6. Grenat
Le grenat aurait la vertu de cultiver l'amour d'autrui, de rendre les personnes compatissantes. Il les encouragerait à écouter les autres et à les comprendre sans jugement de valeur.
°°°
Lorsque Léana s’arrête devant le lycée, les roues de son longboard crissent plaintivement sur l’asphalte. Une de ses mèches rousses barre son visage fatigué. La jeune femme l’envoie, d’un soupir renfrogné, rejoindre les autres sur le haut de son crâne.
Elle n’est vraiment pas d’humeur aujourd’hui. Son rituel matinal a été interrompu par des promeneurs. Des promeneurs qui ont décidé que cinq heures du matin était une heure parfaite pour aller chercher des champignons. Sérieusement ?
Heureusement que sa Maîtrise de la Terre est assez puissante pour qu'elle puisse sentir l’approche de gêneurs. Si elle n’avait pas été aussi vigilante, l'une de ses Maîtrises lui aurait été arrachée et la mémoire des amoureux des chanterelles aurait été effacée. Aussi simplement que ça. C'est le prix à payer pour pouvoir vivre hors du Continent Enkidien. Le gouvernement de l’Empire ne rigole vraiment pas avec ce genre de chose ; la Maîtrise du Métal de Léana en a déjà fait les frais. N’empêche ! Qui se lève aussi tôt pour aller chercher des champignons ?
La mâchoire serrée, elle attache rapidement sa planche à son sac à dos et retient un juron quand ledit sac lui échappe des doigts. La poche principale est restée ouverte : toutes ses affaires se déversent sur le sol. Punaise. À tous les coups, on essaye de la prévenir qu’il ne faut pas qu’elle aille en cours aujourd’hui. Très bien. Léana ramasse son barda d’un air déterminé. Si c’est comme ça, je rentre chez moi.
— Où tu vas comme ça, tronche de lune ?
Léana lâche un grognement frustré. Si son sac n’avait pas décidé de rendre l’âme, elle aurait remarqué la présence du garçon adossé au portail du lycée. Pourquoi ne peut-on pas la laisser tranquille ? Elle se retourne et, sans penser aux excuses qu'elle lui doit, elle lui lance son plus beau regard assassin. La paix, c’est trop demander ? Cela ne lui fait ni chaud ni froid :
— Qu’est-ce que t’as à m'fixer comme ça, putain ? demande-t-il, les sourcils fronçés.
Tentative d’élimination de l’importun : ratée. Elle remonte la bretelle de son sac sur son épaule tout en se demandant si faire volte-face et s’élancer à toutes jambes sans rien dire serait plus efficace que tenter une conversation où elle n'aurait jamais le dernier mot. Il te rattraperait en deux secondes.
Alors elle essaye de s’en sortir autrement :
— Je suis malade, je rentre à la maison, ment-elle, maudissant le tremblement dans sa voix.
— Ah bon ? demande-t-il en croisant les bras, ses lèvres se parant d’un sourire carnassier. Quel genre de maladie ? La peste ?
— Du sarcasme, Monsieur Bayram ? C’est rare chez vous.
— Aussi rare que la crédibilité dans tes mensonges, tronche de tarte.
Gné. Léana plisse les yeux devant l’air suffisant du jeune homme. Pourquoi faut-il qu’elle tombe sur Kaïs, premier de la classe, le jour où elle a décidé de sécher les cours ?
— Bordel, face de lune, soupire Kaïs en levant ses yeux pourpres au ciel. Si tu fais demi-tour, tu vas juste passer ton temps à faire les cents pas dans ta chambre en te répétant combien tu te trouves stupide.
— Entièrement faux, siffle-t-elle en évitant le regard déterminé du garçon.
Elle ne peut pas empêcher la mauvaise foi de transpirer dans ses paroles. C’est peut-être pour ça que Kaïs réprime un éclat de rire. Elle lève les yeux au ciel tout en masquant son envie de se joindre à lui.
Pour continuer dans le théâtral, elle se lance dans une tirade dans laquelle elle expose les difficultés que lui impose sa maladie imaginaire et combien il est incapable d’en comprendre la moitié. Pendant cet instant, elle ne pense pas aux blessures qu’elle lui a causées ou à sa culpabilité. Elle flotte, hors du temps, hors des décisions, portée par le sourire du blond et le souvenir de leur complicité.
Puis, alors que Léana se met à marcher vers le lycée, sa jambe droite cède soudainement sous elle. Elle se rattrape immédiatement mais cette faiblesse ne passe pas inaperçue. Une étincelle s’éteint dans le regard du garçon. Merde.
Elle baisse la tête tandis que sa mâchoire se serre. Je sais ce que tu en penses. Je ne suis pas prête à revenir. Je ne sais pas si je le serai un jour. Elle attend anxieusement qu’il lui hurle dessus, qu’il lui dise qu’il l’avait prévenue, qu’il s’énerve mais rien ne vient.
Au bout d’un moment, il finit par ouvrir la bouche :
— Allez, face de lune, lance-t-il en regardant fixant l’horizon. Bouge tes fesses, on n’a pas quinze ans devant nous.
°°°
Plus tard dans la journée, Léana sort de sa torpeur habituelle lorsqu’elle entend des rugissements outrés. Intriguée, elle regarde Kaïs résoudre au tableau - avec une condescendance plus qu’inappropriée - les équations qu’ils étaient censés avoir rendues au professeur. Il explique hautainement comment il a procédé, son regard pourpre jaugeant le potentiel de chaque individu. Puis, il conclut avec un sourire narquois :
— Vous êtes des idiots si vous n’avez pas trouvé des trucs aussi simples.
La salle de classe éclate en un concert de cris et d’exclamations mécontentes. Prévisible. Léana ne peut réprimer un sourire compatissant devant l’air démuni du professeur, pourtant habitué au comportement atypique de Kaïs. Je connais votre douleur, Monsieur.
— Léana, l’interpelle celui-ci, sa voix couvrant le brouhaha. Allez en salle des professeurs et demandez à Madame Duraz de vous donner la pochette verte dans mon casier. Il me semble que certains de vos camarades ont envie de travaux supplémentaires !
Alors qu’elle se presse dans les couloirs vides, Léana expire profondément. Kaïs ne va définitivement pas se faire des amis cette année. Surtout si le contenu de cette pochette verte est une interrogation surprise. Je savais que je n’aurais pas dû venir aujourd’hui.
Des bruits de pas résonnent dans le couloir mais elle n’y prête pas attention, perdue dans ses pensées. De toute façon, comme on le lui avait si subtilement rappelé, elle n'a jamais séché un seul jour, même si l’envie s’en est souvent faite sentir. Peut-être qu’avec ton corps en déclin, tu seras plus à même de prendre cette décision.
— Hey ! Léana !
Elle lève brusquement la tête, son regard surpris rencontre celui de Micah. Sa bouche s’assèche. C’est tout juste si elle arrive à éructer une forme étrange du mot « bonjour ». Punaise, fais un effort.
Elle aimerait pouvoir lui rendre son sourire ou avoir la même étincelle dans les yeux.
Mais elle en est incapable.
Pendant que les ombres de ses souvenirs s’emparent des traits du garçon, elle se répète mentalement que ces yeux noirs ne ressemblent en rien au cobalt de ceux de Micah, que ce sourire malsain n'est pas le sien, que ce rire terrifiant n’est pas réel.
— Vous ici ? plaisante-t-il avant de prendre un ton inquiet. Tu vas bien depuis la dernière fois ? Tu n’avais pas l’air…
Elle n’entend pas la fin de la phrase. Arrête. Il est parti, sa mémoire a été effacée et remplacée. Il ne peut plus te faire de mal. Elle regarde Micah froncer les sourcils. Ses boucles brunes tombent en cascade devant ses yeux bleus avant qu’il ne les écarte d’un geste. Confrontée à ses propres limites, les poings de la jeune femme se serrent alors qu’elle le voit hésiter. Que dire maintenant ? Il voit sûrement le doute et l’angoisse sur son visage ; elle ne peut pas les masquer.
Il s’avance vers elle.
Elle se crispe.
La main de Micah se fige dans les airs.
— Une... Une autre fois, bégaye-t-elle avant de poursuivre son chemin, un pauvre sourire sur les lèvres.
La fuite. Toujours la fuite.
Tu es ridicule.
Pourquoi n’a-t-elle pas le courage d’affronter ses démons ? Pourquoi reste-t-elle tétanisée par le souvenir de quelqu’un qui ne peut plus l’atteindre ? Alors qu’elle s’élance dans le couloir, elle laisse sa frustration s’échapper dans une larme solitaire.
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