01/10 : Ombre
Un tintouin dans la nuit réveilla la grosse dame qu’il ne fallait surtout pas réveiller au village de Mondigor :
- C’est pas bientôt fini ! Garnements !
- Elle est là ! s’écria une voix strangulée.
- Vite, vite,...
- Nan, attendez,… Hé ! Dame Etchelle !
Mal réveillée, et en pétard, elle s’épencha à sa fenêtre, sa poitrine s’y étalant largement. Elle ne put cependant détailler le visage du malotru qui la pointait du doigt.
- Une dernière ?
Une explosion similaire à celle d’un pétard lui claqua au nez. Son hurlement fut si profond que les garçons purent sentir les pavés roulés sous leurs pieds qui prenaient la fuite. Confondus en rire, ceux-ci détalèrent la côte à toute vitesse, tels des lapins cherchant à éviter les coups de fusils. Mais l’un d’eux perdit l’équilibre, et percuta l’autre.
Seul le dernier garnement réussit son dérapage au bout de la rue :
- Wow !! s’en allèrent les deux autres.
- Et éteignez-moi ça ! s’écria dame Etchelle, en empoignant ses volets.
Elle les claqua si fort en sens inverse, que les deux gamins à terre sursautèrent, le troisième trop occupé à souffler sur les étincelles qui ornaient ses semelles. Celles-ci avaient laissé deux belles traces noires au sol, ainsi qu’une pointe de panique chez le garçon dont les chaussures étaient en train de s’enflammer.
- Wow !! reprirent les garçons, lorsque les flammes entourèrent ses jambes en un coup.
- … Ça ne s'éteint pas.
- Souffle plus fort !
- C’est ce que je fais !
- Souffle !!
Leur jeu préféré était en train de prendre la tournure que tous les habitants de Mondigor leur avaient souhaitée depuis des lunes.
- C’est pire !
- Tu dois juste les contrôler !
- J’y arrive pas ! Dame Etchelle, à l’aide ! s’en alla, l’enflammé, en bougeant dans tous les sens. Aidez-moi, je veux pas mourir !
- Tu es dingue ! Elle va t’achever !
- N’importe qui ! Quelqu’un de l’eau ! Du vent, s’il vous plaît… ! S’il vous plaît, on le fera plus jamais, on vous réveillera plus ! S’il vous plaît !
Pour souhait exaucé, la nuit s’assombrit au-dessus de la tête des trois garçons. Cela ne dura que le temps d’un coup de fouet glacial, après quoi les lampadaires dans la ruelle se rallumèrent un par un.
Leur ami était éteint.
- C’était quoi… ça ? souffla ce dernier, entouré de fumée.
Immobiles, ils se jaugèrent, et zieutèrent chaque recoin, comme s’ils s’attendaient à ce que quelqu’un surgisse de nulle part. Mais il n’y avait que l’odeur de bougie éteinte, et un crépitement soudain.
- Qui est là ! couina, le moins brave.
Ce n’était qu’un papillon, qui avait jeté son dévolu sur l’une des grosses ampoules au-dessus de leurs têtes.
Alors qu’ils s’étaient remis à rire, les garçons sur le qui-vive se stoppèrent en assistant à la chute de l’insecte. Dans l’ombre du lampadaire, celui-ci disparut. Englouti. Par la tâche noire qui se mit à onduler sous leurs yeux exorbités. Paralysés, ils la regardèrent grandir, en piquet vers le ciel noir.
L’un d’eux poussa un cri d’horreur, tandis que l’incendié se mit à lui jeter des étincelles, en brayant. Parties en fumée, ils déguerpirent encore plus vite que sous la menace de dame Etchelle.
Il n’y avait plus d’ombre sous le lampadaire, seul un homme, funeste et tout de longueur, enveloppé dans un long manteau.
- Tu as grillé avec ma couverture…
Au bout de son doigt longiligne, le papillon reposait en paix. Il s’envola une dernière fois, avec son souffle. Sur quoi l’homme fila. De pavé en pavé, il avança dans le village, en se téléportant, et en se transformant en masse sombre à chaque nouveau bruit.
L’homme n’était pourtant pas inconnu à Mondigor.
Preuve étant, qu’il se fit accueillir chaleureusement en arrivant sur le mont. La porte de l’unique maison qui y était installée s’ouvrit dès son atterissage.
- Vous êtes là.
Un vieil homme, en robe de chambre, lui fit signe d’entrer. Sa belle moustache, aux bouts pointus, remonta lorsqu’il esquissa un sourire.
- Pourquoi tant de mystère ? plaisanta ce dernier, en agrandissant d'un geste le haut de la porte pour que son ami puisse passer sans crainte.
- Dites-moi pourquoi vous m’avez appelé, répondit-il, cyniquement.
Sans rien répondre, il lui fit signe cette fois de le suivre. Derrière lui, il ressemblait à une longue tige lugubre. Ses yeux tirés, et d’un noir profond, s’arrondirent pourtant en entrant dans la pièce qui devait servir initialement de séjour. Il y avait au milieu de celle-ci, une chaise, sur laquelle une jeune fille était enchaînée. Malgré qu’elle eut la tête baissée, il la reconnut à ses longs cheveux noirs :
- Mais c’est votre petite-fille ! -Pourquoi est-elle attachée ! s’insurgea-t-il, en sautant à ses côtés. Félicitée.
En s’agenouillant, il l’appela, et releva son visage entre ses deux longues mains. L’horreur se dessina sur le sien en découvrant ses orbites blanches et retournées.
- Que lui arrive-t-il ?
- Félicitée est médium.
- Vous aviez dit qu’elle n’avait pas de pouvoir.
- Voyons,...
Assassiné par son regard, le vieil homme n’eut crainte de continuer son discours :
- En ce bas monde, chacun à un pouvoir. Même ceux qui n’en ont pas. Ce soir, je vais avoir besoin du vôtre, Bellone.
Perplexe, Bellone fixa la paume de sa main où des gouttelettes noires apparurent. Il tendit ensuite l’oreille vers la jeune fille qui était attachée. Elle marmonnait.
- Que dit-elle ?
- C’est pour cette raison que je vous ai appelé, je ne parle pas l’ancienne langue.
- … Comment pourrait-elle la parler ?
- C’est un mystère que je ne pourrais résoudre aujourd’hui. Aidez-moi, Bellone, et concentrez-vous, car je sais que vous pouvez l’entendre.
- Vous la détacherez ensuite ?
L’homme acquiesça lourdement.
Il se mit alors au travail. Agenouillé aux côtés de Félicité, il se rapprocha pour mieux l’entendre et ferma les yeux. Elle parlait rapidement, à voix basse, dans des mots tranchants. Quand il lui répondit, la jeune fille se mit à convulser. Les chaînes semblaient être trop peu pour la force qu’elle exerça en se débattant. Sols et murs tremblèrent, et tout devint plus clair, ainsi que ses yeux, reluisants d’un vert profond.
Félicité s’éteignit ensuite, évanouie.
- Elle est de retour, déclara Bellone, en se relevant. La luna, ajouta-t-il, d’un air grave et en fouillant les yeux du vieil homme.
- …
- Dans les deux mondes.
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