Cette fleur représente l’ardeur et le travail.

°°°

Facile, putain. Éclairé par la faible lumière de sa lampe de chevet, Kaïs laisse glisser ses exercices de physique sur le sol. Trop fatigué par le programme d’entraînement qu’il s’impose, il n’a pas la force de les balancer par terre. Pourtant, qu’est-ce qu’il en a envie !

L’adolescent serre les dents, ses muscles se contractant douloureusement pour atteindre son téléphone portable. Il déroule les notifications dans lesquelles les débiles de sa classe s’excitent à propos des réponses des exos ou demandent de l’aide pour le prochain devoir. Chaque fois qu’il voit le nom de cette conversation absolument insupportable s’afficher sur l’écran, Kaïs doit se maîtriser pour ne pas appuyer sur le bouton « quitter le groupe ». Les gens fainéants, ça le fait vite chier.

Le blond fait rapidement le tour de quelques applications et n’y trouvant rien, se décide à appuyer sur la conversation qu’il entretient avec la princesse enkidienne. Il parcourt les derniers messages avant de grommeler à voix basse :

— Bordel, face de givre.

Héritier de l’Empire, fils du Numéro Deux, réceptacle de la Maîtrise du Sang… Putain, comment tu fais pour ne pas pousser une énorme gueulante ? Imaginer Micah avec un pouvoir aussi opposé à sa nature lui fait serrer les poings. Pourquoi tu fous pas tout en l’air ?

Sa mâchoire se serre.

À six ans, Kaïs manifeste quelques résidus d'une Maîtrise de l'Ombre. Mais la mort de ses parents, brutale et inattendue, tue ce pouvoir dans l'oeuf. Depuis, le blond n’a jamais manifesté de nouveaux dons. C’est à peine s’il se souvient d’en avoir un jour eu un. Un grognement s’échappe naturellement de la bouche du jeune homme. Ce n’est pas quelque chose dont il aime se rappeler.

Parce que sans Maîtrises, tu échoueras à ce putain de concours.

Les Maîtrises sont liées aux sentiments intenses et aux traumatismes. Si elles n’apparaissent pas dans l’adolescence, il n’y a pratiquement aucune chance qu’elles fleurissent à l’âge adulte. Bordel, j’suis la définition du mot intense ! J’devrais en avoir au moins une ! Un fils d’Enki peut en posséder jusqu’à sept ; ce chiffre est symbolique pour la culture enkidienne. À propos de ça.... L’adolescent tend sa main vers sa table de nuit et agrippe le bouquin de mythologie sur lequel il planche depuis la fin des vacances de Noël. On n’est pas à l’abri qu’une question à la con tombe le jour J. 

J'vais manifester une putain de Maîtrise d'ici là.

Vous allez voir, bande de débiles.

Tournant les pages sans délicatesse, Kaïs retrouve le début du paragraphe qu’il avait commencé.

À l’aube de la civilisation enkidienne, les Dieux retiraient leur puissance des prières de leurs fidèles. En échange, les entités divines protégeaient leurs croyants des maladies, de la famine et des envahisseurs humains. Pendant des milliers d’années, leurs croyants se regroupèrent en Clans et dressèrent des temples à la gloire de leurs protecteurs.

Mais, fatigués par les caprices et les pleurnicheries de leurs vassaux, les divinités choisirent secrètement sept humains pour les remplacer. L’idée était très simple : échanger leur place avec ces Héritiers. La transition divine se ferait au prix d’un long transfert de pouvoir pendant lequel les futures idoles se mêleraient aux Clans et prendraient la mesure des tâches qui leur incombaient.

Malheureusement, seize ans plus tard, les Dieux comprirent rapidement que le pouvoir qui leur filait entre les doigts leur manquait. Ainsi, pour inverser la transmission, les déités créèrent un être à part, un reflet de leur volonté. Cette créature à l’apparence humaine reçut le pouvoir de limiter l’énergie des sept Héritiers. La légende raconte qu’elle était appelée le Souffle.

Kaïs lève la tête du bouquin et se pince l’arête du nez. Même un gamin de quatre ans l’aurait vu venir. Comment des Dieux, des êtres suprêmes, n’ont pas eu la présence d’esprit de se dire « Hum, maintenant que j’y pense ! Avoir des pouvoirs c’est cool ! » ? C’est pas l’histoire de notre civilisation mais un ramassis de conneries, oui !

Alors qu’il essaye de contenir l’agacement qui commence à le ronger, le jeune homme pose son regard scrutateur sur les symboles des Éléments desquels découlent plus ou moins les Maîtrises contemporaines. L’Air, l’Eau, la Terre et le Feu sont représentés dans toute leur puissance tandis que le Métal, le Temps et la Mutation sont exposés en dessous comme des éléments secondaires. Ça a bien changé ça ! Aujourd’hui, ces sept éléments étaient tous considérés comme la source de l’ensemble des Maîtrises enkidiennes. La Maîtrise de la Lumière naît du Feu, la Maîtrise de l’Espace dépend du Temps, la Maîtrise de la Glace se développe grâce à celle de l’Eau…

Si cette partie-là est à peu près intéressante, l’adolescent soupire d’ennui en prévision du long paragraphe intitulé « La légende de la Grande Guerre ». Bordel.

Le Souffle évolua au contact du monde humain et se lia d’amitié avec les sept Héritiers. On dit qu’à partir de ce moment-là, la créature commençait déjà à penser de son propre chef, se détachant lentement de l’influence de ses créateurs. À force de côtoyer les sept, le Souffle, au lieu de limiter le pouvoir de ces derniers, se mit à l’amplifier. La créature reproduisait à la perfection chacune de leurs capacités et, du fait de cette force qu’elle s’était elle-même dotée, elle créa un lien si fort entre les sept que leur puissance dépassa largement celle des Dieux. Les successeurs et la créature finirent par ne faire plus qu’un.

Ce fut l’âge d’or des Clans. Ceux-ci virent leurs cultures résister au froid des plus glacials, leur industrie fleurir grâce au commerce avec les humains, leurs capacités physiques et mentales augmenter. Les fidèles donnèrent un nom à leurs bienfaiteurs qui, contrairement aux Dieux qu’ils priaient, étaient tangibles et présents. On les appelait les Primordiaux.

La phrase à peine finie, le regret sincère de s’être inscrit au concours s’insinue en Kaïs. Comment pouvait-on accorder autant d’importance à ce passé qui n’est, en tout état de cause, impossible à vérifier ! À quoi bon ? Pour faire chier les élèves terre à terre comme toi ! Juste pour ça. Kaïs pousse un grognement frustré et se remet à sa lecture. Putains de sadiques.

Jaloux, les Dieux tendirent un piège au Souffle. Ils n’avaient plus aucun contrôle sur la créature et elle représentait un avantage de poids pour leurs Héritiers. Ils l’assassinèrent. C’est à cet instant que se déclencha la Grande Guerre.

Fous de colère, les Primordiaux s’attaquèrent à ceux qui leur avaient arraché leur unité. Les combats durèrent pendant des mois. Des années d’orages, de tsunamis, d’éruptions volcaniques… Et, lorsque les nuages se dissipèrent, les Primordiaux avaient remporté la victoire.

Mais, sans le Souffle, ils n’étaient plus les mêmes. Alors, ils se laissèrent lentement mourir, regrettant le temps où ils n’étaient que de simples humains. Dans un dernier souffle, ils transmirent une infime partie de leur pouvoir aux Clans qui s’étaient rassemblés sous l’égide d’un seul croyant : Enki.

Kaïs plisse les yeux. Tout le monde se monte le chou à propos d’Enki alors que ce n’est qu’un pauvre type présent au bon endroit au bon moment ? Tu parles d’un opportuniste ! Grommelant des insultes qu’on ne détaillera pas ici, l’adolescent est à deux doigts de fermer le livre et de l’envoyer valser à travers la fenêtre. Rien à foutre de tout ça !

Mais la fin du chapitre et de sa torture est proche. Le blond ravale la rage qui lui brûle la gorge et replonge à contre-cœur dans les quelques lignes qu’il lui reste. Après ça, il brûlera chaque page de ce foutu amas de conneries.

Juste avant le meurtre du Souffle, la Déesse de la Mutation avait pris son propre héritier sous son aile. C’était le seul successeur qui luttait contre le pouvoir qui lui était transmis. La divinité espérait que, par ce rejet, le pouvoir qui lui appartenait de droit lui reviendrait. Elle attendit patiemment son heure. Qui ne vint pas. Tandis que le mécontentement des autres Dieux grondait dans les cieux, elle tua son apprenti de sang-froid.

Mais, alors qu’elle s’attendait à récupérer son pouvoir, le Primordial du Feu, dévasté par la mort de son amant, attira toute l’énergie émanant du corps de l’Héritier et l’absorba, mêlant son pouvoir au sien. Ainsi, lorsque les Primordiaux se laissèrent mourir, le Feu et la Mutation ne purent se séparer. Au lieu de cela, il se mélangèrent pour ne former qu’un puissant brasier. Depuis ce jour, on dit que dans chaque Maîtrise de Feu se cache un animal prêt à rugir pour son porteur.

Kaïs fronce les sourcils. Certes, il n’était pas rare de voir une Maîtrise du Feu appeler une Maîtrise de l’Esprit animal. Mais cet art consistait seulement à adopter les sens de la bête en question. Jamais ses caractéristiques physiques. Est-ce que ce mythe expliquait pourquoi la Mutation était qualifiée de maudit par l’Empire ? Non. En tout cas, j’suis pas convaincu. Ça fait des siècles que personne ne possède de Maîtrise issue de cet Élément . Le seul pouvoir dérivé, c'est celui de l'Esprit animal. Et il est encore plus rare que le pouvoir de l'Espace. IIs pouvaient pas expliquer ces trucs là au lieu de balancer conneries sur conneries ?

Comme promis, le lycéen balance le bouquin hors de sa vue. Va rejoindre mes exos de maths ! Il se farcira ces trois cents pages. Mais pas maintenant. La veille du concours.

L’idée de demander un résumé rapide à Léana effleure l'esprit du garçon. Il imagine l’air triomphant de la jeune femme et les étincelles illuminer son regard cendre. Si un sourire naît sur ses lèvres, Kaïs le supprime immédiatement. Nan. C’est mort. J’te laisserai pas ce plaisir-là, tronche de crêpe !