3. Jade
Le jade aiderait à trouver la paix intérieure, ce qui favoriserait l'apaisement du mental.
°°°
Lorsque Léana sort des deux heures de mathématiques, elle a vraiment envie de rentrer chez elle. À deux doigts de sauter par la fenêtre pour éviter de parcourir les couloirs noirs de monde, elle se contient en respirant calmement. Un souffle balaye ses cheveux et son faucon d’Air se pose sur le haut de son crâne. Le rapace pousse des cris stridents, comme pour hurler aux adolescents de dégager mais, bien sûr, aucun d’entre eux ne peut l’entendre.
Sur le chemin de la cantine, elle essaye de ne pas se crisper à chaque fois que quelqu'un la touche. Tu as guéri. Ça va aller. La file avançant à un bon rythme, elle prend son plateau quand vient son tour. Elle le fait glisser sur les trois rails métalliques et garde une distance de sécurité avec la personne devant elle. Elle choisit méticuleusement ses plats, se gardant de prendre ceux composés de viande ou de poisson. Fourbue de ce matin, elle serre les dents quand elle doit soulever son plateau. Elle qui était dans une forme olympique il y a quelques mois, elle souffre déjà de courbatures carabinées après un tout petit peu d’exercice. Merde. Son corps est déjà en train de pâtir du manque d'entraînement.
Alors que ses muscles crient leur douleur, la voix de Kaïs se met à résonner dans son crâne : Ramène tes fesses, face de lune ! Tu vas perdre tes putains de Maîtrises à force de louper les séances, bordel ! Léana secoue la tête. Elle ne veut pas y penser. Je dois me laisser le temps.
Une fois arrivée dans la salle, Léana étudie ses options et s’arrange pour trouver une table où il n’y a personne. Elle mange sans réel appétit. Son regard gris se fixe sur la pelouse ensoleillée que l’on peut apercevoir des baies vitrées de la cantine puis elle se perd dans ses pensées. Elle est pressée d’être ce soir, pressée de pouvoir retrouver sa liberté et l'entièreté de ses Maîtrises.
Qu’elle soit capable de guider quatre des sept éléments pourrait lui octroyer le titre de Prodige. Un titre qu’elle aurait pu réclamer si elle n’avait pas été élevée dans les Contrées Humaines. Léana lâche un soupir. Et avoir les yeux de l’Empire sur moi ? Jamais de la vie. Les Enkidiens qui ont cette rare chance de déclarer un peu de pouvoir peuvent posséder - au mieux - deux Maîtrises dérivées des sept éléments. Trois d’ici leurs vingt ans, si le hasard leur accorde cette chance. Les plus chanceux pouvaient, par exemple, déclarer une Maîtrise de la Brume, capacité dérivée de l’Eau ou une Maîtrise de la Foudre, capacité dérivée de l’Air… Mais seul un travail acharné et un peu de talent pouvaient aiguiser ces Maîtrises dérivées jusqu’au contrôle de l’Élément pur. Eau, Terre, Feu, Air… Le cœur de l’adolescente se fend un peu plus lorsque le souvenir de sa salamandre de Métal s’impose naturellement à son esprit.
La plupart des Enkidiens n'ont aucune Maîtrise. Elle observe son chaton de Feu essayer de jouer avec la pomme posée sur son plateau. Comment peut-on se réjouir de n’en avoir aucune ? Puis le félin, agacé que ses pattes traversent le fruit, plisse ses petits yeux avant de détourner la tête comme une diva vexée. Hmpf. Léana plisse les lèvres dans une moue peu convaincue tandis que le familier refuse hautainement ses tentatives de caresses. Peut-être que je suis juste une personne très patiente.
Une fois à l'extérieur de la cantine, Léana peut enfin respirer. À l’étroit dans ses chaussures, elle se dirige naturellement vers le parc à l’arrière du bâtiment principal. Elle veut être tranquille, à l’abri des regards. Malheureusement, la place est déjà prise.
Émergeant du parterre de fleurs, son lapin de Terre sort ses épines. Ses yeux couleur jade proposent d’aller déloger les adolescents. Son petit corps frémit et il semble sourire machiavéliquement. Haussant un sourcil moralisateur, elle y réfléchit néanmoins, jaugeant son stress et son angoisse. Ça ne vaut pas le coup. La majorité des lycéens se trouvent encore à l’intérieur de la cantine, elle ne risquerait rien à s’étendre sur la pelouse ensoleillée.
Visiblement déçu, le lapin frotte ses épineuses moustaches contre la cheville de sa maîtresse et disparaît avant qu’elle ne puisse dire quoi que ce soit.
— C’est ça, va bouder, ronchonne-t-elle en fronçant les sourcils.
Au bout de quelques minutes, Léana finit par trouver un carré herbeux à l’écart et s’allonge sur le sol, après s’être déchaussée. Ses paupières se ferment, les sons s’accentuent et ses sensations s’accroissent. Ses pensées voguent vers Iris, sa grand-mère d’adoption qui s'inquiète sûrement depuis qu'elle a quitté sa maison, et vers Hashim qui doit regretter son absence à l'entraînement. Léana passe une main fatiguée sur son visage. Elle n’est pas prête à retourner les voir. Pas tant que cela implique de revenir dans cette maison.
Quant à Kaïs... Léana sort son portable de sa poche et clique sur le numéro du blond. Ses doigts font défiler les messages restés sans réponses. Elle ne lui a plus envoyé de signe de vie depuis mars. Depuis qu’Il a ordonné de couper les ponts. Que peut-elle bien écrire ? Elle l'a ignoré pendant des mois pour calmer la jalousie maladive de l’Autre. Sans jamais réussir à maîtriser cette dernière. Et pour quel résultat ? Sa mâchoire se serre. Quelle idiote. Elle verrouille le téléphone avant de lâcher un soupir. Elle a déçu Kaïs. Et, incapable de reprendre l’entraînement, elle continuerait à le décevoir. Je ne veux pas le ralentir. Je ne suis qu'un boulet l'empêchant d'atteindre notre... Non. Son rêve.
Le cœur lourd, Léana laisse tomber son téléphone sur son sac avant de se redresser pour rabattre sa capuche sur sa tête. Elle s’apprête à se rallonger quand son regard s'arrête sur deux adolescents qui se préparent à avoir une conversation plus… musclée, un plus loin dans la cour du lycée. La main plaquée à son front pour se protéger du soleil, elle observe l'inconnu qui lui a demandé son chemin ce matin coller une droite à son interlocuteur.
Qui n’est autre que Kaïs.
Ô Enki.
Annotations
Versions