Chapitre 7 : Mariana
Elle traînait la jambe vers la bouche de métro lorsque la sonnerie du portable l’arracha à son début de cafard. Le nom de Mariana s’afficha.
— Ravie de t’entendre, ma bibiche ! J’ai envie de m’affaler devant une tasse fumante aux arômes exotiques. Tu viendrais me tenir compagnie au Régina ?
Debbie s’arrêta devant un panneau publicitaire et interrogea du regard le top-model qui vantait les mérites d’un fournisseur d’accès Internet.
— C’est une excellente idée. Justement je n’étais pas pressée de rentrer chez moi.
— Génial !!! Ça ne te fait pas trop loin j’espère ?
« Douze stations et deux correspondances et après, il faudra revenir ! »
— Pas du tout, c’est sur ma route !
— Tant mieux, à tout de suite !
Debbie avait fait sa connaissance l’année précédente au vernissage d’un peintre minimaliste injustement méconnu. Mariana soldait à l’époque un deuxième mariage et l’avait élue pour confidente avant même de savoir son prénom. Elle trouvait chez Debbie une écoute discrète et toujours disponible, et cette dernière appréciait son exceptionnel talent pour détruire la morosité. Elle ne mangeait jamais le soir, ce qui convenait parfaitement à Debbie, adepte de la soupe tisane et du plateau télé. Elle profita du trajet pour regarder les photos de Mezz Wasp, mal cadrées, trop contrastées ou trop bien léchées dans les lumières parfaites des studios. Elle ne parvint pas à se faire une opinion claire à propos de ce visage blafard perché en haut d’un corps désarticulé.
Lorsqu’elle entra dans le café, Mariana était déjà installée. Elle arrivait toujours la première aux rendez-vous malgré un agenda surchargé qu’elle vérifiait sans cesse.
« Quand je me couche, je me demande toujours comment j’arrive à caser trois journées en une. Attachée parlementaire, c’est pas une vie ! Si je n’arrivais pas à libérer des moments pour les copines, ce serait trop triste ! »
Debbie ne la rencontrait que dans des cafés branchés ou des soirées cocktails. Elle ne savait même pas où elle habitait. Mariana se leva et lui tomba dans ses bras en lâchant sa phrase favorite.
— Je ne sais plus où j’en suis, ma Bibiche !
Debbie reconnut immédiatement son parfum d’orchidées sauvages. Mariana embraya aussitôt sur ses amours compliquées, une réception au quai d’Orsay où elle s’était fait ch… et le critique littéraire d’un hebdomadaire à grand tirage qui avait eu le malheur de ne pas apprécier son dernier livre.
— Ce petit connard n’a rien compris. Heureusement, je n’ai pas besoin de lui pour assurer de bons tirages. Tu as commencé à le lire ? Parfait ! Tu me donneras ton avis ? Parle-moi un peu de toi. Comment vas-tu ? Tu as l’air contrariée.
Grossièreté assumée, mondanités, quelques éclairs d’altruisme. Cela faisait partie du charme de Mariana. Elle adorait les plaisanteries grasses, les histoires de camionneurs et les allusions ambigües qu’elle débitait dans les soirées de filles.
— Rien de bien important. J’ai dîné hier soir avec Josie et elle m’a pris la tête.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Josie est une très brave fille qui n’a pas un poil de méchanceté, ce n’est pas comme cette garce de … enfin, tu m’as compris.
Debbie la regarda tandis qu’on disposait devant elles les théières et les petits gâteaux. Après y avoir longuement réfléchi et lui avoir consacré quelques séances de morphing sur son ordinateur, elle était arrivée à une conclusion. Son amie, au physique et au mental, avait réussi une parfaite synthèse entre Annie Cordy et Fanny Ardant.
— Tu ne manges rien ? Cesse donc de faire des complexes sur ton physique ! Je sais ce que tu vas encore me dire. Pour la centième fois : si tu voulais vraiment te mettre en valeur, les mecs te suivraient à la trace… Ne me dis pas que dans ton boulot, il n’y en a pas un seul qui te plaise… Tu es loin d’être moche, et franchement, bordel, si j’avais des tendances…
Elle s’interrompit et fit tourner sa cuillère dans sa tasse alors qu’elle ne prenait jamais de sucre.
— Regarde-toi ! On dirait que tu fais des piges pour « Rustica ». Je t’assure que si tu me laissais faire …
Debbie ferma les yeux, respira profondément et apprécia le confort du fauteuil. Un piano distillait en bruit de fond de vieux standards. Elle avala à petites gorgées son thé à la bergamote. C’était la boisson idéale pour rester calme quand Mariana lui parlait de relooking. Elle l’écoutait parler à travers son rideau mental. Debbie possédait la faculté inestimable de s’abstraire des conversations emmerdantes tout en gardant en alerte un coin de cerveau, ce qui lui permettait de renouer instantanément le fil de la discussion.
— … Moi, par contre, le nez, ce n’est pas terrible, terrible. On pourrait envisager une opération avec juste une anesthésie locale. Le professeur Lauzier dit que ce serait l’affaire d’un jour ou deux. Qu’en penses-tu ?
Elle se cambra pour présenter son meilleur profil, ce qui mit sa poitrine en évidence sous le regard à peine discret des autres consommateurs. Debbie écoutait en regardant l’agitation du boulevard Montparnasse. C’était le moment de revenir dans la conversation.
— Je ne sais pas trop, peut-être que le problème n’est pas là ? Si tu te faisais une couleur ?
— Nom de Dieu ! J’allais oublier !
Elle regarda son portable d’un air affolé.
— Je prends le TGV dans une heure pour aller retrouver mon député ! Retour dans deux jours ! On se téléphone et on déjeune ensemble ?
— Deux jours ? Je vais peut-être aller en province, je te dirai!
Une bise rapide plus tard, Debbie se retrouva seule pour payer les consommations.
Il faisait chaud sur la ville. C’était une soirée à marcher sur la plage lorsque la mer efface les pas des amants désunis. Sa rue n’était plus qu’un décor vide et les pubs de l’agence de voyage paraissaient encore plus agressives. Au café du coin, les habitués s’incrustaient autour d’un match retransmis à la télé. Les fenêtres ouvertes laissaient échapper des bribes de vie familiale.
Mezz « Finger » Wasp, un des hommes les plus mystérieux de la planète jazz, avait fait irruption dans sa vie. Faute de mieux, elle passerait la soirée avec lui. Elle abandonna ses bottes dans l’entrée et arrosa la plante verte qui lui servait parfois de confidente. Les moments de déprime avaient sur elle un effet positif. Elle savait qu’elle allait dormir comme une brute. Le recueil de contes soufis oublié par Josie attendait sur le canapé. Elle le prit et se laissa tomber sur son lit.
Deux hommes , assis à l'entrée d'un village voient arriver la Mort. L'un d'eux s'enfuit en toute hâte.
« … La Mort s’approcha de l’autre.
— Tu n’as pas peur de moi ?
— Pourquoi aurais-je peur ? Si tu es venue pour moi, aucune puissance au monde ne peut m’accorder un jour supplémentaire. Et si tu n’es pas venue pour moi, je n’ai aucune raison de te craindre.
La mort répondit d’une voix grave.
— Tu es un homme sage, Hassan… Où est parti ton ami Souleyman. Il avait l’air bien pressé ?
— En te voyant arriver, il a préféré se réfugier dans la ville voisine.
— C’est là-bas que j’irai le chercher dans deux jours ! »
Elle laissa retomber le livre.
L’image du vieux musicien la hantait. La lettre était partie. Avait-elle trouvé le bon argument pour qu'il accepte de la recevoir ? Pour avoir une chance de le comprendre, il fallait qu’elle s’imprègne de sa musique, qu’elle trouve des enregistrements peu connus, même piratés… Il fallait…
Demain, elle irait voir Josie.
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