5. Rubis

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Cette pierre permettrait de développer la confiance en soi et la persévérance.

°°°

Léana appuie son menton sur sa main, le regard perdu dans la brume matinale. Quelques feuilles jaunies se détachent d’un arbre et rejoignent leurs sœurs écarlates au sol. Le soleil brille encore à travers les branchages mais n’a plus la force de réchauffer la peau frissonnante de la jeune femme.

L'un de ses camarades ferme la fenêtre entrebâillée de la salle de classe et tire brutalement Léana de sa rêverie. Promenant son regard sur la pièce déjà vide, la jeune rousse récupère lentement ses affaires et se dirige mécaniquement vers les vestiaires du gymnase. EPS… Quelle douce torture.

Lorsqu’on lui fourre une carte et une boussole dans les mains, Léana prend conscience de l’étendue de son futur supplice. Je suis fichue. Elle baisse les yeux fatigués sur le papier entre ses doigts. De gros cercles rouges matérialisent les balises, quelques vaguelettes indiquent les limites de l’épreuve et deux carrés représentent les points de départ et d’arrivée. Une course d’orientation. Génial.

Elle a arrêté l’entraînement en mars dernier et sa condition physique n’a fait que se dégrader depuis lors. Je vais m’évanouir pendant le cours et on ne me retrouvera jamais. Je mourrai de froid, perdue dans la forêt. Adieu monde cruel ! Perché sur l’épaule de l’adolescente, le faucon d’Air la regarde d’un air réprobateur. Léana lève les yeux au ciel. Pff. Fiche-moi la paix. J’ai le droit d’être dramatique.

Elle baisse la tête vers la carte de la forêt qu’elle est censée parcourir pour trouver des bouts de plastique que son professeur s’est amusé à cacher. Puis elle énumère toutes les raisons pour lesquelles un cache-cache serait plus divertissant qu’une course d’orientation. Pas de transpiration excessive, pas d'histoire de boussole qui ne marche pas, pas - trop - de risque de se prendre une branche en pleine course... Pourquoi trouve-t-on que se perdre dans une forêt par un temps glacial est une idée géniale ? Elle lâche un énorme soupir. Au moins elle se trouve à l’extérieur. Elle peut respirer tranquillement.

— Dépêche, face de lune, gronde une voix rauque.

Les pupilles grenat de Kaïs semblent s’assombrir lorsque Léana se tourne vers lui. Mmh. Si j’avais quelques chances de survie il y a dix secondes, celles-ci viennent de drastiquement se réduire. Le coéquipier de Léana a l’air de comprendre ce qui se passe dans sa tête car cela n’apaise pas du tout l’impatience et l’agressivité émanant du grand blond. Consciente que la moindre erreur pourrait lui coûter une perte temporaire d’acuité auditive, elle détourne le regard quand le jeune homme aux épaules carrées s’approche d’elle :

— Y a de l'activité dans ce putain de crâne ? Ou faut que j’te secoue pour que tu te réveilles, bordel ? siffle-t-il, acerbe.

Pendant un instant, Léana se demande si répondre « Tu me secoues, je vomis. » est une bonne idée. Elle se mord la lèvre. Restons prudents. Qu’elle dise ou fasse quoi que soit d’autre ne calmera pas son coéquipier. Elle a essuyé des tempêtes verbales plus dangereuses que celle-ci. Elle sait quand il faut juste acquiescer ou tenter la réplique. Dans ce cas de figure, la deuxième option reviendrait à planter le dernier clou de son cercueil. Et je crois que j'ai encore un peu envie de vivre.

— Grouille-toi de prendre les six premières balises, crache Kaïs en pointant les cercles sur la carte. J’me charge des autres.

Elle acquiesce silencieusement, osant à peine lever la tête de peur de croiser le regard embrasé de l’adolescent qui la surplombe. Elle se demande s'il va mentionner son absence aux entraînements, s'il va lui hurler qu'elle est une idiote, si... Mais Kaïs est déjà parti en trombe, laissant dans son sillage quelques exclamations injurieuses.

Quelques semaines sont passées depuis la rentrée. Depuis qu’elle a fui les questions du blond, ils n'ont pas beaucoup échangé. C’est tout juste si Léana ose lui adresser la parole. Elle l'a déçu, c'est certain. Lui qui ne jure que par le concours de l’Académie, qu’elle refuse de s’entraîner et d’étudier pour réussir cette épreuve doit le mettre hors de lui. Surtout quand qu’ils s’étaient promis de le réussir ensemble. Mais Léana ne peut pas reprendre l’entraînement. Même lorsque son corps lui crie d’y retourner.

Allez. Essaye de faire en sorte qu’il ne te déteste pas plus. Ses paupières fatiguées se plissent avec détermination : elle ne peut pas compter sur sa musculature ou son souffle pour un effort continu. Soyons créatifs. Tant qu’elle n’insuffle pas trop de puissance dans ses familiers, aucun Humain ne pourra détecter ses pouvoirs. Alors, dans une expiration contrôlée, elle active ses trois autres Maîtrises.

Un vent froid s’enroule autour de son corps, des feuilles mordorées se mêlent au flux aérien et l’humidité ambiante s’amplifie, la brume se transformant en larmes glacées. Portée par sa Maîtrise de l’Air, Léana court vers la première balise. Son lapin de Terre la guide, exalté par la course que lui offre sa maîtresse. L’animal aux épines colorées sort de son habituelle sévérité pour dédier plusieurs cabrioles à la jeune femme qui éclate de rire.

Il n’en faut pas plus pour que les deux autres familiers émergent de leurs éléments. Le faucon d’Air déplie fièrement ses ailes et rase de près le chaton au pelage enflammé qui feule, outré. Léana tente un clin d’œil complice pour le rassurer mais le garnement aux poils de Feu n’a pas dit son dernier mot. Il décoche une flammèche vers l’oiseau qui le toise d’un air moqueur. Malheureusement déséquilibrée, l’attaque ardente atteint la loutre d’Eau. Penaud, le petit chat miaule gentiment, implorant la pitié de son opposée. Pas de chance. Une brume glacée gèle immédiatement le museau de l’insolent.

Léana ricane aux dépens de son pauvre félin et, pendant ce moment où elle est entourée par ses quatre familiers, le temps semble s’arrêter. Une étincelle de bonheur brille dans ses yeux habituellement ternes et l'angoisse d’un futur où elle aurait perdu sa mémoire et ses pouvoirs desserre, ne serait-ce qu’un peu, son étreinte sur son cœur. Pendant cet instant, la colère qui brûle au fond de son ventre et la tristesse qui engourdit habituellement ses veines, se dissipent.

Lorsqu’elle atteint la sixième balise, Léana lâche un soupir de satisfaction. Ses familiers lui accordent une dernière caresse avant de disparaître dans la brume. Dommage. Elle note rapidement les coordonnées sur sa feuille de route puis s’assoit sur le sol, histoire reprendre son souffle. Kaïs lui hurlerait sûrement dessus parce qu’elle n'a probablement pas fait un temps satisfaisant pour lui. Mais elle a donné le meilleur d’elle-même. Elle a juste besoin d’une pause. Y a quoi de mal à ça ?

Soudain, deux voix résonnent à quelques mètres d’elle :

— Je suis sûr que la balise n’est pas loin ! Enfin… Je crois.

— Tu crois ou tu es sûr ? geint une voix.

— Si j’avais dit que j’étais sûr, je n’aurais pas utilisé « je crois » quelques secondes plus tard.

— Naaaan ! J’en ai marre ! Je fais demi-tour ! Finis sans moi !

Les pas s’éloignent et un soupir se perd dans le vent. Léana n’est apparemment pas la seule avec un coéquipier… difficile. Elle lève les yeux au ciel en imaginant déjà la tirade frustrée avec laquelle Kaïs va la bassiner à son retour. Peut-être pourra-t-elle l’esquiver en tentant une blague ? Elle se relève en grimaçant. Comme si une blague avait le pouvoir d’apaiser une bête sauvage. Elle s’apprête à repartir quand elle aperçoit Micah s’avancer sur le sentier. Depuis qu’il a empêché Kaïs de la poursuivre à travers le lycée, elle s’oblige à le saluer quand elle le voit. Une sorte de remerciement gênant pour ce sauvetage. C’est le moins que je puisse faire, j’imagine.

— Hey, murmure-t-elle.

Elle pointe la sixème balise du doigt en souriant timidement. Elle a envie de fuir. Comme à chaque fois qu’elle le voit lui sourire. Quelque chose en elle lui murmure de ne pas refaire les mêmes erreurs. Après tout, n’est-ce pas comme cela qu’Il s’était construit une place dans sa vie ? Tout avait commencé par un sourire. Un rire, un compliment. Elle avait cru vivre un conte de fée et s’était réveillée dans une histoire d’horreur. Comment être sûre de ne pas tomber dans le même piège ? Est-ce que lui aussi se fera passer pour un ami qui en voudra toujours plus ?

— Hey ! Tu vas bien ? la salue-t-il en souriant. Toi aussi tu as perdu ton coéquipier ?

Elle hoche la tête. Elle le regarde s’approcher d’elle pendant que son souffle commence à s’accélérer. Fuis. Tu l’as salué, tu as rempli tes obligations sociales, tu peux décarrer ! Mais, curieusement, la présence de Micah ne l’intimide pas autant que celle des autres. Sa mâchoire se serre. Elle ne peut pas s’engager sur le même chemin que l’année dernière. Elle ne peut pas. Elle sait qu’elle est en train de transférer le comportement de l’Autre sur un parfait inconnu. Elle ne connait pas Micah. Il est possible qu’il ne soit pas aussi terrible que Lui l’était. Lui aussi avait l’air gentil, non ? Et tu as été assez aveugle pour le laisser faire ce qu’il voulait de toi.

— Léana ?

Soudain, elle sent une larme rouler sur sa joue. Ce n’est pas de la tristesse. C’est la rage qu’elle ne peut pas exprimer, cette colère contre la faiblesse passée. Encore une fois, les souvenirs qu’elle a enfouis au fond d’elle ressurgissent et la transforment en une marionnette uniquement guidée par son passé. Ses mots se mélangent, s’entremêlent et aucune parole distincte ne peut se former sur ses lèvres tremblantes. Frustrée par son propre silence, elle recule de quelques pas pendant que Micah tend une main vers elle.

— Lé…

— Désolée ! s’exclame-t-elle en effaçant rapidement ses larmes avec le revers de sa manche. Il faut que j’y aille. Je…

Elle ne finit pas sa phrase. Peut-être que le faible sourire qu’elle lui renvoie suffira à appaiser le possible questionnement du garçon. Et, pendant qu’elle s’élance vers l’arrivée, elle maudit cette faille en elle qui l’empêche de reprendre l’entraînement.

Qui bride sa confiance en elle.

Qui lui interdit de prendre un nouveau départ.

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