Chapitre 6 : La vie de "Finger" Wasp

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Le soleil rougissait les fenêtres. Debbie aimait regarder le soir qui tombait sur Paris. C’est pour cela qu’il lui arrivait parfois de rester le soir à la rédaction, ce qui lui valait des propositions amicales pour meubler sa solitude. Stef alluma sa pipe, signe d’une intense réflexion et rassembla les feuilles éparses sur son bureau.

— Récapitulons ! Mezzrow Lincoln Wasperson est né le 27 octobre 1917 dans un bled paumé nommé Somerville, état du Mississipi… Le même jour que Dizzie Gillespie, comme il aimait à le rappeler aux journalistes… Sur son enfance, on n’a que de brèves allusions, qui racontent une histoire assez banale.

Son père était banquier. Un de ses oncles dirigeait une compagnie d’autobus, un autre était pasteur. Il n’a pas dû avoir une enfance trop misérable, et surtout pas très joyeuse. Il a appris la musique avec un médecin ami de son père, qui jouait du saxo et de l’harmonium le dimanche au temple. Il devait être un bon prof puisque le jeune Mezzrow a commencé à se produire dès 16 ans dans des orchestres locaux. À 20 ans, il met le cap sur New-York. Il trouve ses premiers engagements dans les quartiers chauds de Harlem et prétend avoir joué dans des orchestres connus. Pas facile de démêler le vrai du faux ! Les musiciens, à cette époque, étaient toujours sur les routes, changeaient de nom et prenaient des pseudos pour échapper au fisc… Dans certains articles, on raconte qu’il a été marié sans plus de détail.

Amaury passa devant la porte ouverte. Elle reconnut le blouson qu’il portait lors de leur rencontre aux Halles. Il les salua et partit d’un pas pressé. Debbie se retint d’aller voir à la fenêtre. La veille, elle avait aperçu une blonde platinée qui l’attendait sur le trottoir d’en face.

— Dis donc, ma puce, si je t’emmerde…. Entre amis on peut tout se dire.

— Excuse-moi, continue !

— Il est impliqué dans des baggares, fricote peut-être avec des malfrats, mais c’était plutôt la règle que l’exception, à l’époque. Il aurait pu finir dans un pénitencier fédéral mais en 1941, la providence l’arrache à ce destin funeste sous la forme d’un sergent recruteur. Il est envoyé dans le Pacifique avec un régiment de Marines, et passe quatre ans dans des îles de rêve, parmi les palmiers et les japonais… Guadalcanal … Leyte… Tarawa. On a raconté qu’il s’était pris un éclat d’obus dans la hanche, ce qui expliquerait sa façon de se tordre sur scène mais en réalité, il est revenu sans une égratignure.… C’est lui qui me l’a avoué.

Il est démobilisé avec une médaille et quelques citations. Après, c’est le trou noir pendant trois ans. Pas de témoignage, pas de document. Il explique qu’il a « roulé sa bosse » sans autre précision. Remarque, je peux comprendre, on a tous des périodes de notre vie qu’on préfère oublier.

Stef sortit deux canettes et les décapsula d’un air pensif.

— Pendant cette période, on trouve une seule trace de lui, dans le journal local de Somerville lorsqu’il assiste à l’enterrement de sa mère, en 1946.

— Si les journalistes n’ont rien trouvé, c’est qu’il n’y a rien à trouver. Pourtant, il était forcément quelque part ?

— Il a probablement vadrouillé d’orchestres miteux en troquets de seconde zone, de garnis en petits hôtels et de putes en serveuses de bar fatiguées. C’était le lot de pas mal de gars qui se prenaient pour Fletcher Anderson. En 48, il reparaît au « Blue Star », une boîte à la mode, où on rencontrait des artistes et des politiciens.

Il ouvrit avec précaution une revue à la couverture éclaboussée de couleurs agressives. Debbie déchiffra les titres rédigés dans un américain peu à cheval sur la grammaire et la syntaxe.

— Cette feuille de chou, entre deux scandales bien crapoteux, passait en revue les boîtes de nuit et ne ratait aucune nouveauté. On n’est pas nombreux en France à posséder la collection. Ecoute un peu !…

Stef, qui avait appris l’anglais sur les pochettes de disques, rajusta ses lunettes de baba-cool et lut en promenant son doigt sur les pages jaunies.

« … Le Blue Star justifie une fois de plus sa tradition de révélateur de talents avec l’arrivée d’un jeune saxophoniste, blanc, assez beau gosse, héros de guerre ce qui ne gâche rien. Mezzrow Wasperson, car tel est son nom, apporte à l’orchestre un jeu subtil et délié qui vient en contrepoint du contrebassiste pour… etc etc. »

— Un jeu subtil et délié. Tout le reste est du même tonneau ?

— Malheureusement, oui ! A ma connaissance, c’est la première fois qu’une revue lui consacre un reportage. Je ne sais pas si l’auteur de ce petit chef-d’œuvre, a fait une grande carrière de journaliste mais nous lui devons une fière chandelle car le numéro est daté du 15 février 1948. Cette date est le point de départ de la période la mieux connue de sa vie. Il est décrit comme un bon et même un excellent musicien, mais tout de même bien loin de Parker ou Lester Young.

Il fit glisser une feuille d’une pile sur l’autre.

— J’ai trouvé des informations sur le propriétaire de la boîte. Je suppose que tu n’as jamais entendu parler de Frankie Minelli « les 5 as » ?

— C’était un parrain de la mafia ?

— Juste un truand de gros calibre, affilié au Syndicat du Crime. Il a été mouillé dans des affaires de meurtres, d’extorsion de fonds et de jeu clandestin mais jamais condamné. Son casier judiciaire était plus propre que le mien.

— Mezz aurait fait partie de sa bande ?

— Ça m’étonnerait. Il n’avait pas la pointure… Par contre, Minelli avait une maîtresse, Marlyn, qui avait une sœur jumelle prénommée Déborah.

Debbie reposa la canette qui avait failli lui échapper et reprit son air studieux.

— Continue….

— Pendant ces quatre années, il n’y a rien de plus à signaler. A quel moment débute sa relation avec Déborah ? Lui seul pourra te le dire. Minnelli ne lui a pas vidé de chargeur dans le ventre ce qui signifie qu’il ne voyait pas d’inconvénient à cette liaison. Dans les interviews de l’époque, il ne parle jamais d’elle mais donne l’impression d’un mec qui a enfin trouvé sa place sur cette terre. Celle d’un honnête musicien, dans un orchestre de bon niveau avec parfois des moments de gloire… Ici, il est photographié avec Kenny Klarke. Comme on n’a pas d’autres témoignages, on est forcé de lui faire confiance… Et nous arrivons au soir du 8 novembre 1952. Voilà ce que j’ai trouvé sur le site d’un journal de New-York qui a eu l’excellente idée de numériser ses archives…

Il est un peu plus de neuf heures, il fait un temps à ne pas mettre un communiste dehors. Dans la salle, à part l’orchestre et le personnel, il y a Frankie et Madly buvant le champagne avec un adjoint au maire, un ou deux couples aux tables voisines. Trois types débarquent avec des sulfateuses. Ils arrosent jusqu’à vider leurs chargeurs. Si t’as vu un épisode des Incorruptibles, pas besoin de te faire un dessin. Debbie ferma les yeux, et avala une longue rasade de bière.

— Quand ils repartent, il n’y a plus grand monde en état de respirer. Mezz, un couple qui s’était planqué sous la table et le barman, un certain Wilcox. Un sacré verni celui-là… On a retiré neuf balles de sa carcasse et il s’en est tiré. Tous les autres étaient plus troués que des pommes de douche…

— Et Mezz n’a rien eu?

— Une égratignure au pouce ! Quand les flics ont débarqué, il était toujours debout, immobile au milieu des cadavres, son saxo à la main.

— On a su qui a fait le coup ?

— Tu rigoles ! Comme d’habitude les flics ont conclu au règlement de compte. Après un séjour en maison de repos, Mezz débarque en France, début janvier 53, il passe des auditions et un an plus tard, il sort son premier disque.

Stef se gratta le ventre sans discrétion en examinant un listing où s’alignaient des noms et des dates.

— Il est passé dans tous les endroits qui comptent : le Vieux Colombier, le festival de Montreux, Antibes, le Bœuf sur le Toit. Il a joué avec Bechet, Grappelli, Reinhardt, Solal. On a des photos de lui avec le gratin de Saint-Germain-des-Prés, Juliette Gréco en tête. Panassié l’a eu tout de suite à la bonne. Quand Budd Powell est venu en France, ils ont joué ensemble. Quelques jours avant la mort de Boris Vian, ils ont fait un bœuf à la Rose Rouge. Les anciens en parlent encore.

Debbie posa délicatement sa canette vide sur la pile de photocopies.

— Toi qui l’as connu, est-il comme le décrit Clarisse ?

— Á sa grande époque, j’avais à peine l’âge de me tripoter dans les chiottes. On s’est croisé plusieurs fois, quelques années plus tard. J’ai gardé l’image d’un solitaire, un drôle de gars qui te regardait sans vraiment te voir. Même quand il rigolait, y avait toujours chez lui un fond de gravité et pourtant je peux te garantir que c’était pas un triste. A ma connaissance, pas de maîtresse, juste cette femme qu’on ne voyait jamais. Un type inclassable. Tu vois ce que je veux dire…?

— J’ai connu des mecs comme ça.

— A la fin de 56, il devait faire une tournée avec Art Tatum, mais l’autre est mort quelques jours plus tard.

— Tu as des détails sur son départ en … retraite ?

— Personne n’a rien compris. Son tube, « Runnaway Train » cartonnait, il avait des concerts prévus jusqu’à la fin de l’année suivante. A Montreux, le dernier soir, il avait fait un triomphe comme d’habitude. Au moment où tout le monde se séparait, il a annoncé qu’il raccrochait et il est rentré chez lui. C’est comme s’il avait brusquement perdu la flamme. Bizarre !

Il dessina un gros point d’interrogation sur une feuille blanche.

— Depuis, plus d’interviews, plus d’apparitions. Rien ! Le silence. Même mon copain Fred Pizella, qui l’avait suivi depuis ses débuts, s’est fait jeter. Dommage que tu ne l’aies pas connu, celui-là ! Il a pris pension au cimetière de Nogent en 82.

— On ignore des pans entiers de sa vie. Tu ne trouves pas ça bizarre ?

— Pas tant que ça. Prends Ella Fitzgerald, elle a écrit un livre de mémoires bourré de mensonges et d’inexactitudes, on n’en sait pas beaucoup plus sur elle. Il passa la main dans sa crinière qui commençait à se clairsemer. Comment vas-tu le contacter ?

— J’ai envoyé une lettre à son voisin, un certain Marcellin Lestouffade.

— Fais gaffe ! Déjà, à l’époque, il avait la réputation de ne pas aimer les journalistes. Si tu te plantes, j’en connais une qui va fêter ça.

— Je sais… Ça passe ou ça casse !

Debbie jeta un coup d’œil dans la salle de rédaction où stagnait un relent de café.

— Ils sont tous partis.

Stef bondit de sa chaise en roulant des yeux effarés.

— Mon Dieu ! Ma réputation !

Ils se quittèrent sur le trottoir et Stef la gratifia de la recommandation habituelle.

— Bonne soirée, ma puce, ne fais pas de folies de ton corps !

Debbie haussa les épaules. Malgré une solide réputation de cavaleur, Stef n’avait jamais dépassé avec elle le stade de l’allusion lourdingue et du bisou dans le cou. Elle repensa avec agacement aux grands discours sur l’image du père dont l’abreuvaient ses copines.

Maintenant, il lui restait à meubler sa soirée.

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