Chapitre 14
Owen avait passé une grande partie de la journée à dormir, surveillé à tour de rôle par Zoey ainsi que Matt et Rachel dont il avait finalement fait la connaissance le matin même. Il avait alors appris que Rachel était aide-soignante à l’hôpital voisin et qu’elle était enceinte de presque huit mois. Une chance dans son malheur d’avoir reçu leur aide, il les avait remerciés un nombre incalculable de fois avant de sombrer de nouveau dans le sommeil. Quant à Zoey, rongée par l’inquiétude, elle avait profité de l’hospitalité du jeune couple pour se reposer le plus possible et oublier, le temps d’une sieste ou deux, le cauchemar qu’elle vivait depuis quelques jours.
Quand Owen ouvrit les yeux, en début de soirée, la douleur le ramena aussitôt à la réalité. Son abdomen était une plaie brûlante qui, s’il n’agissait pas rapidement, finirait par le paralyser.
— Enfin réveillé, souffla une voix féminine.
Rachel était assise près de lui, une tasse fumante entre les mains. Son ventre arrondi était mis en valeur par sa posture droite, et son regard bienveillant le scrutait avec attention.
— Vous devriez reprendre vos médicaments, suggéra-t-elle en lui tendant le thé chaud et deux pilules.
Owen grogna un remerciement en s’asseyant avec précaution. La pièce était modeste mais chaleureuse, éclairée par des bougies à l’odeur réconfortante. Owen attrapa la tasse et avala les médicaments tout en grimaçant.
— Ça va rester douloureux combien de temps ?
— Difficile à dire, répondit Rachel en se levant. Il vous faut du repos, une prise régulière d’antalgique, d’antibiotique, et un soin local deux à trois fois par jour.
— Tout ça en essayant de survivre à une invasion de robot mutant, plaisanta-t-il.
Rachel posa ses mains sur son ventre tout en prenant un air moqueur.
— A qui le dites-vous !
Owen se permit de rire, trouvant la situation vraiment absurde. A l’image du vieux couple rencontré à Appleby, il éprouvait tout autant d’admiration et de respect pour celui-ci. Mettre au monde un enfant dans un chaos pareil ? Il ne pouvait même pas l’imaginer.
— Qu’est-ce que vous comptez faire si toute cette folie dure encore longtemps ? Sans vouloir être indiscret, demanda Owen.
— Je ne partirai pas, si c’est la question que vous vous posez. Je ne peux pas me le permettre. On prie, on survit et on espère que tout rentrera dans l’ordre avant que mademoiselle ne pointe le bout de son nez.
— Vous pensez que c’est une erreur de fuir ?
— Je pense qu’il faut faire ce qui est le mieux pour protéger sa famille, peu importe la manière, sourit-elle
Songeur, Owen répondit tout de même un sourire sincère aux propos de la future mère. La sécurité de Zoey était évidemment sa priorité, mais il n’arrivait toujours pas à savoir si fuir était la bonne solution, surtout dans son état. Cependant, il était sur d’une chose : les cyborgs finiraient par débarquer tôt ou tard. Rachel le sortit de ses pensées.
— Je pense que le repas est prêt. Venez manger, vous avez besoin de prendre des forces.
L’archer acquiesça et se leva doucement, en serrant les dents. Il retrouva Matt et Zoey dans la cuisine, un repas de fortune sur la table.
— Soupe de légumes et tranches de pain rassis, présenta fièrement Matt.
— Encore merci pour tout ça, répliqua Owen. Vous n’étiez pas obligé.
— Matt m’a dit qu’on pouvait rester autant de temps qu’on le souhaitait, sourit Zoey. On pourrait peut-être rester cette fois.
— Zoey…
— On est éloigné de tout ici, on est à l’abri ! Pourquoi tu ne veux pas comprendre ça ?
— On en discutera plus tard, tu veux ? lança sèchement Owen.
La jeune fille jeta un coup d’œil rapide à ses hôtes et soupira, trempant un morceau de pain dans son bol de soupe.
Le repas se déroula dans le silence, bien que les pensées d’Owen resonnaient de plus en plus dans ses oreilles. Zoey quitta la table la première, laissant l’opportunité à Owen de détendre l’atmosphère avec une plaisanterie.
— Profitez bien des jeunes années de votre fille, l’adolescence ce n’est pas facile…
Ça les fit sourire.
— Elle est juste effrayée. Quand on vous a trouvé hier, elle ne cessait de répéter qu’elle ne voulait pas se retrouver toute seule, avoua Rachel.
— Je sais, soupira Owen. Elle a toujours été rongée par cette angoisse. Encore plus depuis ce qui est arrivé à sa mère
— Faites-vous confiance, le rassura Matt. Suivez votre instinct, et tout se passera comme ça doit se passer. Je suis certain que Kathleen vous reviendra.
Ces mots en tête, Owen ne laissa pas une seule goutte de sa soupe avant de retourner se coucher, son corps réclament du repos supplémentaire. La nuit lui porterait surement conseil.
Le lendemain matin, il se leva à l’aube, sentant que le moment était venu de repartir. Son corps était encore douloureux, mais il pouvait tenir. Matt l’aida à charger le pick-up, tandis que Rachel préparait un sac de vivres et de vêtements supplémentaires pour eux.
Zoey, elle, refusait toujours l’idée du départ.
— Pourquoi on doit partir ? s’agaça-t-elle.
— Parce qu’on ne peut pas rester ici indéfiniment, répondit Owen avec patience.
— Pourquoi pas ? Matt et Rachel sont d’accord. Ici, on est en sécurité !
— Oui, pour l’instant. Ça ne durera pas.
L’adolescente tourna la tête, furieuse.
— C’est une erreur, lâcha-t-elle avant de s’éloigner.
Owen la laissa digérer la décision, mais à midi, quand le pick-up fut prêt et que Matt et Rachel leur faisaient leurs adieux, Zoey monta à contrecœur. Owen monta à son tour, et une vive douleur lui transperça le flanc. Il serra les dents, s’agrippa discrètement au volant pour ne pas vaciller. Son bras trembla sous l’effort, mais il refusa de le montrer. A côté de lui, Zoey était trop absorbée par son propre mécontentement pour le remarquer et c’était tant mieux. Il inspira profondément, « juste respirer, juste tenir » pensa-t-il. Il démarra et prit la direction du nord, laissant derrière lui un abri temporaire, un couple priant pour que leur refuge tienne, et l’incertitude du chemin encore à parcourir.
Ils roulèrent des heures, évitant scrupuleusement les grandes villes comme Middlesbrough, Darlington, Durham… et surtout Newcastle. Chaque détour rallongeait leur trajet, mais Owen savait qu’ils n’avaient pas le choix. Ces villes étaient la première cible des cyborgs avant de s’étendre au reste. Zoey s’était assoupie à moitié, la tête appuyée contre la portière, son arc posé sur ses genoux. Owen, lui, restait concentré sur la route, les mains crispées sur le volant, plus au moins fortement selon la douleur qu’il ressentait. La frontière écossaise se rapprochait, encore quelques heures et ils seraient hors d’Angleterre.
Du moins, c’est ce qu’il croyait.
Après Newcastle, la route se transforma en un véritable chaos. Une file interminable de voitures s’étendait devant eux, un bouchon figé dans le temps. Owen ralentit, plissant les yeux. Cette fois-ci était différente, rien n’était à l’abandon. Des personnes, des familles, avaient transformé les lieux en un campement géant.
— Qu’est-ce qui se passe encore…
Zoey se redressa aussitôt.
— Quoi ?
Il hocha le menton vers l’avant. Elle suivit son regard et souffla son étonnement.
— C’est quoi ce bordel ?
Owen ne répondit pas tout de suite. Il jeta un coup d’œil aux bas-côtés. La route était encombrée de véhicules, de tentes, d’affaires de toute sorte. Il serra la mâchoire avant de bifurquer sur une petite route improvisée dans les champs en suivant instinctivement les traces de pneus sur la terre battue.
— C’est pas bon signe, murmura Zoey.
— Je sais.
Ils roulèrent encore quelques mètres avant d’arriver à Horsley, un petit village également transformé en campement de fortune. Des centaines de personnes s’étaient regroupées ici, certaines dormaient à même le sol, d’autres tentaient de marchander de la nourriture ou des couvertures chez les habitants. Partout, des visages marqués par la fatigue et l’inquiétude.
Owen arrêta le pick-up et coupa le contact.
— C’est quoi ce camp ?
— Des gens qui fuient, répondit simplement Owen. Comme nous.
Ils descendirent du véhicule, carquois en bandoulière et arcs à la main. Plusieurs regards se tournèrent vers eux, méfiants, mais personne ne s’approcha. Ici, chacun semblait préoccupé par sa propre survie.
Au loin, encore éclairé par le soleil couchant, Owen aperçut un barrage : des camions militaires bloquaient l’accès à la route. Des soldats en uniforme, épaulés par ce qui semblait être des policiers écossais, tenaient la position. Un groupe de civils discutait avec l’un des militaires, et Owen s’approcha avec Zoey.
Dès qu’ils arrivèrent face à eux, un soldat jeune et frêle, au visage crispé par la nervosité, leva brusquement son arme vers Owen.
— STOP ! cria-t-il. Lâchez votre arme !
Owen s’arrêta net, fronçant les sourcils.
— Quoi ?
Le soldat avait les mains tremblantes sur son fusil.
— Lâchez vos arcs et reculez !
Zoey blêmit. Elle fit un pas en arrière, posa son arc et leva les mains en signe d’apaisement.
— Owen…
Un silence pesant s’abattit sur la zone. Les campeurs qui observaient la scène retinrent leur souffle. Certains murmurèrent entre eux, se demandant ce qui allait se passer. Owen, lui, resta figé, le regard fixé sur le jeune militaire face à lui et ses coéquipiers qui ne savaient apparemment pas comment réagir.
— Du calme, dit Owen d’un ton mesuré. C’est juste un arc.
— J’ai dit de lâcher votre arme !
Owen serra la mâchoire, mais avant qu’il n’ait pu répondre, une voix sèche coupa l’échange.
— Dunlow ! Baissez votre arme. Tout de suite.
Une femme en uniforme s’avança d’un pas assuré. Lieutenant Peterson, à en juger par son insigne. Son regard acéré passa du jeune sergent tremblant à Owen.
— Vous avez perdu la tête ? C’est un civil. Pas une menace.
Dunlow hésita, puis abaissa son arme, la mâchoire crispée. Peterson le fusilla du regard avant de reporter son attention sur Owen.
— Désolée pour ça. Il est un peu… nerveux.
— J’avais remarqué, répondit Owen en haussant un sourcil.
Zoey expira lentement, essayant de calmer son cœur affolé.
— Votre nom ? demanda Peterson.
— Owen Hollman.
À peine avait-il prononcé son nom qu’un autre soldat, posté un peu plus en retrait, leva la tête vers lui. Son regard se fixa sur Owen, comme s’il le reconnaissait. Owen fronça légèrement les sourcils. Mais le militaire détourna rapidement les yeux, reprenant son poste comme si de rien n’était. Il n’insista pas.
— Bien, dit Peterson, l’air toujours aussi froid. Écoutez-moi bien, monsieur Hollman, tous les accès vers l’Écosse sont bloqués et interdits. Personne n’entre, personne ne sort.
Zoey serra les poings.
— Mais… pourquoi ?
Peterson ne répondit pas tout de suite. Elle observa Zoey, puis Owen, comme si elle pesait ses mots.
— Ce sont les ordres, je n’ai pas plus d’informations.
— Pour combien de temps ? demanda Owen.
— Aucune idée. Nous vous tiendrons informés dans le cas contraire.
Son ton restait poli, mais ferme. Pas de place pour la négociation.
— Retournez à votre véhicule et patientez-y, ajouta-t-elle.
Owen sentit son estomac se nouer. Il détestait cette réponse. Mais il savait aussi reconnaître un mur quand il en voyait un. Il échangea un regard avec Zoey avant d’acquiescer lentement. Le lieutenant tourna les talons et retourna à ses occupations, laissant Owen et Zoey au milieu des regards curieux du campement.
— Et maintenant ? chuchota Zoey
Owen garda les yeux fixés sur le soldat qui avait semblé le reconnaître. Ce dernier jeta un regard autour de lui avant de s’approcher légèrement.
— Ce soir, murmura-t-il. Église de Harlow Hill. Faites demi-tour et suivez les panneaux vers la base militaire. Vous y serez en trois minutes.
Owen plissa les yeux, méfiant.
— Pourquoi ?
Le soldat secoua imperceptiblement la tête, jetant un regard inquiet vers ses collègues.
— Pas ici. Trop d’oreilles.
Puis, sans un mot de plus, il recula et reprit son poste, ignorant désormais leur présence. Intrigué, Owen se passa une main sur la barbe, son esprit tournant déjà à plein régime. Zoey, elle, serra les poings si fort que ses ongles s’enfonçaient dans sa paume. Son cœur battait à tout rompre sous l’effet de la frustration et de la colère.
— On n’aurait jamais dû partir ! cracha-t-elle en foudroyant Owen du regard. On aurait dû rester à Appleby depuis le départ ! Ou même chez Rachel et Matt ! On était en sécurité là-bas, c’était une seconde chance !
Owen prit une profonde inspiration. Il se doutait qu’elle avait juste besoin de hurler sur quelqu’un. Et comme toujours, ce quelqu’un, c’était lui.
— Zoey, ça n’aurait rien changé, répondit-il, tentant de garder son calme malgré la douleur lancinante dans son ventre. Rester là-bas, c’était juste retarder l’inévitable.
Elle secoua la tête, les yeux brillants de colère et de larmes retenues.
— Tu n’en sais rien !
— On en a déjà discuté, dit-il d'une voix posée, maîtrisée. Il ne voulait pas envenimer la situation. Les cyborgs avancent. Peu importe où on se trouve, tôt ou tard, on sera rattrapés.
Mais Zoey n’entendait plus. Elle n’entendait plus rien d’autre que le bruit sourd de son propre désespoir. Elle tourna brusquement les talons et partit d’un pas rapide en direction du pick-up. Owen la regarda s’éloigner, sentant son cœur se serrer. Il ferma brièvement les yeux, prenant sur lui, encore une fois. Il ne servait à rien d’insister, pas maintenant.
Alors, il la suivit en silence, gardant ses distances. Avec la douleur qui tiraillait son ventre, il n’aurait de toute façon pas pu la rattraper.
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