16. Tourmaline melon d'eau

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Cette pierre traiterait les blessures émotionnelles et serait utile en cas de vertige.

°°°

Léana observe la slackline se balancer doucement sur les hauteurs. Caché au creux des montagnes, le ruban légèrement élastique s'étire sur des dizaines de mètres avant de rejoindre la prochaine falaise. La brise montagnarde fait claquer la veste de l’adolescente pendant que cette dernière parcourt du regard les prairies en contrebas où les vaches semblent minuscules. Elle inspire un grand coup. Cette sensation de liberté. Ça faisait longtemps.

Se retournant vers son sac, elle enfile une doudoune sur son pull puis referme son anorak jusqu’au cou. Après s’être débarrassée de ses chaussures de randonnée, avoir savouré la terre humide sous ses pieds nus, elle cherche ses mitaines dans ses poches et resserre le baudrier autour de sa taille.

Fin prête, Léana attache son mousqueton sur la corde juste en dessous de la slackline et contemple l’horizon où s’étendent les montagnes à perte de vue. Le vent chuchote à ses oreilles une mélodie qu’elle seule connaît. Facétieux, il joue avec ses mèches et s’infiltre entre ses habits et son corps, l’enveloppant d’un cocon familier. Comme s’il retrouvait une vieille amie, il la courtise, lui murmure des mots qu’il réserve aux nuages puis la pousse à avancer sur le ruban.

Dès qu'elle a posé ses pieds sur la ligne, celle-ci se tord et la fait descendre de quelques mètres. Au creux de ce vide qui ne demande qu’à l’accueillir. Pourtant, Léana est loin d’être apeurée. Funambule aguerrie, elle tend ses bras à angle droit et marche sans crainte sur l'élastique, un sourire aux lèvres. De violentes bourrasques viennent la chatouiller, la caresser, la chahuter gentiment. C’est une véritable invitation à danser.

Libérant son Faucon d’Air, Léana se met à courir sur la ligne qui, flexible, lui renvoie son énergie. La jeune femme s’élève élégamment dans les airs et accepte délicatement le ballet que la bise lui propose. Ses mains effleurent l’être invisible, ses pieds exécutent des pas que jamais elle n’oubliera et elle rit, légère comme une plume. Son corps rebondit encore une fois sur la ligne et, joueuse, elle se laisse tomber dans le vide, embrassant sa profonde liberté avant que sa corde ne la rappelle à la réalité. La force lui manque quand elle doit se tirer jusqu’à la slackline, mais elle fait l’effort sans y penser, tout à cette valse qui fait tourbillonner ses sens.

Pendant quelques instants, Léana s’abandonne. Elle s’envole, virevolte avec cet Élément qui l’entoure d’un voile protecteur et gravite au sommet d’une nature infinie. Elle déclare son amour au soleil qui vient se joindre au jeu, entremêlant ses rayons à la ronde radieuse qu’elle forme avec ce souffle mystérieux. Sa chaleur emporte Léana haut dans le ciel, tandis que de fraîches petites gouttes viennent se poser sur la peau de cette dernière. Si l’Eau et le Feu se querellent sur son corps, Léana ne répond qu’à la tornade qui rugit dans sa poitrine. Elle se laisse galvaniser par la force du souffle des montagnes et s’emplit d’une délivrance dont elle veut garder le souvenir.

Léana remonte son sac à dos sur son épaule. Le sentier s’étire devant elle depuis trois quarts d’heure. Par Enki, est-ce que c’était aussi long à l’aller ? Elle lâche un soupir avant de tourner la tête vers les montagnes qui la surplombent. Heureusement qu’elle n’a pas le vertige. Un pas de travers et elle rejoindrait les aiguilles rocheuses deux cents mètres plus bas. La jeune fille frissonne. Nope, loin de moi l’idée de finir en brochette. Elle se remet en route, ignorant la fatigue qui plombe ses jambes.

Les rayons du soleil ne concentrent plus la même chaleur qu’auparavant ; d’autant que de vilains nuages ont commencé à s’agglutiner au-dessus de l’adolescente. Ah non, hein ! Pas ce coup-là ! Léana est tellement exténuée qu’elle ne pourrait même pas invoquer sa Maîtrise de l’Eau pour se protéger. Elle détache son regard méfiant du ciel pour le fixer sur l’horizon. Le parking ne devrait plus être très loin. Enfin… je crois.

Une douleur commence à s’insinuer dans les muscles de ses mollets et remonte le long de ses cuisses. Un poids de plus en plus lourd s’installe sur ses frêles épaules. C’est juste le contrecoup. J’y suis habituée.

Lorsqu’une légère brume se dépose sur le bas du sentier, Léana fronce les sourcils. Il ne fait pas si froid pour… Elle cligne des yeux, une fois, deux fois et le brouillard disparaît.

Merde.

Plus le temps s’allonge, plus le flou de sa vision s’étend, parfois accompagné de multiples points noirs. Ses jambes ploient sous l’éreintement, de la sueur coule sur son front et son souffle s’accélère. J’ai toujours réussi à rentrer. Pourquoi cette année serait différente ? Son corps lui semble si lourd, si lent. Léana se mord la lèvre, son regard déterminé toujours fixé au loin. Elle y arrivera. Elle ne laissera pas les griffes de Nergal déchiqueter un autre de ses plaisirs. Elle peut protéger cette journée de sa noirceur. Elle…

Son corps capitule devant ses faiblesses.

Léana s’effondre.

Ses paumes s’ouvrent sur le tranchant des rochers, ses articulations se cognent brutalement contre le sol et l’humidité de la boue se joint à la transpiration qui suinte ses habits. Elle gémit, sonnée par le choc. Levant faiblement la tête, elle porte une main à sa tempe gauche, espérant calmer les vagues de douleur qui en proviennent. Outch. Les battements de son propre cœur résonnent dans ses oreilles, sa vue se limite à un cercle à quelques centimètres d’elle et ses membres ne sont plus que souffrance. La joue posée contre la terre meuble, Léana ne peut qu’observer les fourmis fuir les ronds bruns que les gouttes de pluie ont commencé à peindre sur le sol. Les larmes de la lycéenne viennent silencieusement compléter l’œuvre.

Alors que le fracas de la pluie s’intensifie autour d’elle, Léana ferme les yeux. Elle se dégage de son sac et roule sur le dos, au prix d’un effort qui lui arrache un soupir de peine. De l’eau coule sur son visage ; elle n’est pas sûre de pouvoir expliquer si elle provient du ciel ou de dessous ses paupières. Une bourrasque soulève un souffle de poussière dont les grains viennent griffer sa peau. Toute douceur oubliée, le vent hurle, fulmine.

Peut-être pleure-t-il avec elle.

Qu’est-ce que je fais ici ? Allongée sur un chemin qu’elle seule connaît, Léana observe les nuages lui cracher toute leur déception. Qu’espères-tu accomplir ? Elle lève sa main vers les cumulus d’encre. Qu’essayes-tu de prouver ? Pendant un instant, elle espère qu’une étincelle surgisse de ses doigts. Non. Sa loutre d’Eau ne viendra pas la réconforter, son chaton de Feu ne se lancera pas dans ses habituelles pitreries pour la faire sourire. Son bras retombe mollement sur le sol. Son faucon d’Air ne pirouettera pas avec la brise en se moquant d’elle, son lapin de Terre ne découvrira pas ses épines d’un air menaçant. Elle est trop faible pour les invoquer. 

Aucune distraction n’est possible face aux questions qu’elle fuit quotidiennement.

Les lèvres de la petite rousse se mettent à trembler pendant qu’elle revit une énième fois ce mauvais souvenir. Ses poings se serrent. La culpabilité de ne pas avoir su dire « Non » étreint sa gorge. La colère de ne pas s’être débattue fait bouillir son sang. La tristesse de ne pas voir son rêve d’enfance se réaliser écrase son cœur. Et par-dessus toutes ces émotions, l’amour qu’elle porte à ses Maîtrises ainsi qu’à sa famille arrache son buste à la boue :

— BORDEL DE MERDE ! rugit-elle, en pleurs. JE VEUX VIVRE !

Son dos retombe sur le sol mais Léana ne ressent pas la douleur. La pluie continue de marteler sa peau, le vent persiste ses assauts contre son corps. Son regard s’est perdu dans les nuages. Un halo chatoyant s’est dessiné dans l’obscurité. Pendant un court instant, seul ce faible rayon de lumière tentant de percer les ténèbres occupe les pensées de la jeune femme.

Puis ses paupières se ferment et elle lâche un soupir de dépit.

L’ombre de ses tourments reprend sa place sur le trône qu’elle s’est construit.

Pendant que les Éléments poursuivent leur déferlement sur Léana, la main de cette dernière tâtonne faiblement pour retrouver son sac à dos. À force d’insistance, ses doigts finissent par se saisir de l’une des fermetures éclair et tirent dessus. Tout le contenu de la poche se déverse dans la boue. Elle tourne lentement la tête. Ses yeux se posent sur l’une des barres de céréales que son bagage vient de vomir. Elle jette un regard à la voute céleste avant de prendre un biscuit.

Elle déchire l’emballage, non sans difficultés, avant d’engloutir la friandise. Elle inspire profondément pendant que le sucre se répand dans ses veines. Son bras va machinalement trouver une autre barre jusqu’à ce qu’elle trouve assez de force pour s’assoir. Ses affaires tachées de tourbe rassemblées, Léana pose ses coudes sur ses genoux relevés et contemple le chemin qu’elle a parcouru jusqu’ici. Sa mâchoire se tend.

Ses paumes s’enfoncent dans la gadoue. Ses genoux craquent, les muscles de ses cuisses se tendent. Son équilibre vacille mais sa posture reste à peu près stable. Elle se penche, attrape son sac et le sangle à son dos.

On y va.

Un pas après l’autre.

Lorsque Léana atteint sa destination en titubant lourdement, la tristesse qu’elle décèle dans les yeux de ses proches lui déchire le cœur. Elle baisse la tête et se concentre sur chacun de ses pas, comme elle l’a fait durant cette dernière heure de marche. Elle ne s’effondrera pas devant eux.

Soudain, elle entend quelqu’un courir. Puis un bras musclé entoure sa taille fragile pendant qu’une main calleuse pose son bras sur des épaules carrés. Une odeur de braises crépitantes se répand autour d’elle, familière et réconfortante. Une chaleur brûlante s’empare de ses sens, protectrice et rassurante. Kaïs.

Léana ose à peine lever les yeux vers celui qui la soutient le plus délicatement possible. Elle voit sa gorge serrée, sa mâchoire tendue et son regard pourpre fixant durement la place arrière de la voiture. Tout le corps de Kaïs se contracte, comme s’il essayait de lui laisser le plus d’espace possible. Mais, aussi proche soit-elle de lui, Léana est incapable de savoir ce qu’il ressent.

Ses yeux se plissent et elle inspire profondément. Je n’ai pas de solution à mon problème.

Mais je vais en trouver une.

Parce que je n’abandonnerai pas cette vie sans me battre.

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