Chapitre 9 : l'enquête avance
Quelques coups de téléphone plus tard, elle fit connaissance des amis de Stef, survivants inscrits à l’inventaire du patrimoine existentialiste, vétérans du Tabou et des Deux Magots ou retraités du Hot Club de France. Ils ne se firent pas prier pour évoquer leur folle jeunesse, les ombres tutélaires d’Hugues Panassié, Boris Vian, Miles Davies et quelques autres dont ils étaient les seuls à se souvenir. Un bassiste chauve et égrillard, lui fit une confidence importante.
— On a quand même bien rigolé. Le Mezz, quand on y regarde de plus près, il était comme les autres… Fallait pas lui en promettre... Vous voyez ce que je veux dire ?
Debbie prit son air le plus innocent pour affirmer qu’elle ne voyait pas du tout et l’abandonna à la terrasse d’un bistrot de banlieue en compagnie d’un Ricard que l’eau avait à peine troublé. Elle termina son périple en compagnie d’un vétéran de la Rose Rouge, inconditionnel du Picon-Bière, ce qui lui avait valu son surnom, et qui arborait une crinière blanche ramenée sur la nuque. Son regard s’embuait lorsqu’il évoquait Juliette Gréco.
— Je vous le dis comme je le pense, mademoiselle. « Finger », c’était pas ce qu’on croit.
Il vida son deuxième verre en regardant autour d’eux. Dans la salle étroite, où des lampes tamisées soulignaient une pénombre qui se voulait intimiste, la clientèle clairsemée ne leur prêtait aucune attention
— Croyez-en un vieux de la vieille avec quarante ans d’orchestre au compteur ! S’il s’en est sorti indemne après tout ce qu’il a vécu, c’est qu’il a conclu un pacte avec le Diable. Faut pas rigoler avec ces trucs !...
Les jours suivants, pour tromper son attente et ignorer les regards inquisiteurs de SJP, elle revêtit son armure d’exécutive woman, tapa du texte au kilomètre, traversa à maintes reprises la rédaction avec un papier à la main, qu'elle consultait avec un regard soucieux. C’était un vieux truc que lui avait appris un copain de lycée qui s’incrustait depuis des années dans les couloirs d’un Secrétariat d’Etat. Elle passa même tout un après-midi, les pieds ostensiblement posés sur son bureau, à relire la collection de « Harlem Quartet ».
Amaury l’évitait discrètement et ne faisait rien pour essayer de lui parler.
Un vendredi à neuf heures cinquante-deux, alors que la pluie battait les vitres, Miss Sourdingue lui passa une « dame excitée avec un accent du sud » qui demandait « mademoiselle Debbie ». Dix minutes plus tard, elle annonçait à Stef que Mezz « Finger » Wasp acceptait de la recevoir.
Emportée par son élan, elle frappa à la porte du Directeur et entra sans attendre l’autorisation.
— … Il est d’accord !
Il sortit une bouteille de Chivas et remplit deux verres.
— Franchement, Josiane, vous m’épatez ! Je n’y croyais pas trop. Si ça marche, c’est le reportage de l’année.
Quand Jean-Luc Quidamme commençait une phrase par « Franchement » on pouvait s’attendre à tout, même à une bonne nouvelle. Il n’y avait que sa mère et lui, dans les grandes occasions, qui l’appelaient encore par son prénom de baptême. Mais elle voyait plus souvent son directeur.
— Je vous suggère de ne pas trop attendre, on ne sait jamais, il pourrait changer d'avis.
— Je pensais partir lundi.
— Excellente idée ! Profitez-en pour vous détendre. Je vous trouve un peu stressée depuis quelque temps.
Elle fêta l’évènement aux Ambassadeurs avec Stef et Amaury qui passait par là comme par hasard. Deux cocktails au champagne plus tard, elle regarda ses compagnons partir chacun de leur côté et repensa au week-end organisé par Josie… Elle lui téléphona.
— Je ferme boutique demain et on s’offre un week-end de filles. En ce moment il n’y a que des touristes qui baragouinent un anglais de supermarché. J’ai trouvé un truc génial, ne t’inquiète pas, je me suis occupée de tout.
Josie avait un réel talent pour organiser des sorties insolites. C’est grâce à ces expéditions improvisées qu’elle avait découvert, entre autre, le Giverny de Monet et les lumières de l’automne sur Barbizon. Perdue dans ses pensées, Debbie ne s’inquiéta pas.
Elle aurait dû.
Le lendemain, et pendant trois jours qui égrenèrent consciencieusement leurs vingt-quatre heures, elle partagea le destin aventureux d’un groupe de randonneurs pédestres et sillonna la forêt de Fontainebleau avec séance photo dans les rochers et visite du château. Josie fit connaissance d’un quinquagénaire bien conservé, divorcé et adepte des rencontres « pas prises de tête ». Il était accompagné d’un clone grisonnant qui se prenait pour un musicologue averti sous prétexte qu’il pouvait citer de mémoire tous les titres du coffret « Les 100 plus grands morceaux classiques ». Pour ne pas faire tapisserie lors des deux soirées conviviales, Debbie ouvrit de grands yeux éblouis en l’écoutant asséner ses opinions estampillées FNAC sur les géants du jazz dont il confondait les prénoms et les œuvres avec un aplomb inaltérable.
Elle fut récompensée de sa patience en subissant l’un des dragueurs les plus foireux de sa vie sentimentale. La romance se termina un dimanche soir fourbu que la pluie ne parvenait même pas à transformer en film de Marcel Carné. Josie, de son côté, avait refermé son épisode amoureux par un jugement tout en nuance dont elle était coutumière.
— Ils font la paire tous les deux !
Avec un bel ensemble, elles balancèrent dans la première poubelle disponible les numéros de portable griffonnés dans une marge de l’ « Ėquipe » et s’offrirent un grand plat de moules frites accompagné de fous-rires nerveux et de bière brune. Elles allèrent ensuite voir un vieux John Wayne dans un ciné-club voisin. Josie, passionnée de westerns, vouait une trouble passion à Lee Van Cleef et refusait obstinément de voir « Le Bon, la Brute et le Truand » sous prétexte que son idole s’y faisait tuer. Ce furent les meilleurs moments du week-end. Debbie passa la nuit dans le salon de sa copine, sur le canapé avec qui elle avait fini par tisser de vrais liens d’amitié.
Demain, elle partait pour le sud.
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