grave et menaçant pour la faire déguerpir, mais elle n’en fit rien. La bête attrapa une vieille savate qui traînait dans les poubelles et lui lança à la truffe. L’animal siffla de colère pour exprimer son mécontentement.
L’atmosphère se chargea de mauvaises ondes. L’intruse se redressa et fit un pas provocateur vers lui. Il hésita. C’était grand et ça sentait la mort. Brave, le chat résista et donna un coup de patte pour l’impressionner. Mais la créature fit un nouveau pas en avant, et il décida que sa vie valait mieux qu’une guerre de territoire ridicule. Humilié, il fit demi-tour et disparut au-dessus de la palissade.
Indrala regarda l’animal filer avec une pointe de satisfaction. Cette satanée bestiole avait manqué de la faire repérer ! Elle n’aimait pas utiliser son aura prédatrice autour de créatures domestiques à l’intelligence réduite. Certains s’étaient trop habitués à vivre sans se soucier des dangers de la nature. Par chance, une fois les dragons de retour, cela ne durerait pas.
Elle se fondit dans l’obscurité lorsque le son des armures des paladins de la citadelle claqua sur les pavés. Elle devait le reconnaître : elle n’avait pas été très maligne avec ce meurtre improvisé. La dragonne doutait cependant que ce ne soit l’homme qu’ils recherchaient, mais plutôt son argent. Elle avait appris au détour d’une conversation qu’il s’agissait d’un collecteur des impôts. La bourse qu’elle s’était appropriée devait contenir l’une des récoltes. Les soldats passèrent devant elle sans la remarquer. Une fois hors de vue, elle emprunta leur chemin de ronde en sens inverse.
Ses pas la menèrent de nouveau dans le quartier bourgeois, derrière la place qui lui avait valu tant de problèmes. Son objectif se trouvait bien plus en bas de l’artère principale de la ville : la sortie. Avec les gardes à ses trousses, elle avait décidé de ne pas s’attarder plus que de raison. Elle voulait emprunter un cheval et s’éloigner le plus vite possible d’Isendorn pour rejoindre les terres sauvages. De là, elle pourrait entamer sa métamorphose sans risques, direction Warazi. Mais comment traverser la grand-route sans se faire remarquer ?
Peu après le meurtre, elle avait troqué sa jolie robe blanche contre des haillons à l’odeur discutable. Sa nouvelle tenue lui avait fait gagner quelques heures, mais elle savait que cela ne suffisait plus, maintenant que sa description physique avait fait le tour de la ville. Sa main se posa sur son collier. Elle sourit. Des écailles recouvrirent son visage. Elle détacha la petite pierre verte de son médaillon et le posa au-dessus de sa tête. La magie opéra en quelques secondes, même si elle lui arracha une grimace de douleur. Ses beaux cheveux noirs avaient pris une teinte blanchâtre qui la vieillit sans avoir à ajouter de fausses rides sur son visage. Mais ce petit miracle avait un prix : le sort devait rester actif. Elle ne pourrait puiser dans ses réserves plus d’une heure, deux grand maximum.
Elle s’assura que personne ne l’avait vue, puis s’engagea dans la grande allée sans tarder. Un fiacre patientait non loin de là. La jeune femme aborda le cocher.
— Cette voiture est-elle libre ?
— Oui, m’dame ! Vingt pièces d’or le voyage. Seulement à l’intérieur d’la ville.
Elle porta la main à sa bouse et en sortit de quoi payer le voyage. L’homme enfourna l’argent dans sa poche, puis descendit pour lui ouvrir la porte. Indrala s’installa sur la banquette luxueuse.
— Où qu’on va, m’dame ?
— À l’entrée de la ville, s’il vous plaît. Si possible proche de l’écurie pour les voyages longue-distance.
— Roule ma poule. Euh… J’veux dire… On y va, quoi.
Indrala leva les yeux au ciel. L’homme referma la portière et le convoi se mit en route. La jeune femme ferma les vitres et les rideaux, puis sortit un petit orbe bleu de ses poches. L’objet s’illumina. À sa surface, un visage familier se dessina.
— Au rapport ? demanda Adranar.
— Le prince a la portion. Il ne l’a pas bue, mais j’ai fait ce que j’ai pu pour le convaincre.
— Je vois. Je vais m’infiltrer au palais pour surveiller comment il évolue. Où es-tu ? Je suppose que tu n’as rien à voir avec le grabuge qui se passe en ville ? l’interrogea-t-il d’une voix accusatrice.
— J’ai été provoquée. Ce n’est pas une grosse perte.
— Indrala !
— Je crois que je passe sous une montagne, la discussion va couper, répondit-elle malicieusement. Je pars pour Warazi, se reprit-elle, plus sérieuse. On se retrouve bientôt.
— Assure-toi que le Haut-Conseil nous mange dans la main !
— Promis. À bientôt, vieil ami.
Elle coupa la communication et rangea le précieux appareil. Il ne fonctionnait qu’à courte-distance, un petit-chef d’œuvre de technologie pour qui les hommes auraient tué ne serait-ce que pour l’essayer.
Le trajet dura une demie heure pendant laquelle la dragonne se mit en phase de demi-sommeil. Propre à son espèce, il s’agissait d’une sorte de transe qui lui permettait de se reposer tout en gardant ses sens en alerte, en cas de danger. Malgré le laps de temps court, il lui permit d’économiser de l’énergie qui serait précieuse pour le long voyage qu’elle aurait à accomplir.
Le cocher l’avertit de leur arrivée imminente d’un sifflement qui fit arrêter les chevaux. Elle quitta le fiacre et remercia l’homme d’un signe de tête.
Comme elle l’avait demandé, le charriot s’était arrêté devant les grandes écuries d’Isendorn. Elles étaient exclusivement réservées à la noblesse, et plus exactement aux invités de la famille royale. Conduits en calèche jusqu’au palais, ils y laissaient leurs montures : des étalons puissants, issus de lignées de qualité et chacun pesant son petit quota d’or. Et pourtant, malgré leur valeur, ils avaient été laissés aux mains de seulement deux écuyers, occupés à draguer une paysanne, et un vieux maréchal-ferrant, qui éprouvait quelques difficultés à ferrer un cheval agité et peu coopératif. Elle se glissa dans le bâtiment sans être remarquée, ravie de voir sa tâche facilitée par tant de négligence.
Cinq chevaux se reposaient dans les différentes boxes que composaient l’écurie. Elle en élimina deux de sa liste immédiatement, épuisés par un voyage récent. Les trois autres semblaient là depuis un moment. Le cheval de trait ne l’intéressa pas, trop lourd pour fuir rapidement. Les deux derniers candidats lui parurent plus prometteurs. Il s’agissait de deux étalons, l’un noir, l’autre brun, à la musculature bien sculptée. Elle hésita, puis se décida pour le cheval noir. Elle attrapa une selle, qui elle aussi devait valoir cher, puis s’occupa de l’attacher sur l’animal le plus discrètement possible. La bête, docile, ne broncha pas.
Il restait le problème de la sortie. Il n’y avait qu’une entrée, et, aussi idiots soient-ils, les employés ne la laisseraient pas juste s’enfuir avec l’un de leur gagne-pain. Son regard se tourna vers les autres chevaux. Elle sourit. Rapidement, elle ouvrit un à un les portes qui retenaient les équidés enfermés. Les animaux, perplexes, la regardèrent faire sans bouger. Ils avaient simplement besoin d’un petit élan de motivation. Elle s’assura qu’elle tenait bien sa monture, puis ouvrit son esprit pour exposer son aura animale sur les cerveaux primitifs des chevaux. L’effet fut immédiat.
Paniqués, les chevaux se précipitèrent vers la sortie à vive allure pour tenter d’échapper à leur prédateur naturel. Elle entendit des cris à l’extérieur alors que les palefreniers s’élançaient en vain à la suite des animaux. Indrala se mit en selle et traça vers la sortie. Le maréchal-ferrant, sur la route, valdingua sur les fesses lorsque l’étalon passa à côté de lui au galop. La dragonne le dirigea vers la sortie à vive allure. Elle échappa au garde avant que l’homme s’égosille pour demander la fermeture des portes. Traverser le grand pont ne fut qu’une formalité. Le temps que les soldats trouvent des chevaux pour la traquer, elle serait déjà loin. Personne ne réussirait à l’arrêter.
L’animal s’élança vers les villages agricoles et les traversa en une poignée de minutes. Indrala jeta un coup d’œil derrière elle. Il y avait de l’agitation au loin, mais les gardes n’étaient pas encore visibles. Elle abandonna la piste pour traverser un champ. Les hautes-herbes ralentirent l’allure de sa monture, mais elle atteignit très vite les bois, où il serait compliqué de la pister. De là, elle s’autorisa à ralentir l’allure. La jeune femme ne serait de toute manière hors d’atteinte avant que la garde ne la retrouve. Ils pouvaient la suivre à terre, mais l’un des avantages de sa condition était la possibilité de disparaître à volonté par une toute autre voie.
Par mesure de sécurité, elle continua à chevaucher deux bonnes heures, droit devant elle, jusqu’à une clairière suffisamment dégager. Elle descendit, et prit quelques minutes pour s’assurer que personne ne l’avait suivie. Elle attacha le cheval à un arbre, elle allait en avoir besoin, puis se déshabilla tranquillement. Elle plia les vêtements et les dissimula dans un buisson. Elle ne savait pas quand si elle en aurait de nouveau besoin dans quelques mois. Dans le pire des cas, ce serait son cadeau pour la garde royale.
Satisfaite, elle se dirigea vers le centre du grand espace vide, le plus loin possible des arbres. Le cheval la regarda faire avec curiosité, mais même lui eut un mouvement de recul lorsqu’elle tomba subitement à genoux dans un hurlement de douleur. Il poussa un hennissement de terreur lorsque l’aura de la dragonne éclata partout autour d’elle. La forêt réagit immédiatement à celle-ci. Les oiseaux s’envolèrent pour fuir à des kilomètres à la ronde. Des lapins, des cerfs déboussolés quittèrent la zone à vive allure, terrorisés.
Le cri de la dragonne devint rapidement caverneux, animal. Son corps nu se recouvrit d’une peau rugueuse d’un rouge sanglant, puis ses os se disloquèrent dans une série de craquements effroyables. Des écailles dorsales transpercèrent son dos, là où se trouvait la colonne vertébrale. Le bout de celle-ci s’échappa de son corps et se couvrit de chair en quelques minutes pour former une queue disproportionnée. Les extrémités de ses mains et de ses pieds se soudèrent pour former des pattes. Son visage s’étira. Les changements physiques s’accompagnèrent d’une poussée extraordinaire. Un mètre, deux mètres, quatre, six. En quelques minutes, elle dépassait de plusieurs têtes la plus haute des cimes des arbres.
L’énorme dragonne rouge piétina un peu dans la clairière devenue trop petite pour elle. Sa queue balaya quelques sapins encombrants. Elle déplia ses ailes et les étira avec plaisir. Reprendre cette forme était douloureux, mais valait mille fois mieux que ce corps frêle et élastique qu’elle devait emprunter lorsqu’elle devait s’infiltrer. Elle s’ébroua dans un grognement de bien être, puis regarda autour d’elle. Ses instincts primaires revinrent progressivement. Sa tête se tourna vers le sud instinctivement, là où elle devait se diriger.
Elle se prépara à se propulser, quand un hennissement pitoyable attira son attention. L’étalon, terrifié, essayait désespérément de s’enfuir. Elle hésita. Elle pourrait le laisser partir, mais elle sentait qu’elle aurait besoin d’un encas sur la route. L’animal dut sentir la menace puisqu’il accentua ses ruades. Un ricanement rauque s’échappa de la gorge de l’immense créature. Une patte gigantesque s’écrasa sur le dos de l’équidé et l’écrasa. Elle se redressa sur son postérieur. Les rênes cédèrent comme l’on tire sur un élastique. Le cheval continua de hurler et de se débattre, mais elle ne le remarqua pas. Elle s’accroupit, puis bondit en hauteur. Ses ailes s’étirèrent et elle se retrouva enfin en suspension dans le vide.
Elle enfourna le cheval dans sa gueule, dans une poche de réserve situé à l’arrière de sa bouche, et le fit taire d’un coup de croc sur la nuque. Libérée de son fardeau, elle se dirigea vers les montages du sud. Dans quelques jours, elle serait à la maison.
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