Chapitre 8 : Debbie part en campagne
Debbie se réveilla en pleine forme et l’esprit clair. Les pleurs d'un saxophone avaient accompagné ses rêves peuplés de canapés sur lesquels Mariana débitait ses conseils en buvant de la bière. Le ciel lui aussi était de bonne humeur lorsqu’elle arriva devant le magasin de son amie, coincé entre deux immeubles haussmanniens dans une rue discrète du 12eme arrondissement.
— En voilà une surprise !
Josie ne marchait pas. Elle alternait les pointes de vitesse et les déplacements au ralenti. Avant que Debbie ait refermé la porte, la mince femme blonde lui avait sauté au cou, plaqué sur ses joues plusieurs baisers avant de retourner derrière son comptoir. Le soleil peignait ses cheveux bouclés. Un goût partagé pour les promenades en forêt et les longs bavardages en pyjama devant un plateau télé avait tissé entre elles une amitié qui résistait à toutes les chamailleries.
Un jeune homme en tee-shirt Manga était plongé dans une profonde méditation devant les CD New Age. Il prit des notes sur un carnet à spirale, puis repartit, l’air soucieux. Un quadragénaire raide comme un balai en costume-cravate entra, les salua d’un hochement de tête condescendant et fonça vers le rayon de musique celtique. Il examina les CD un à un, fasciné par les menhirs et les lacs irlandais.
—Tu viens pour quoi ? J’espère que c’est toujours d’accord pour dimanche. On part ensemble et je choisis la destination ? Ne me dis pas que tu as un empêchement ?
Debbie sortit le livre de son sac.
— Tu as oublié ce chef d’œuvre hier soir ! C’est quoi ce nouveau délire ?
— Tu as jeté un coup d’œil ? Génial, non ? J’imagine que tu ne seras pas chaude pour m’accompagner à un stage d’initiation ?
— Tu fais honneur à l’intuition féminine. Je suis là pour raison professionnelle. Il me faut des enregistrements de Mezz « Finger » Wasp, une ancienne gloire du saxo. Tu connais ?
— Bien sûr ! Le créateur de « Deborah », tu penses ! Il est moins demandé depuis quelques années mais se vend toujours. Je ne sais s’il est encore vivant.
— J’espère que oui, je dois faire un reportage sur lui.
Josie ouvrit un tiroir.
—Tu trouveras ton bonheur là-dedans. Prends ce que tu veux mais fais attention à celui-ci. C’est une pièce rare. Charlie, mon premier fiancé, l’avait repiquée en douce sur son magnétophone.
« Où t’as eu ça ? « C’est le cousin de Claude qui l’a piqué chez le disquaire de la rue Frédéric Mistral tu te rends compte ? « Et pourquoi c’est à toi qu’il l’a prêté ? « Elle est jalouse !... Elle est jalouse ! « Même pas vrai ! D’ailleurs il est moche… »
— Youyou !… La Terre appelle Debbie ! Répondez Debbie ! Qu'est-ce qui t'arrive, tu as l'air bizarre, tout d'un coup ?
— Mon reportage me tracasse. Merci beaucoup, ma Josie ! C’est exactement ce qu’il me faut. J’ai besoin de m’imprégner de sa musique, tu comprends.
— Je suis bien contente que tu ne sois plus fâchée.
— Pourquoi dis-tu ça ?
— Hier soir, tu avais l’air contrariée quand je t’ai dit que j’avais envie de retrouver un mec et d’avoir un enfant.
— Ça ne t’a pas empêché de finir la salade exotique. J’espère simplement que tu feras les choses dans l’ordre et que tu choisiras un père présentable.
— Dis donc, c’est la fête au village ce matin !
— Ne fais pas attention ! En ce moment, je suis préoccupé.
— On en est toutes là. Pour des renseignements de première main, il vaut mieux demander à ton copain Stef, il ne peut rien te refuser. T’es pas amoureuse au moins ?
— Tu ne vas pas t’y mettre aussi !
L’amateur de musique celtique posa sa carte bleue sur une pile de CD couronnée par un single du groupe Tri Yann. Il composa son code après leur avoir jeté un regard soupçonneux et disparut aussi vite que s’il sortait d’un sex-shop.
Il régnait dans la rédaction l’absence d'agitation habituelle d’un mardi matin, faite de conversations feutrées et de pianotage sur ordi. Robert l’Intégriste vint vers elle avec des airs de conspirateurs.
— Va donc voir Stef, il te cherche. Si c‘est pour une demande en mariage, je fournis les dragées.
Elle le remercia avec un grand sourire et examina une statuette en bronze de Count Basie posée sur une table basse, essayant de calculer si elle était assez lourde pour lui fracasser le crâne.
tef déploya les CD comme une main gagnante de poker.
— Mouais, pas mal ! Ta copine a le chic pour dénicher des rossignols qu’on ne voudrait pas dans un vide-grenier, mais je reconnais que, de temps en temps, elle a le nez creux. Tu lui expliqueras gentiment que cette version a été piratée. Il n’y a pas eu d’enregistrement officiel du festival de Saint Maixent en 71.
Il chaussa les lunettes rondes qui lui donnaient, selon l’indulgence de ses collègues, un regard d’étudiant attardé ou de poisson ahuri.
— Avant de te remplir les oreilles avec ses airs les plus connus, tu vas écouter ce blues de la grande époque. Mezz le jouait à l’entame de ses spectacles. Là, ma puce, on est dans le rare et on approche vraiment du personnage.
Il installa un authentique Tepazz sur son bureau et posa un disque vinyle aux titres effacés.
« gonna catch myself a train fifteen coach long « When you look for m ; I’ll be gone »
(J’irai prendre un train long de quinze wagons Quand tu me rechercheras, je serai parti)
Debbie sentit les larmes lui monter aux yeux. Stéphane, sans faire de commentaire, lui tendit un kleenex. Elle se moucha et glissa le paquet dans sa poche. Il sortit d’un de ses tiroirs une cassette VHS.
— J’ai trouvé des séquences filmées pendant ses concerts et à Saint-Germain-des-Prés. Il avait de l’allure, le bougre ! Tu reconnaitras sûrement son instrument. Un « Bueschen Aristocrat ».
— Á tes souhaits !
— Un peu de respect, jeune insolente, c’est le stradivarius des saxos.
— Et alors ?
— Regarde les photos ! Il l’avait déjà au « Blue Star ». Tu crois qu’un musicien de cabaret pouvait se l’offrir ?
— Un mystère de plus ?
— Peut-être.
Il déchira lentement une page de carnet.
— Tu peux aller voir ces gars de ma part. Ils n’ont pas fait de grandes études mais ils ont connu Mezz mieux que moi et adorent évoquer leurs souvenirs. Evite de gober sans réfléchir tout ce qu’ils te raconteront mais pour les anecdotes, ils sont imbattables.
Au moment où elle se dirigeait vers l’ascenseur, elle croisa Amaury dont le sourire fatigué la mit en colère sans qu’elle comprenne pourquoi.
— Salut, tu pars déjà ?
Elle rejeta en arrière une mèche folle dans un geste qui voulait évoquer les vamps hollywoodiennes.
— On fait comme chez les fonctionnaires. Ceux qui partent en avance croisent ceux qui arrivent en retard.
— Dis pas de mal, ma mère est fonctionnaire.
Elle appuya sur le bouton de l’ascenseur.
— Je m’en doutais, ça fait partie de ton charme.
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