CHAPITRE 4 Début de l'enquête.

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Le vétéran revint au moment où elle jetait à la corbeille son deuxième pot de yaourt à zéro pour cent.

— Tu es restée là, ma puce ?

— J’ai décliné une proposition malhonnête et pleuré sur mon sort en voyant que tu m’abandonnais.

Elle laissa retomber sa main sur le dossier qui prenait de l’épaisseur.

— J’ai écumé les moteurs de recherche, Wikipédia et à peu près tous les sites de référence en français et en anglais. J’ai son adresse postale, ou plutôt celle des gens chez qui il fait adresser son courrier. Il ne semble pas avoir le téléphone.

— Impressionnant ! Et ensuite ?

— Mon ordi est tombé en panne. J’ai formaté tous mes fichiers, je t’ai mis par erreur en fond d’écran. Que du bonheur ! Alors, conformément aux vœux de monsieur le Directeur, je viens solliciter la Mémoire Vivante du journal

— Allons chez moi, si tu ne crains pas pour ta réputation !

Son ancienneté donnait à Stef le droit de disposer d’un bureau. Sur sa porte, depuis une époque dont on avait perdu le souvenir, un portrait du très jeune Louis Armstrong accueillait les visiteurs. Les nouveaux venus dans la rédaction avaient tous droit au même refrain. « Ce gars-là a tout inventé et réinventé. Quand tu auras compris ça, tu auras gagné le droit de me cirer les pompes. » Il la fit entrer et referma la porte. Avec un peu de chance, elle échapperait à la plaisanterie de rigueur.

« T’as passé beaucoup de temps ! On t’avait prévenue que le Stef, il est pas rapide à se mettre en route. Ouaf, ouaf ! »

Des dossiers alignés en ordre militaire voisinaient avec un foutoir de vide-grenier rapatrié, objet par objet, d’un appartement devenu trop grand. Il ouvrit un placard métallique déglingué, le dernier de son espèce dans la rédaction, passa en revue une pile de magazines fatigués et en posa quelques-uns près de l’écran dix-sept pouces sur lequel flamboyait une forêt d’érables. Rebelle pendant des années à l’informatique, il avait opté pour un MAC dans une rédaction vouée au culte de Bill Gates. Debbie, en vieille habituée, prit une bière dans le frigo que décorait un poster des Inrockuptibles. Il leur arrivait encore de rire en se souvenant du regard scandalisé de miss Sourdingue qui les avait surpris un après-midi, avec de la mousse autour de la bouche. Ils trinquèrent en cognant leurs canettes comme des routiers américains.

Dans le bureau de Stef, les verres étaient interdits de séjour.

— Tu as écrit un bouquin sur les relations entre le jazz et les gangsters.

Il prit son air le plus vaniteux et caressa ses cheveux clairsemés.

— En effet, chère consœur. Edition 1972. Une œuvre de référence s’il faut en croire les cinq lignes que lui consacra un critique du Monde. Tu en trouveras un exemplaire à la BPI de Beaubourg, un autre à la BNF. Les libraires en ont vendu environ trois cents, j’en ai offert et dédicacés quelques autres. Je ne te connaissais pas à l’époque. Dommage !

Elle ouvrit son carnet et le posa sur ses genoux sagement croisés

— Sois gentil, Stef, ton numéro d’intellectuel sur le retour, tu me l’as fait si souvent que j’ai l’impression d’être vieille. J’ai pensé à ton bouquin car on fait allusion à une fusillade dans un cabaret où il jouait. Peut-être que Mezz à l’époque, a eu des rapports avec la pègre. Ça pourrait ouvrir une piste intéressante.

— Pas bête ! Je ne crois pas avoir parlé de lui dans mon bouquin mais je vais relire mes notes.

Il sortit une boîte de métal sur laquelle on déchiffrait d’anciennes inscriptions au feutre.

— Voici des photos d’époque qui devraient t’intéresser.

— Tu devrais les numériser.

— J’y penserai dans cinquante ans, quand je commencerai à vieillir. A mon humble avis, sauf si on découvre qu’il est fils naturel de Franklin Delano Roosevelt, il n’y a rien à gratter du côté de sa jeunesse. C’est juste un petit blanc qui a grandi dans le Middle West entre les champs de maïs et les églises presbytériennes, pas vraiment le décor rêvé pour de folles aventures. Il a dû s’y emmerder jusqu’au moment où il a eu l’âge de se tirer. J’ai pas mal de potes musiciens nés dans l’Amérique profonde, ils m’ont tous raconté la même histoire. Debbie feuilleta avec précaution les vieux magazines. Je suppose que Lebigre t’a fait des propositions malhonnêtes en échange de son aide ?

— Même pas ! Il m’a juste confirmé qu’à sa connaissance, il n’existait pas d’enregistrement de sa période américaine.

— Ça me donne soif de l’avouer, mais je crois qu’il a raison. J’ai cassé la graine avec un copain qui connaît la date de naissance de la nourrice du premier saxo ayant enregistré chez Riverside. Si un tel disque existe, il doit être rudement bien caché. Il décapsula une nouvelle canette qu’il vida avant de réprimer un bruit peu distingué.

— Mais on ne sait jamais ! De temps en temps, on retrouve un vinyle oublié dans une valise, au fond de l’Alabama ou dans une cave de la 52eme rue. C’est ce qui permet à l’autre zouave de frimer.

— Ce serait rigolo qu’on en déniche un sans son aide.

— Ce jour-là, ma puce, je t’invite dans le plus grand restau et je m’habillerai comme un député.

— Message reçu et enregistré ! Passons à son changement de style. Comment a-t-il pu devenir une vedette simplement en traversant l’Atlantique ?

— Excellente question ! C’est là que le vieux Stef flaire le coup fumant. Prends un exemple au hasard, moi ! Je tenais ma partie dans n’importe quel orchestre et j’ai joué au Hot Club de FRance alors que je n’avais pas trente ans. Si j’avais émigré aux States, je ne serais sûrement pas devenu un nouveau Coltrane.

— Et après trente ans ?

— J’ai eu un éclair de lucidité et je me suis reconverti dans le journalisme.

Stef n’aimait pas évoquer sa jeunesse. Il évacuait les questions par un « Boff… C’est la vie ! Faut pas trop regarder le passé » qui décourageait les indiscrétions.

— Et si ce n’était pas le même type ?

— J’y ai pensé aussi. Ce serait une excellente idée de polar mais elle ne tient pas la route. Le « Blue Star » était fréquenté par des journalistes, des vedettes du cinéma, des tas de gens qui franchissaient régulièrement l’Atlantique. Un imposteur aurait été démasqué. Non, ma puce, il y a autre chose.

— Je me demande si je ne vise pas un peu trop haut.

Stef éteignit son ordinateur. La forêt pourpre disparut de l’écran et le ventilateur essoufflé de cessa de ronfler.

— « C’est au pied de la montagne qu’on mesure combien la montagne est haute ».

Ainsi parla Stef le Très Sage, moine shaolin honoraire. La 1668 m’a donné soif. Si on allait boire un coup dehors pour te regonfler le moral, ma jeune disciple ?

— Oui, ô Vénérable Maître … Enseigne-moi les secrets du monde !

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