29. Œil de tigre
Associé au soleil, ce minéral accompagne la quête de soi en apportant courage et audace.
°°°
Reine des neiges : Ta couleur préférée ?
Léana lève distraitement la tête vers son professeur. M. Jones parle en gesticulant de tout son long, espérant capter l’attention de ses élèves. Raté. Celle de la jeune femme se focalise sur le téléphone qu’elle tient caché sous son pupitre.
Sucre roux : Mmmh… Un peu comme la tanzanite ? Mais en plus clair ! Je ne sais pas si tu vois ?
Reine des Neiges : Siiiiiiii, bien sûûûûûûûûûr.
Reine des Neiges : Tout le monde voit exaaaaaaactement de quoi il s’agit !
Un gloussement sonore s’échappe de sa gorge. Elle écarquille les yeux, la main plaquée sur sa bouche, avant de scanner rapidement la salle de classe. Aucune réaction particulière de la part de M. Jones ou de ses camarades. Elle lâche un soupir de soulagement avant de retourner à son portable. Ouf, c’est pas passé loin.
Reine des Neiges : Wow. Je viens de regarder. C’est hyper joli ! Très… éthéré.
Sucre roux : Merci !
Sucre roux : …
Reine des Neiges : Qu’y-a-t-il ?
Sucre roux : Tu sais ce que ça signifie… “éthéré” ?
Reine des Neiges : …
Reine des Neiges : Je l’avoue.
Reine des Neiges : Je l’ai utilisé au pif.
Reine des Neiges : Mais ! Je trouve que la sonorité du terme colle bien à la couleur.
Reines des Neiges : Et qu’il te correspond bien aussi.
Léana ne peut réprimer le sourire qui étire ses lèvres. Étalé sur son livre d’anglais, son chaton de Feu ronronne de satisfaction. Elle le gratouille légèrement entre les oreilles, histoire d’ignorer la chaleur qui s’est déposée sur ses joues.
Sa descente aux enfers semble si lointaine désormais. Si ses béquilles constituent un souvenir temporaire de celle-ci, la jeune femme se doit de les regarder avec bienveillance. Elle s’en est sortie. In extremis, certes. Mais elle ne s’infligerait plus jamais autant de douleur. Ou du moins elle essayerait de se tourner beaucoup plus tôt vers sa famille. Iris, Hashim… Une bouffée de tendresse naît dans sa poitrine. Quelle chance d’avoir sa place parmi eux. J’aurais vraiment dû le réaliser plus tôt.
Elle replace une mèche derrière son oreille. Parfois, Nergal s’infiltre dans ses pensées. Lorsqu’elle se regarde dans le miroir, lorsqu’elle pense à la possibilité d’une autre relation. Souvent chassé par un regard de Kaïs ou un sourire de Micah, ses iris noirs ne restent jamais bien longtemps dans sa tête.
Vivre. Voilà ce qu’elle veut. Elle est passée trop près de voir sa vie effacée pour ne pas en tirer des leçons. Elle se battra de toutes ses forces pour réaliser son rêve. L’Académie, le titre de Maître…. Elle sera la guerrière qu’Hashim voit constamment en elle. Parce que, quoiqu’il arrive, je me relèverai.
Toujours.
Sucre Roux : Tout de même, tu ne sais toujours pas ce que ça veut dire…
Reine des Neiges : Certes.
Reine des Neiges : Mon vocabulaire est pauvre.
Reine des Neiges : Comment oserai-je me présenter ainsi devant un Maître des Mots ?
Sucre Roux : Je te le demande.
Léana aimerait se dire qu’elle ne se précipite pas pour répondre à chaque message de Micah. J’ai juste de la répartie rapide. Son chaton de Feu lâche un miaulement dubitatif et elle plisse les yeux. Eh oh !
À d’autres égards, elle aimerait ignorer l’accélération des battements de son cœur lorsqu’elle voit le brun se chamailler avec Kaïs ou cette plénitude qui l’envahit quand il se tourne vers elle, ses iris cobalt brillant de malice.
L’adolescente griffonne quelques notes sur son cahier. Lorsque son stylo se met à dessiner des petits cœurs dans la marge, elle lâche l’objet comme si elle s’était brûlée. On. Se. Calme.
Reine des Neiges : C’est décidé. Je pars m’enfermer dans une grotte au fin fond des montagnes pour méditer sur mon inculture.
Sucre Roux : Emmène au moins un dictionnaire !
Reine des Neiges : …
Reine des Neiges : ...
Reine des Neiges : Je suis outré.
Reine des Neiges : Moi qui pensais que tu allais me rassurer.
Reine des Neiges : Me suis bien fait enfler par ta fausse douceur et ta gentillesse fictive.
Reine des Neiges : L’autre prédateur et toi, vous êtes les mêmes brutes !
Reine des Neiges : Hmpf.
Reine des Neiges : Je vous déteste.
Léana tourne la tête vers la fenêtre, comme si cela pourrait l’aider à maîtriser les tremblements hilaires qui secouent son ventre. Quelle drama queen.
Soudain, une nouvelle vibration.
Prédateur explosif : Bordel.
Prédateur explosif : Tu veux pas être encore moins discrète, face de muffin ?
Prédateur explosif : Il va bien la tête de banquise ?
Le visage de la jeune femme se couvre d’un voile de fièvre. Merde. Elle regarde dans la direction de son meilleur ami d’enfance avant de pianoter à toute vitesse sur son téléphone. Elle n’a pas le temps de se défendre que de nouveaux messages s’affichent sur l’écran.
Prédateur explosif : Pas besoin de nier, ça se voit à ta tronche.
Léana se mord la lèvre. Enfer et damnation.
Prédateur explosif : J’vous préviens. Si on révise ça et que vous savez que dalle, j’vous ferai passer l’envie de discutailler pendant les cours.
Elle lève un regard penaud vers Kaïs. Il ne prend même pas la peine de se tourner vers elle. Aussi, prise d’insolence, lui tire-t-elle discrètement la langue. J’ai tout écouté d’abord ! Nan mais.
— On va demander à… Tiens ! s’exclame M. Jones. Mademoiselle Makri ! Pouvez-vous récapituler la leçon d’aujourd’hui en quelques mots ?
Oh Enki. Léana plonge le visage entre ses mains. Pourquoi te retournes-tu constamment contre moi ? Pendant qu’elle se remémore rapidement ce qu’elle a vaguement entendu, un rire gras résonne dans ses oreilles. Oh punaise, lui je vais...
— Alors ? insiste le professeur.
La lycéenne inspire profondément, les poings serrés sur ses cuisses. Elle sent l’angoisse incendier son estomac. Allez. Tu peux le faire. Elle ferme les yeux une seconde. Puis elle prend la parole :
— Nous avons commencé par couvrir la définition de l’art puis celle du pouvoir, commence-t-elle, la voix un peu tremblante. Ensuite, à travers plusieurs exemples, nous avons vu que ces deux concepts avaient une influence l’un sur l’autre. D’autant que…
— Très bien, très bien, l’arrête M. Jones, d’un vague geste de la main.
Léana acquiesce poliment. Un petit sourire malicieux sur les lèvres, elle ose un dernier regard vers son téléphone.
Prédateur explosif : Bien joué, face de lune.
Lorsque la sonnerie retentit dans les couloirs, la jeune femme range tranquillement ses affaires. Elle pousse ses béquilles hors du chemin de ses camarades qui se pressent hors de la salle en soupirant d’aise à l’idée d’être en week-end. Perché sur sa tête, son faucon d’Air lui huisse dessus. Roh, ça va. Je me dépêche ! Visiblement, cela ne suffit pas au familier. Le volatile - qui n’a plus rien du bébé oiseau d’il y a deux semaines - se permet de lui pincer gentiment l’oreille avant de disparaître dans une lueur bleutée. Tss. Quel malotru.
Elle s’appuie sur son bureau, s’équipe de ses belles échasses avant d’enfiler son sac. Sa longboard n’y est plus attachée et ce poids habituel lui manque. De toute façon, les routes sont trop gelées pour que tu t’y risques, même en bonne santé.
Elle salue machinalement le professeur et sort, bonne dernière, de la pièce. Comme tous les vendredi soirs, Micah se tient presque au garde à vous sur le pas de la porte. Son regard bleu se pose sur elle et un nouveau souffle de chaleur assoit sa domination sur le visage de la jeune femme. Elle baisse la tête vers le sol, la lèvre inférieure entre ses dents. Il fait chaud pour un mois de décembre ! Qu’est-ce qu’ils fichent ces Humains avec leur planète ?
— Est-ce que tu as besoin d’aide ? demande le brun en souriant.
Le visage à moitié caché dans sa grosse écharpe violette, Léana acquiesce, sans réfléchir. L’adolescent lui tend un bras sur lequel elle dépose sa main tremblante. Pourquoi j’ai dit oui ? Son traître de cerveau n’a cure de son équilibre. Il réfléchit déjà aux muscles qui jouent sous le pull du garçon, à la fraîcheur de sa peau et à l’idée que leurs paumes se joignent dans un futur prochain. Stooop. J’ai dit : ON. SE. CALME.
Armée d’une seule béquille - l’autre reposant gentiment entre les doigts de Micah -, elle se fraie un chemin jusqu’à la cage d’escalier tout en ignorant son esprit complètement dérangé. Heureusement pour elle, la douce voix du brun la sort rapidement de ses rêveries. Enki soit loué.
— On a semé Kaïs ? demande-t-il, suspicieux.
Léana n’a même pas le temps d’ouvrir la bouche qu’une voix rauque répond déjà à l’interrogation.
— Ooooh ! J’te manque déjà, face de schtroumpf ?
Elle étouffe un sourire pendant que Micah lâche un soupir dramatique. Sa tentative pâtissière n’est définitivement pas passée inaperçue. L’adolescente lève les yeux vers son nouvel ami et lui souffle “Courage” du bout des lèvres. Lorsque l’intéressé lui adresse un clin d'œil complice, Léana manque d’imploser.
— Ta créativité n’a donc pas de limites ? demande Micah en se tournant vers le nouveau venu.
— Elle en a autant que ta connerie.
Cobalt contre pourpre, les deux garçons se fixent. Un mélange de facétie et de chaleur brille dans leurs iris. Léana s’appuie contre le mur pendant qu’autour d’eux, le monde s’efface. Combien de temps s’écoule ? Elle n’en a aucune idée. Plus rien n’a d’importance, elle est incapable de détacher son regard des deux garçons. Pourquoi sont-ils aussi… intenses ?
Son cœur se met à tambouriner dans sa poitrine et elle plonge un peu plus son visage dans son écharpe.
Achevez-moi.
Puis, comme s’il comprend inconsciemment le piètre état de la rousse, Micah met fin au silence :
— Aucune, je suppose ?
— On peut rien te cacher, tronche de menthe.
Léana expire tout l’air qu’elle a retenu. Punaise. Elle se mord la lèvre, presque… déçue. Pendant que la conversation des deux garçons reprend, la lycéenne dévale ce qu’il reste des escaliers avant de subtiliser sa deuxième béquille de la main de Micah. Ce dernier est bien trop impliqué dans son échange de stupidités avec Kaïs pour remarquer le larcin.
Fut un temps, elle attribuait des points. Plus maintenant. La crétinerie de leurs arguments s’accentue à chaque phrase qu’ils prononcent. À ce rythme, je vais juste perdre des neurones à les écouter. Elle n’avouera jamais qu’elle attend avec impatience chaque réplique de l’un ou de l’autre.
— Je te ferai dire, mon cher ami, que je suis le meilleur de ma classe.
— Bravo. Tu veux un putain de sceptre ?
— Oui, avec mon prénom gravé dessus. Peut-être qu’avec ça, tu le retiendras.
— Tu rêves, face de banquise.
Léana accélère vers les portes centrales et se précipite dans la cour du lycée. Malheureusement pour elle, les deux idiots la suivent de près. Comme s’ils ne pouvaient souffrir qu’elle manque une seule seconde de leurs jacasseries. S’il y avait un Cercle des imbéciles, je suis sûre qu’ils auraient des places honorifiques.
— Ah mais c’est vrai ! Tu ne sais pas lire. Comment cela-a-t-il pu me sortir de l’esprit ?
— Moi au moins j’oublie pas ces putains d’équations différentielles que j’me tue à te rentrer dans le crâne !
— Hé ! Je les connais, je te ferai dire !
— Ah ouais ? Ah ouais ?
— Parfaitement, Monsieur je-suis-meilleur-que-tout-le-monde-surtout-en-terme-de-vulgarités !
— T’es nul en surnom, putain !
— Pas du tout ! Je…
— Attendez, intervint Léana.
Elle les arrête brutalement de sa béquille. Ses yeux se fixent sur un inconnu musculeux appuyé sur un SUV noir. Pendant qu’une tension formidable rugit dans les veines, ses quatre familiers émergent de leurs éléments. Tous ses sens lui hurlent de s’enfuir. Ses jambes sont clouées sur le sol. Tétanisée par la peur, Léana ne peut qu’observer cet homme aux yeux bleus qu’elle a déjà vu dans les journaux qu’Hashim ramenait du Continent. Le Numéro Deux.
Établi par le Cercle des Soigneurs sur la base d’une Maîtrise des Sens très rare, un classement officiel rassemble les Maîtres les plus puissants du Continent, tous Cercles confondus. S’il existe peu de Maîtres, cette liste détermine le rang de chacun au sein de l’Empire. Plus on se rapproche de la première place, plus l’importance du statut se renforce.
Léana a du mal à déglutir. Le Numéro Deux. Même à une cinquantaine de mètres, elle peut pratiquement respirer son pouvoir. Une odeur âcre se répand dans sa bouche. Il pourrait te tuer. Là. Maintenant. Personne ne bougerait le petit doigt.
Elle a été habituée, depuis toute petite, à supporter les vagues de puissance du Numéro Neuf. Mais, face à celui qui n’avait pas été détrôné de son rang depuis bientôt vingt ans, Léana n’en mène pas large. Bordel, bordel, bordel. Qu’est-ce qu’il…
— Ah. Pardonnez-moi. Il faut que je vous laisse.
Léana regarde Micah prendre une grande respiration. Elle n’a qu’une envie : le retenir. Elle n’est pas la seule. La main de Kaïs retombe le long de son corps alors que le brun s’avance vers Onibi Théso.
Elle aurait dû faire le lien plus tôt. Pourquoi n’as-tu pas… Elle se tourne vers son meilleur ami. Il était au courant. Les brûlures, la peur, le silence. Le cœur de Léana se met à battre plus fort. Ses propres pouvoirs la démangent. Alors qu’elle regarde Micah s’éloigner, ses jambes se libèrent enfin de leur poids. Attends ! Je peux t’aider…
Les doigts fiévreux de Kaïs attrapent son poignet. Non ! Sur le point de s’arracher à sa poigne, Léana lève la tête vers le visage du blond qui continue de fixer Micah. Il faut qu’on le sorte de là, il faut…
— Laisse. Son père a été Gracié par l’Empire ; ses Maîtrises sont invisibles aux Humains. Contrôle-toi. Ce n’est pas ton cas.
Et tu sais très bien ce qu’il se passe quand un humain est témoin du pouvoir d’un enkidien, aurait-il pu ajouter. Les poings de Léana se serrent.
— Face de lune.
Pourquoi n’a-t-elle rien vu ? A-t-elle été si obnubilée par elle-même ? Quelle égoïste, tu aurais pu…
— Si tu culpabilises dans ton crâne là, j’te frappe.
La portière de la voiture claque. Derrière les vitres teintées, Micah les observe, elle en est certaine. Quand l’engin démarre, Léana se sent plus démunie que jamais.
— Que de délicatesse, murmure-t-elle, presque pour elle-même.
— Avec moi, toujours, chuchote Kaïs, pensif.
Quelques minutes plus tard, la voiture de leur entraîneur débarque sur le parking pour les ramener à la maison. Le voyage se déroule dans un silence inconfortable. Si Léana a bien des choses en tête, elle se demande ce qu’il se trame dans celle d’Hashim. D’ordinaire souriant et plein d'énergie, son père adoptif semble aussi préoccupé que Kaïs et elle. Qu’est-ce qu’il se passe ?
Lorsqu’ils arrivent à destination, elle trouve Iris dans le même état que le coach. Alors que le dîner n’est ponctué que par des bruits de cuillère raclant le fond des assiettes, Kaïs laisse exploser son agacement :
— Allez. Crachez le morceau, bordel.
— Kaïs, calme Léana avant qu’une avalanche de gros mots ne se déclenche.
— Nan mais regarde leurs tronches, face de crème. Y a un truc ou alors ils ont choppé la crève. Dans les deux cas, c’est pas beau à voir.
Hashim pose tranquillement sa fourchette avant de fixer Kaïs dans les yeux. De petits éclairs violets commencent à parcourir les avant-bras du Maître. Oh, punaise, ça va barder.
— Répète pour voir ?
Kaïs baisse la tête en maugréant dans sa barbe. Les yeux sur son assiette, Léana fait courir sa carotte d’un bord à l’autre. Elle jette un coup d'œil à Iris. Ses mains d’ordinaire si calmes et précises, tremblent à chaque mouvement. Oh… Léana glisse silencieusement ses doigts au milieu de la table. Ses yeux rencontrent ceux de la grand-mère qui pose sa paume sur celle de l’adolescente et la serre.
— Ton petit n’a pas totalement tort, déclare fermement Hashim.
La poigne d’Iris se crispe. Léana exerce deux pressions sur la peau de la vieille dame. Tout va bien, aimerait-elle dire. Le message n’est pas reçu.
— Tu ne penses pas sérieusement…, commence Iris, en haussant le ton.
— Nous avons été invités à ce bal, coupe le coach. Je préfère les avoir à l'œil sur le Continent que seuls ici. Tu connais l’avis de l’Empire concernant les enfants qui grandissent hors de sa portée.
Iris continue de fixer Hashim. Puis elle finit par lâcher un soupir avant d’acquiescer. Léana fronce les sourcils. Élever des enkidiens dans les Contrées Humaines reste extrêmement rare mais est-ce aussi dangereux qu’Hashim le laisse entendre ?
— Que fais-tu de l’Impératrice ? demande la grand-mère, la voix instable. Que lui diras-tu lorsque Kaïs aura offensé toute la noblesse de l’Empire ?
— Il va se maîtriser, n’est-ce pas ?
Le souffle de Léana se coupe. Quoi ? L’Impératrice ? Un bal ? La noblesse ? Une vague d’effroi la submerge. On ne rigole pas avec l’Impératrice. Nombreuses rumeurs courent à propos de celle dont la colère aurait créé la Faille au nord du Continent. Certains disent qu’elle aurait tué tous les Maîtres de la Mutation, d’autres affirment qu’elle pourrait tuer quiconque oserait salir son nom en pensée. Selon les enkidiens du sud, Omphale Oïkos aurait le pouvoir d’accorder ou de retirer les Maîtrises de ses sujets d’un claquement de doigts. À l’Est, lorsqu’un nouveau-né meurt, on attribue ce sort funeste à la volonté de l’Impératrice. Léana frissonne. N’accorder aucune importance à ces on-dit, même farfelus, relèverait de la folie. Avec des Maîtrises comme les siennes, il ne serait pas étonnant qu’elle puisse faire pire.
Elle lève la tête vers la retraitée. Dans son passé de professeur, Iris a été témoin de la puissance de l’Impératrice. Il y a quelques années, l’un de ses collègues a critiqué la politique centraliste de l’Empire. Dans le secret d’une petite soirée privée, il a émis l’hypothèse d’un rôle symbolique de la Couronne et d’une montée en puissance des Provinces. À peine a-t-il fini d’exposer son idée que l’Impératrice débarque à l’Académie. Toutes les personnes présentes à cette fête ont été tuées. Quant au traître, sa tête a été exposée dans le réfectoire de l’Académie jusqu’à ce que l’odeur âcre de la chair pourrie ait empli l’ensemble du bâtiment.
L’estomac de Léana se soulève. Elle pose sa fourchette sur la table, l’appétit soudainement coupé.
— La cérémonie de Grâce du Prince Thieste aura lieu dans deux jours, soupire Iris en croisant les bras. Hashim et moi y sommes conviés en tant que professeurs de l’Académie.
— Vous êtes nos pupilles, personne ne verra d’inconvénients à ce que vous nous accompagniez, rassure le coach. Ce serait l’occasion de rencontrer des membres des Cercles et de vous faire une idée de votre futur après le concours, après l’Académie.
La petite rousse regarde Iris fermer les yeux quelques instants. Elle pense toujours que c’est une mauvaise idée. Un frisson d’appréhension remonte le long de son dos.
— Restez sur vos gardes, insiste la retraitée, ses yeux citrines pleins d’inquiétude. Ne vous laissez pas embobiner, la cour regorge de vipères.
Hashim hoche la tête avant d’ajouter :
— Il faudra juste rester courtois et discret. Mais cela ne posera pas de problèmes, n’est-ce pas ?
Une violente nausée s’empare de Léana.
Discret ? Courtois ?
La jeune femme se tourne vers Kaïs.
Le blond lève un sourcil interrogateur.
On est mort.
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