4. Azurite

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Cette pierre permettrait d'apaiser les angoisses, le stress et la nervosité. Elle libèrerait son porteur des blessures du passé.

°°°

Alors que la sonnerie interrompt le professeur dans sa tirade sur l’importance du baccalauréat, Léana ne peut retenir un sourire mélancolique. L’année dernière, elle aurait été d’accord avec lui. Réussir cet examen humain, même s’il ne mène à rien, aurait pu l’aider à mesurer ses lacunes pour la première épreuve du concours de l’Académie. Mais maintenant, plus rien de tout ça n’a d’importance.

Son regard se pose sur Kaïs en train d’invectiver une de ses voisines parce qu’elle ne « fait pas de putain d’efforts pour comprendre un simple exercice ! ». Une grimace cachée derrière sa main, Léana observe l’intéressée quitter rapidement la classe d’un air vexé. Punaise, Kaïs. Fais un effort, c’est la rentrée !

Léana se met à ranger tranquillement ses affaires. Elle veut pouvoir bénéficier du silence des couloirs lorsqu’elle décidera de sortir de la salle. Malheureusement pour elle, Kaïs connait bien sa stratégie. Il est resté nonchalamment assis sur un bureau près de la porte. Léana serre les dents. Elle sait très bien ce qu’il veut. Et elle ne peut pas avoir cette conversation. Pas maintenant.

Elle plisse les yeux et se concentre sur un plan B. Elle peut encore s’en sortir. Il lui suffirait de foncer en ligne droite jusqu’à la sortie en espérant que les réflexes hors du commun du blond ne l’arrêtent pas.

J’ai une chance sur un million.

C’est très peu.

Je vais quand même la tenter.

Léana fonce.

— Arrête ton char, face de cake.

La voix du garçon la coupe immédiatement dans sa course. Son traître de corps ralentit l’allure jusqu’à s’arrêter. Elle se rend compte qu’elle est incapable de l’ignorer. Pas après le silence qu’elle lui a imposé pour un type qui n’en valait pas la peine. La gorge serrée par la culpabilité, elle baisse la tête vers le sol en attendant le torrent de reproches qu’il est en droit de lui faire.

Les secondes s’égrènent mais il ne dit rien de plus. Elle finit par lever les yeux vers le visage de Kaïs et son regard se pose sur la joue enflée du garçon. Si je suis incapable de l’ignorer, je peux encore esquiver cette conversation. Léana tente alors une première approche :

— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? demande-t-elle doucement, la voix un peu tremblante.

— Me prends pas pour un idiot, tronche de lune, grogne-t-il, en croisant les bras. Tu as vu ce qu’il s’est passé.

Devant l’air encore plus sévère de l’adolescent, Léana veut disparaître sous terre. Quel échec. Si elle sait que les sens de Kaïs dépassent largement les siens, elle pensait qu’elle avait réussi à s’éclipser discrètement – pas si discrètement que ça, visiblement – après avoir vu l’altercation entre l’autre lycéen et lui. Elle se prépare à un autre moment de silence coupable lorsque Kaïs reprend la parole, son ton se faisant un peu moins sec :

— C’est le nouveau. Micah, il s’appelle, siffle-t-il, en levant les yeux au ciel. Il a cru que j’allais frapper quelqu’un. Alors que c’était MOI qui me faisais agresser par le groupe de débiles de la classe trois. Putain de prince charmant, soupire-t-il, agacé.

— Il est encore vivant ?

— J’suis pas violent, tronche de tarte !

Je le sais. Mais d’un côté, elle peut comprendre Micah. Voir un tas de muscles d’un mètre quatre-vingts déblatérer des propos assez… colorés au milieu d’un groupe d’adolescents peut paraître trompeur. Léana connaît Kaïs depuis si longtemps qu’elle n’entend même plus les vulgarités. Peut-être que c’est pour cette raison que je suis la seule qu’il est capable de tolérer plus de cinq minutes d’affilée.

— Tu veux que je t’amène à l’infirmerie ? propose-t-elle en faisant inconsciemment un pas vers lui.

— T’as oublié que la vieille est plus qualifiée que n’importe qui pour ce genre de truc ?

Léana fronce les sourcils comme à chaque fois qu’il appelle sa grand-mère de cette façon. Si Iris t’entendait, ça ferait longtemps que tu aurais hérité d’une corvée de vaisselle annuelle. Puis ses muscles se tendent lorsque Kaïs se détache du bureau sur lequel il était assis pour s’approcher d’elle. L’atmosphère change soudainement. Le souffle de Léana se coupe pendant qu’elle sent la tension que le blond dégage dans chaque fibre de son corps.

— Viens à l’entrainement ce soir, face de crêpe, murmure-t-il en plantant ses yeux pourpres dans le gris des siens.

C’est ça. C’est exactement la conversation qu’elle veut éviter. Léana secoue la tête et recule vers la porte. Elle ne peut pas. Elle…

— Tu sais ce qu’il va se passer si tu continues à éviter les séances ! insiste-t-il, l’air plus inquiet qu’en colère. Tu vas finir par tout perdre ! Y compris ta mémoire !

Léana ne peut pas en entendre davantage et se précipite hors de la classe. Elle relègue tout ce questionnement au fond d’elle. Elle ne sait pas ce qu’elle veut faire plus tard, elle ne sait pas si l’oubli vaut mieux que tout, elle ne sait pas…

Les pensées noires qu’elle a maintenues hors de son esprit pendant toute la journée profitent de la brèche offerte par l’intervention de Kaïs pour la submerger. Son cœur se fend un peu plus. Elle n’est pas prête à faire comme si de rien n’était et retourner à l’entraînement. Comme si tout était absolument normal. La honte et la culpabilité se mettent à chanter dans ses veines. C’est de ta faute. Tu aurais dû lui dire non ! Tu aurais…

BAM.

— Excuse-moi, je… balbutie-t-elle, en s’écartant vivement de l’adolescent qu’elle a heurté dans sa fuite.

L’inquiétude qu’elle lit dans les yeux cobalt du garçon et l’énergie qu’il dégage la déstabilisent un instant. Puis elle reconnait le lycéen qui lui a demandé son chemin ce matin, le même qui a collé une tarte à son ami d’enfance.

— Tu vas bien ? demande Micah en tendant une main vers elle. Tu…

— Bordel, tronche de lune !

Oh, flûte ! Léana est sur le point de prendre à nouveau la fuite quand le nouveau venu se plante juste devant elle, barrant le chemin à son ami d’enfance. Elle grimace. Ne fais pas ça Micah. Tu es trop jeune pour mourir.

— Qu’est-ce que tu veux encore, face de givre ? grogne le blond entre ses dents.

— J’ai un prénom, Kaïs, répond l’intéressé, impassible.

— Rien à foutre. Bouge de là, faut que j’lui remette les idées en place.

— Comment tu fais pour ne pas te prendre des baffes à parler comme ça ?

— Figure-toi, tronche d’engelure, que j’m’en suis prise une, de baffe ! insiste Kaïs, le volume de sa voix gagnant en intensité.

— Je me suis déjà excusé ! s’exclame Micah en lâchant un grand soupir.

— Et alors, tronche de givre ?

— Et alors ? Donne-moi un sceptre et une médaille au lieu de bavasser comme un pingouin bloqué sur sa banquise !

Pendant que Kaïs débite une réponse absolument vulgaire et insultante, Léana – qui assiste au spectacle le plus captivant et le plus absurde de l’Histoire – entend soudain Micah lui chuchoter :

— Si tu veux partir, c’est maintenant. Je le retiens, assure-t-il, en lui faisant un clin d’œil.

Impressionnée par le stoïcisme du garçon, Léana ose un petit sourire complice et s’éclipse loin de cette conversation sur le point de dégénérer. Elle fonce à travers les couloirs, se glisse entre les gens et débouche sur la cour du lycée où elle peut enfin respirer.

Même si son cœur se serre dès qu’elle pense à toutes ces fois où Kaïs et elle s’étaient promis d’intégrer l’Académie ensemble, Léana reste incapable d’exprimer à haute voix la raison pour laquelle elle ne peut revenir à l’entraînement. Quelque chose de noir et de putride à l’intérieur d’elle l’en empêche. Elle sait pourtant que ces séances sont cruciales pour la réussite du concours auquel ils se sont préparés depuis leur tendre enfance.

Au fond d’elle-même, quelque chose s’est bloqué.

Brisé.

Pendant qu’elle roule jusqu’à chez elle sur son longboard, elle se répète longuement qu’elle a besoin de temps pour se rétablir. Que ça ira un jour.

Puis, lorsqu’elle ferme les yeux ce soir-là, une autre pensée vient se frayer un chemin dans sa tête : Et quand il n’y aura plus de temps pour guérir, que feras-tu ?

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