Chapitre 12

12 minutes de lecture

  Après deux grosses heures à rouler, Owen gara le pick-up dans une petite station-service de village, à côté d’une pompe rouillée. Le silence pesait lourd, brisé uniquement par le cliquetis du moteur qui refroidissait. Il n’y avait aucun signe de vie, mais le sentiment d’abandon de ce lieu ne faisait qu’ajouter à la tension.

— Reste dans la voiture, lança Owen en attrapant son arc.

— Mais c’est désert, ça se voit !

— A l’école aussi ça en avait l’air, répliqua Owen. Je fais juste un petit tour pour vérifier.

Zoey hocha la tête sans protester plus longtemps. Elle semblait ailleurs, le regard triste et son sac serré contre elle comme un bouclier. Elle ne voulait pas être là, tout ça lui semblant être une perte de temps.

Owen inspecta rapidement les lieux : ils étaient seuls. Il accrocha son arc sur son dos en retournant à la voiture prévenir Zoey que la voie était libre et récupérer un tuyau pour siphonner les réservoirs des deux véhicules garés juste à côté. Ces derniers étaient vides, ils n’iraient pas très loin avec cette quantité… mais après un peu de bricolage, il parvint à siphonner quelques litres de gasoil d’un réservoir souterrain. Il fit le plein du pick-up avec une concentration minutieuse, jetant régulièrement des coups d'œil autour de lui. Le moindre bruit aurait pu signaler une menace.

Pendant ce temps, Zoey descendit du véhicule et se dirigea vers la boutique attenante, son arc toujours dans les mains. Les grandes baies vitrées brisées laissaient entrer le vent et des débris jonchaient le sol. Elle fouilla les rayons, trouvant quelques paquets de biscuits, deux petites bouteilles d’eau et une boîte de conserve cabossée. Elle les fourra dans son sac puis s’arrêta devant les toilettes. Elle hésita envoyant leur état plutôt miteux, mais la nécessité l’emporta.

Quand elle revint, Owen l’attendait déjà dans le pick-up, le réservoir rempli. Elle monta sans un mot et sortit ses maigres trouvailles qu’elle posa sur le siège entre eux avant de se caler contre la portière, son regard perdu.

— On ne peut vraiment pas retourner à Londres ? prononça doucement Zoey.

— Je suis désolé. Ce n’était pas une décision facile à prendre mais on ne peut vraiment pas y retourner pour le moment.

La route reprit, sinueuse et déserte, serpentant à travers des petites routes de campagne. Owen jetait de temps en temps des regards en coin vers Zoey, mais elle ne bougeait presque pas. Ce fut seulement après une longue période de silence qu’il remarqua ses épaules trembler légèrement.

Elle pleurait.

Owen sentit une pointe douloureuse dans sa poitrine. Il ralentit légèrement la voiture, cherchant quelque chose à dire, mais les mots semblaient vains. Zoey gardait les yeux obstinément baissés, essuyant ses larmes discrètement avec sa manche.

— Zoey… murmura-t-il finalement.

Elle tourna la tête vers la fenêtre, refusant de le regarder.

— Laisse tomber, répondit-elle d’une voix rauque.

Owen pinça les lèvres, serrant un peu plus fort le volant. Elle s’enfermait dans sa douleur, il se sentait impuissant à l’aider, se laissant lui-même manger par la culpabilité.

Le trajet était interminable. Owen avait tenté de reprendre l’autoroute et les grandes villes mais les cyborgs y avaient bien pris position. Il était donc retourné sur son chemin campagnard, ce qui rallongeait considérablement leur parcours. Les petites routes n’étaient pas toujours praticables, certaines étant encombrées de véhicules abandonnés ou même bloquées par des barricades érigées par des habitants effrayés. Dans certains villages, des groupes de survivants s’étaient regroupés. Parfois, cela facilitait leur passage, mais dans d’autres cas, la méfiance des réfugiés rendait leur avancée difficile. Des regards hostiles suivaient leur pick-up, et Owen savait qu’un simple faux pas pourrait les mettre en danger.

Vers quinze heures, après une partie de journée tendue et épuisante, ils arrivèrent à Appleby, une petite ville qui semblait étonnamment épargnée, non loin de Doncaster. Les rues étaient presque vides, mais des signes de vie discrète étaient visibles : des silhouettes derrière des fenêtres, des rires d’enfants provenant de jardins, … En explorant la rue principale, ils tombèrent sur une maison dont le panneau indiquait qu’elle avait été transformée en hébergement improvisé. Un couple de retraités, assis devant la porte, une tasse de thé à la main, leur offrirent un chaleureux sourire.

Owen arrêta le pick-up et descendit, prenant le risque de laisser son arc sur le siège. Zoey ne bougea pas mais elle tendit l’oreille pour écouter la conversation.

— Bonjour, dit l’homme, une lueur bienveillante dans le regard. Vous avez l’air épuisé. Je vous offre une tasse de thé ?

Owen hésita une fraction de seconde, mais le ton sincère de l’homme et l’air rassurant de sa femme le fit sourire.

— Merci, murmura-t-il serrant la main tendue du vieil homme.

— D’où arrivez-vous ? demanda la femme.

— De Bromley, à Londres.

Owen se retourna quand il entendit la portière du pick-up s’ouvrir et se refermer. Zoey s’approcha doucement, interrogeant Owen du regard. Il lui fit un signe de tête accompagné d’un sourire pour lui indiquer que tout allait bien.

Ils furent gentiment installés dans une petite chambre avec deux lits simples, modestement meublée mais propre. La femme leur apporta de l’eau chaude et de quoi se laver rapidement. L’ambiance chaleureuse était une bouffée d’air frais après une journée de tension.

— On va passer la nuit ici ? demanda Zoey.

— Qu’est-ce que tu en penses ?

— Je suis pour. Ton pick-up n’est vraiment pas confortable.

Lors du dîner, le couple leur raconta qu’ils avaient vu des gens passer en direction du nord, beaucoup cherchant à atteindre l’Écosse. Owen lui s’inquiétait de les voir vivre comme si de rien n’était.

— Nous avons eu une belle vie. Notre histoire a commencé ici, on a bâti cette maison de nos mains, et on y a vécu nos plus belles aventures. Si l’histoire doit s’arrêter, nous préférons que ce soit ici et pas effrayé ailleurs.

Voilà ce que la vielle dame avait répondu. Zoey et Owen ne pouvaient être qu’admiratif. L’archer les remercia une énième fois pour leur accueil, bienveillance et sympathie.

Cette nuit-là, Zoey s’endormit très vite, la photo de Kathleen posée juste à côté d’elle. Owen, allongé sur le lit voisin, fixait le plafond doucement éclairé par une bougie. Il avait l’impression d’avoir vécu une semaine entière en à peine une journée, il était épuisé mais le simple fait de penser à Kathleen lui donnait la force de continuer. Elle était toujours quelque part dehors, et le nord de l’Angleterre n’était qu’un nouvel obstacle à franchir. Demain serait un autre jour, une autre bataille à mener.

Il finit par s’endormir, bercé par la respiration lente et régulière de Zoey.

Le lendemain matin, Owen ouvrir difficilement les yeux. Il n’avait aucune idée de l’heure qu’il pouvait être mais l’odeur du café qui émanait d’en bas l’aida à émerger. Il tourna la tête vers le lit de Zoey et bondit du sien en voyant qu’elle ne s’y trouvait plus.

— Zoey ?

Il descendit les marches rapidement, inquiet, appelant toujours après elle.

— Zoey ?

— Elle est dehors.

La voix du maitre de maison, concentré sur ses mots-croisés, le fit sursauter. Owen sortit et trouva Zoey de l’autre coté de la rue, jouant au basket avec un jeune garçon d’une dizaine d’année. Rassuré, il se laissa tomber contre l’encadrement de la porte, les observant s’amuser et enchainer les tirs sur un panier fixé au mur de la maison voisine. Tout semblait hors du temps ici, comme si le chaos n’existait pas et n’avait jamais existé.

— Bonjour Owen, sourit la vieille dame, bien dormi ?

— Oui, merci beaucoup. Je pense que nous avons fait le plein d’énergie pour reprendre la route.

— Restez au moins pour le déjeuner, vous repartirez tranquillement en début d’après-midi.

Owen luit sourit mais il ne voulait pas abuser de leur hospitalité. Il accepta tout de même et se permit de se servir une tasse de thé avant de remonter à l’étage pour rassembler ses affaires.

Ce fut donc après avoir partagé un dernier repas copieux avec leurs hôtes, qu’Owen prit soin de ranger leurs sacs dans le pick-up. Il retrouva Zoey, qui était repartie tirer quelques paniers.

— On va reprendre la route, tu viens ?

— On ne peut pas rester ? C’est fou comme tout semble normal ici, c’est agréable.

— Oui, je sais… Je me suis dit la même chose au réveil. Mais ta tante nous attend à Edimbourg, je préfère qu’on continue notre trajet.

— Ce n’est pas ma tante, souffla-t-elle

— Tu m’as très bien compris. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils n’arrivent ici, et pour être honnête avec toi, je n’ai pas envie de voir cette charmante petite ville se faire engloutir par ces machines.

Zoey soupira et lança doucement le ballon de basket dans les mains du jeune garçon.

— Je te préviens, si on se retrouve encore bloqué sur la route, on revient ici.

Avant de monter dans le pick-up, le vieillard touché par l’histoire de ce duo, leur apporta un bidon de gasoil. Il leur souhaita chance et courage pour la suite de leur parcours. Owen les remercia une nouvelle fois, leur en souhaitant tout autant.

De retour sur la route vers le Nord, Owen décida de rendre le temps moins long. Il sortit de sa portière une pochette où était rangé trois-quatre CD de diverses musiques. Il en glissa un au hasard dans le lecteur intégré de son pick-up et monta le son. La populaire chanson de Pharrell Williams, Happy, se mit à résonner dans l’habitacle, Owen fredonna avant de se mettre à chanter. Il avait besoin de se détendre et de détendre l’atmosphère qui régnait entre Zoey et lui.

« Because i’m happy ♪ »

Il essaya d’entrainer Zoey avec lui, mais elle refusa. Cependant, il pouvait la voir sourire dès qu’une fausse note sortait de sa bouche.

— Allez, sois pas timide !

— Je ne suis pas timide, je veux juste éviter qu’il pleuve.

Mais Owen réussit à l’avoir, à l’usure certes mais aussi grâce à Justin Timberlake. Il était l’idole de Zoey, rien n’aurait pu empêcher cette dernière de se joindre au karaoké quand les premières notes de Sexy Back se firent entendre. Ils passèrent un bon moment, mêlant rires et chants. Owen en était vraiment heureux et ça lui fit le plus grand bien.

Ils passèrent toute l’après-midi sur la route, toujours aussi encombrée, à avancer, faire demi-tour, changer de route, s’arrêter pour se dégourdir les jambes, s’hydrater, grignoter, discuter, chanter. Ils avaient croisé d’autres personnes en fuite comme eux, ainsi que quelques groupes de cyborgs à certains endroits dont un lors d’un petit arrêt devant une épicerie abandonnée.

— Prépare ton arc, j’ai cru entendre du bruit.

Zoey entra la première dans le petit magasin, la corde de son arc tendue devant elle. Owen juste derrière elle, protégeait ses arrières. Ils tombèrent sur deux cyborgs à moitié humain, qui levèrent la tête vers eux en les entendant.

— Ne tire pas, attends.

— Owen… prononça Zoey, la voix tremblante

— Tant qu’ils ne bougent pas, on ne tire pas. Ils sont peut-être inoffensifs.

Owen se déplaça lentement vers l’un des rayons encore garnis, ne lâchant pas du regard les deux humanoïdes face à lui.

— Ne vise surtout pas la tête cette fois-ci. Pas sur ces cyborgs-là.

— Et je vise quoi alors ? chuchota Zoey

— Leur bras métallique, ou leur jambe.

Owen baissa son arc et attrapa son sac pour y mettre ses trouvailles mais les deux cyborgs avancèrent simultanément vers eux. Zoey tira une flèche dans le bras du premier avant de très vite reculer. Owen dégaina son arc pour toucher le deuxième avant de récupérer son sac et de partir. Ils remontèrent dans le pick-up et l’archer redémarra aussi vite que possible.

Ce fut qu’aux alentours de dix-neuf heures qu’ils décidèrent de s’arrêter pour passer la soirée, et la nuit, dans le petit village de Osmotherley. Owen gara le pick-up devant l’église, et Zoey l’interpela sur la présence d’une habitante sortant tout juste de l’édifice.

— Bonsoir, excusez-moi, vous pouvez nous renseigner ?

La femme, le teint pâle et fatiguée, sembla surprise de les voir ici.

— Bonsoir, oui… oui dites-moi ?

— Nous cherchons un endroit où passer la nuit. Vous savez s’il y a des chambres d’hôtes ?

— Des chambres d’hôtes ? ria-t-elle presque. Vous êtes au courant de ce qui se passe dans le pays ?

Owen jeta un regard d’incompréhension à Zoey avant de se reconcentrer sur son interlocutrice.

— Evidemment, c’est pour ça que nous cherchons un endroit pour la nuit.

— Il n’y a presque plus personne ici, tous les habitants ont fui. Vous pouvez toujours essayer celle-ci, indiqua-t-elle en pointant son doigt, mais je ne vous garantis rien.

— Merci beaucoup.

Le duo s’exécuta, mais comme attendu, les lieux semblaient vides. Ils essayèrent plusieurs maisons, toujours rien. Owen soupçonna que certains avaient simplement refusé de leur ouvrir mais il comprenait leur méfiance. Ils en tentèrent encore un ou deux et finirent par tomber sur une porte entre-ouverte. Owen la poussa légèrement, criant à toute présence de se manifester. Aucune réponse. Le bazar qu’ils y trouvèrent ne pouvait que témoigner d’une chose : les propriétaires semblaient être partis dans la précipitation.

— Owen, regarde. Ils ont une gazinière et la bouteille de gaz est encore là. On pourrait se faire chauffer quelque chose ?

— Pas certains qu’on ait le droit d’être là… dit-il, gêné.

— Tu es beaucoup trop sage, c’est insupportable.

— Excuse-moi de vouloir respecter l’intimité des gens. On fait juste réchauffer une de nos conserves et on fiche le camp.

La conserve prête, Owen partagea le contenu dans deux assiettes qu’il avait trouvées dans un placard. Ils sortirent manger dans le jardin, s’installant sur la balançoire grinçante qui s’y trouvait, comme pour échapper à la culpabilité d’avoir utilisé la maison d’un autre.

Sous la lumière du coucher de soleil, ce repas simple semblait presque festif. Zoey balançait doucement ses pieds quand une question lui échappa :

— Pourquoi t’as jamais fait de compétition de tir à l’arc ?

Owen s’immobilisa, pris au dépourvu.

— Pourquoi tu me demandes ça ?

— Je sais pas... répondit-elle en haussant les épaules. Je me posais juste la question. Pas que je veuille te complimenter mais si je tirais comme tu tires, je ne me contenterais pas d’être prof !

Owen sourit, touché par le compliment qui en était bien un, mais son sourire devint nostalgique.

— J’en faisais, avant, lâcha-t-il après un moment de silence.

Zoey tourna la tête vers lui, surprise.

— Pourquoi tu as arrêté ?

Il posa son assiette sur ses genoux, son regard se durcissant alors que les souvenirs refaisaient surface.

— Parce que j’ai fait n’importe quoi et le karma m’a puni, répondit-il enfin.

Lily resta silencieuse, attendant beaucoup plus de détails que cela.

— J’avais dix-sept ans, reprit Owen. J’étais un grand passionné de tir à l’arc mais aussi un adolescent stupide, borné et sans cervelle. Un soir, alors que j’étais puni pour avoir été exclu de classe, j’ai fait le mur pour rejoindre des copains à une fête d’anniversaire.

— Je peux pas le croire, s’étonna Zoey.

— Et pourtant… Je me suis cru intelligent de prendre un vélo pour rentrer chez moi en pleine nuit, ivre et toujours aussi stupide. Je me suis fait renverser par une voiture, ce qui m’a causé une très grosse blessure au bras.

Owen n’avait pas raconté cette histoire depuis des années. Il posa les yeux sur son bras et sa cicatrice encore visible, pouvant encore sentir la douleur qu’il avait ressenti ce jour-là. Zoey, quant à elle, avait perdu le petit sourire amusé qui s’était dessiné sur son visage en imaginant Owen si… immature.

— J’ai dû subir une opération, puis des longs mois de rééducation. Quand j’ai enfin pu reprendre le tir à l’arc, ce n’était plus pareil. Mon niveau n’était plus aussi bon, j’avais des douleurs, des tremblements qui m’empêchaient d’enchainer les tirs, …

Zoey hocha lentement la tête, absorbant ses paroles.

— Alors t’as abandonné ?

Owen haussa les épaules, cherchant la bonne réponse à cette question.

— Pas complètement. J’ai continué à tirer, mais plus pour moi. Je suis devenu coach, j’ai aidé les autres à apprendre. Ça m’aidait à ne pas trop penser à ce que j’avais perdu. Puis j’ai rencontré ta mère, elle m’a aidé à ouvrir mon propre club et aujourd’hui, je joue les superhéros en plein chaos.

Zoey laissa échapper un rire sur les dernières paroles de l’archer.

— Tu regrettes ?

— Tous les jours.

Un silence confortable s’installa entre eux, entrecoupé seulement par le léger grincement de la balançoire. Zoey finit par se lever, ramassant les assiettes vides.

— Merci de m’avoir raconté tout ça, dit-elle en s’éloignant vers la maison.

Owen la regarda disparaître à l’intérieur, son cœur légèrement plus léger. Leur relation était encore fragile, mais ce moment qu’ils venaient de partager lui fit un bien fou.

Annotations

Vous aimez lire L. Shelby ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0