Chapitre 9
Le moteur du pick-up ronronnait doucement, un contraste étrange avec le silence pesant de la ville déserte. L'air était lourd, chargé d'une tension indescriptible, comme si tout Londres retenait son souffle. Owen tenait le volant fermement, les mâchoires serrées par la frustration, scrutant les petits groupes de cyborgs qui se faisaient de plus en plus rares sur son chemin. Il aurait voulu sauver cet homme. Il aurait dû. Mais le regard terrifié de Zoey lui revenait en tête, encore et encore. Il jeta un coup d’œil en sa direction, elle avait les yeux rivés sur ses genoux, les poings serrés. Elle semblait honteuse, mais toujours effrayée, le visage fermé. Il ne pouvait pas se permettre de la mettre en danger une nouvelle fois. Il prit alors la décision de prendre le chemin pour rentrer à la maison. Zoey ne mit pas longtemps à s’en rendre compte.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— On rentre à la maison pour aujourd’hui.
— Quoi, déjà ? s’exclama Zoey en se redressant. Mais on vient à peine de sortir !
— Tu n’es pas encore prête, Zoey. Ce qui vient de se passer au supermarché, ce n’était rien du tout. On va –
— Non ! l’interrompit-elle. Je suis prête. Ce n’est pas en sortant trente minutes par jour qu’on va la retrouver…
Owen arrêta la voiture et soupira en se tournant vers Zoey. Il commençait à perdre patience. Comment ne pouvait-elle pas comprendre que sa sécurité lui était importante ? Comment ne pouvait-elle pas comprendre que s’il faisait tout ça, c’était aussi pour Kathleen ? Parce que l’idée de retrouver Kathleen en lui annonçant que sa fille n’avait pas survécu n’avait jamais été une option pour lui. Dans aucuns des futurs possibles et imaginables.
— Zoey, je –
— Oui c’est vrai j’étais terrifiée, le coupa-t-elle. T’es content ?
— C’est normal d’avoir peur, je ne te le reproche pas. C’est juste que je veux qu’on fasse les choses de la bonne manière, ensemble. Mais si on se met trop en danger, je ne pourrai pas te protéger.
— Peut-être que je n’ai pas besoin que tu me protèges, répliqua-t-elle, durement.
Ces mots frappèrent Owen comme une gifle. Le silence retomba lourdement entre eux. Zoey tourna la tête vers la fenêtre, les bras croisés, fermée à toute discussion. Owen tenta alors le tout pour le tout. Il redémarra le moteur et prit un ton sec pour s’adresser à elle.
— Très bien, descends de la voiture.
La jeune fille, surprise, fronça les sourcils en cherchant le regard de son beau-père.
— Pardon ?
— Descends. Si tu n’as pas besoin de moi, tu devrais savoir t’en sortir toute seule, non ?
— Tu ne ferais pas ça…
— Ah, tu crois ? Et ne me sorts pas la carte « Je le savais, tu attendais juste une occasion pour m’abandonner toi aussi, bla-bla »… C’est toi qui abandonnes si tu sors de cette voiture. Alors vas-y. Je te donne l’opportunité de mener ta propre aventure de survie en milieu hostile et sans moi. Fonce.
Elle le défia du regard un instant, effarée par ses propos, avant de se renfoncer dans son siège les bras croisés. Owen eu un sourire satisfait mais discret avant de reprendre la route. Il annonça tout de même à Zoey qu’il continuerait leur recherche une heure ou deux, maximum et laissa le silence s’emparer de l’habitacle. Tous les deux avaient gagné. Owen venait d’accepter une prise de risque supplémentaire et Zoey venait d’admettre qu’elle avait besoin de lui.
Ce n’est qu’une heure plus tard, après avoir roulé dans une bonne partie de la ville et ses alentours, où ils ne croisaient plus que cadavres humanoïdes, que Zoey brisa le silence.
— Qu’est-ce qu’ils font ?
Owen ralentit et remarqua deux hommes un peu plus loin, portant à bouts de bras des cyborgs inertes et corps sans vie jusqu’à leur petit camion benne. Intrigué, Owen tourna à l’intersection suivante pour se rapprocher d’eux et se fit immédiatement repérer. Sans plus avancer, il coupa le moteur et descendit en mettant l’arc sur son dos, tout en ordonnant à Zoey de rester dans la voiture.
Il s’approcha doucement, les mains en évidence pour prouver sa bonne intention, ce qui ne les rassura pas pour autant. L’un deux, à peine plus âgé que Zoey, se cacha derrière le camion tandis que l’autre, une barbe déjà grisonnante, en bleu de travail, attrapa un marteau de sa poche arrière.
— N’approchez pas, prononça-t-il assez fort pour que quiconque dans les parages l’entende.
— Je ne vous veux aucun mal, je suis comme vous, rétorqua Owen en s’avançant encore.
— Avec un arc et des flèches sur le dos ?
— C’est vous qui avez un marteau à la main…
L’homme, conscient de la scène absurde, fut étonnamment amusé par la réponse de Owen. Il rangea l’outil d’où il venait et reprit ses occupations.
— Excusez-moi, vous n’êtes pas sans savoir que la prudence est primordiale ces derniers jours.
— En effet, affirma Owen en baissant les mains. Je peux savoir ce que vous faites ?
Le jeune homme sortit de sa cachette et aida le second à porter un homme cyborg pour le mettre à l’arrière du camion, où d’autres se trouvaient déjà.
— Une bonne action ? Je l’espère… Toutes ces personnes ne méritent pas de rester ici, en plein milieu des routes et trottoirs, à la vue de tous. Nous les emmenons à l’église.
— A l’église ? s’étonna Zoey, que Owen n’avait pas entendu approcher.
— Y-a-t-il meilleur endroit pour y trouver la paix ?
Les épaules de Owen retombèrent, comme si un poids venait d’y être retiré. Ces hommes faisaient preuve d’un courage et d’une humanité magnifique dans un moment d’horreur. Owen ne sut quoi dire qui soit à la hauteur de leurs actes.
— Vous avez embarqué des femmes ? demanda Zoey d’une voix mélangeant espoir et inquiétude.
— Vous cherchez quelqu’un vous aussi ? prononça tristement le garçon.
— Je veux retrouver ma mère.
— Allez voir à l’église là-bas, indiqua le plus âgé d’un signe de tête.
Owen n’eut pas le temps de prononcer un mot que Zoey était déjà en train de courir vers l’édifice. Il remercia les deux hommes avant de la suivre, scrutant les alentours avec une méfiance palpable. Il la vit très vite s’engouffrer dans ce monument en pierre grise et au clocher majestueux, mais lui marqua un arrêt sur le pas de la porte. Et si Kathleen s’y trouvait ? Non. Il secoua la tête à cette idée. Owen n’avait aucune envie de retrouver la femme qu’il aimait allongée sur le sol de cette église.
A l’intérieur, tout était sombre et encore plus silencieux. L’endroit d’ordinaire apaisant, laissait place à une atmosphère morbide qui provoqua un désagréable frisson à l’archer. Les bancs avaient été repoussés sur les côtés, et l’allée centrale était jonchée de corps et de robots désactivés, sans âmes, leurs visages métalliques marqués par des expressions figées d’effroi ou de douleur. Zoey s’y déplaçait lentement, une main sur la bouche cachant son état de choc et les yeux brillants de tristesse. Elle s’abaissait parfois sur certaines personnes, la main tremblante, pour fermer leurs paupières et ainsi donner l’impression qu’elles étaient simplement endormies.
Owen n’eut pas ce courage. Il contourna l’allée et se fraya un chemin jusqu’à l’autel où il s’agenouilla. En suivant son instinct et les quelques souvenirs de sa maman priant dans les églises qu’ils visitaient étant petit, il lia ses mains et se mit à prier. A prier pour Kathleen, pour Zoey, pour lui. S’y prenait-il de la bonne manière ? Probablement que non, mais à cet instant précis, il avait besoin de croire en quelque chose. De se donner de l’espoir, de mettre toutes les chances de son côté. Alors il pria. Il pria pour s’en sortir, pour que ses proches s’en sortent, pour la retrouver, pour que Zoey lui dise que sa mère ne se trouvait pas allongée derrière eux, pour que tout redevienne comme avant. Il pria.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Owen ouvrit un œil, étonné par la question de Zoey dont la réponse lui paraissait évidente. Il se redressa et signa, sur soi, une croix de sa main droite, tout en s’excusant intérieurement des paroles ironiques qui allaient suivre.
— J’invoque l’esprit du Dieu gasoil pour qu’on en trouve sur le chemin du retour.
Contre toute attente, cela fit rire Zoey. Owen lui rendit un sourire. Il savait grâce au comportement de celle-ci que Kathleen ne se trouvait pas ici. Et ça le soulagea. L’espoir de la retrouver vivante, bien que transformée, était toujours et plus que jamais présent.
— Depuis quand tu sais prier ?
— Je ne sais pas prier, j’ai juste essayé.
— C’est ridicule, il doit certainement y avoir une manière de faire. Prier pour dire de prier, ça n’a aucun sens.
— Essaie, tu me diras si tu y arrives mieux que moi.
— Je ne peux pas, je… Je n’y crois pas…finit-elle par chuchoter.
— Et moi je pense qu’on a tous besoin de croire en quelque chose.
Il ne lui laissa pas le temps de répondre, lui tapota l’épaule et prit le chemin de la sortie, où les deux hommes précédemment rencontrés venaient d’apparaitre. Il les remercia et salua une nouvelle fois leur bravoure, puis sortit son téléphone pour leur montrer une photo de Kathleen. Ils s’échangèrent leurs numéros, lui promettant de le contacter si l’un d’eux la trouvait.
Une fois sur le parvis, Owen se tourna pour adresser un mot à Zoey mais elle n’était pas là. Persuadé qu’elle lui embrochait le pas, il fit marche arrière jusqu’à la grande porte en bois et aperçut la jeune fille devant l’autel, allumant un cierge. Un sourire chaleureux s’afficha sur son visage, content de voir que ses paroles avaient finalement un impact sur elle, ce qui ne serait jamais arrivé il y a encore quelques jours.
— L’école !
Owen sortit brusquement des pensées dans lesquelles il s’était inconsciemment plongé, adossé sur la porte de l’église.
— Comment ça l’école ?
— Peut être que maman y est ! Peut être que son instinct l’a emmené dans un endroit qu’elle connait bien ! s’exclama Zoey avec un entrain que Owen n’avait pas vu depuis un moment.
— Non, elle serait revenue à la maison…
— S’il te plait, écoute-moi ! Mon instinct à moi me dit qu’elle est là-bas, et ça pourrait tout à fait être logique. Elle y était juste avant l’attaque, peut être qu’elle s’y est réfugiée ! Peut-être qu’elle nous attend comme elle nous attendait avant tout ça !
Owen, prit dans la réflexion, trouva l’idée plutôt bonne mais sa peur de l’insécurité de Zoey refit surface. Ils étaient dehors depuis un moment, la voiture n’avait presque plus rien dans le réservoir et la ville était surtout beaucoup trop calme. Trop pour que ce soit un signe positif. Il hésita, et Zoey semblait le supplier du regard.
— Owen…
— Ok. Mais après ça on rentre.
Ils arrivèrent à l’école qu’Owen ne connaissait que trop bien, à peine quinze minutes plus tard. Autrefois pleine de rires et d'agitation, elle était désormais enveloppée d'un calme oppressant. Owen et Zoey s'aventurèrent dans le bâtiment, leurs arcs à la main, leurs pas résonnant dans les couloirs déserts. Des débris jonchaient le sol : des livres ouverts, des cartables abandonnés, des vêtements oubliés par des enfants partis précipitamment. Ils se répartirent les pièces de droite et de gauche à inspecter, avançant pas à pas, jusqu’aux escaliers donnant accéder à l’étage. Owen s’arrêta en passant devant le fameux mur des dessins, un élément inchangé depuis son enfance. C’était ici que les enfants exposaient leurs créations, année après année. Ce mur avait traversé les générations.
Il resta un moment figé devant les feuilles jaunies, parcourant du regard les œuvres d’enfants qu’il ne connaissait pas, mais qui semblaient curieusement familières. Il se remémora alors les mots de la directrice et se mit à fouiller parmi les feuilles déchirées et pliées, jusqu’à tomber sur un dessin vieux de plusieurs décennies : un petit garçon blond avec un arc et une cible, dessinés maladroitement. En bas du papier, en lettres tremblantes, on pouvait lire : ‘Owen H, 7ans’
Un sourire sincère, rare ces derniers jours, se dessina sur les lèvres d’Owen.
— Qu’est-ce que tu as trouvé ? demanda doucement Zoey.
— Un de mes dessins que la directrice a gardé pendant toutes ses années. J’ai toujours cru qu’elle me racontait des histoires pour me faire plaisir
Sans réfléchir davantage, il décrocha doucement le dessin. Les souvenirs l’envahissaient, une bouffée d’enfance qui lui fit du bien, même dans ce monde chaotique. Il plia soigneusement le dessin et le glissa dans la poche de sa veste. Un petit trésor du passé, retrouvé au milieu de la tempête.
— Allez, prépare ton arc. On monte vérifier le reste
A l’étage, tout était aussi désordonné. Owen conseilla à Zoey d’aller dans la classe de Kathleen directement, et de fouiller les armoires pour récupérer la nourriture qu’il savait s’y trouver. Quant à lui, il s’occupa de passer la tête dans toutes les autres classes pour s’assurer que personne ne s’y cachait. Zoey s’exécuta et trouva effectivement des petites choses à grignoter qu’elle mit directement dans leur sac à dos. Elle fouilla en dernier le bureau de sa mère mais au lieu de trouver ses bonbons favoris, elle tomba sur une enveloppe marquée du tampon d’un avocat. Elle l’ouvrit, se mit à la lire mais fut très vite interrompue par un bruit métallique et un tir d’implant raté qui brisa la fenêtre. Elle se jeta au sol dans un hurlement de peur et essaya d’attraper son arc avant de se cacher.
Le sang d’Owen se glaça quand le cri de Zoey parvint jusqu’à lui. Il se précipita vers la classe de Kathleen et aperçut trois robots dans le couloir, s’apprêtant à entrer dans la salle. Sans attendre, il tira une…, deux…, trois flèches en un temps records. Les trois les touchèrent, dont une reçue en pleine tête réduisant le robot à néant. Il en envoya une autre dans le crane métallique du deuxième qui s’écroula à son tour. La seconde suivante, un nouveau tir d’implant suivi d’un autre cri de Zoey résonna dans la pièce. Owen y entra et vit Zoey derrière une table renversée, les mains tremblantes, essayant de tirer une flèche sur le dernier robot qui la menaçait. L’archer n’attendit pas et le toucha d’une énième flèche mais contre toute attente, elle n’eut pas l’effet escompté. Le robot se tourna vers Owen en retirant la flèche qu’il venait de recevoir. Désormais visé par l’arme de l’automate, Owen visa sa main pour l’empêcher de tirer tandis que la flèche enfin lancée par Zoey, se planta dans son dos.
— Vise la tête !!
— J’essaie !
Elle tira une nouvelle fois dans le dos de la machine, Owen attrapa la dernière flèche de son carquois et se jeta sur le robot, lui plantant celle-ci entre les deux yeux. Il se désactiva instantanément, emportant Owen dans sa chute.
— Zoey, ça va ?
Il se redressa et prit la jeune fille dans ses bras. Elle lui rendit son étreinte, essayant tous deux de calmer leur rythme cardiaque.
— Ça va, tu n’as rien ?
— Je n’ai rien. J’ai, … merci Owen.
Il lui embrassa le haut du crane avant de l’aider à se relever.
— Ok, récupère toutes les flèches que tu peux si elles ne sont pas cassées et on part d’ici en vitesse.
Encore sous le choc, Zoey attrapa tous ce qui lui passa sous la main et sortit avec Owen, courant jusqu’au pick-up.
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