48. Bardane violette
Cette fleur signifie « vous m’importunez ».
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Lorsque les portes vitrées coulissent pour la laisser entrer dans le bâtiment, Léana inspire profondément pour se donner du courage. Les hôpitaux lui font froid dans le dos ; ils suintent toujours la peur, la douleur et la tristesse. Berk.
La jeune femme s’avance vers l’accueil et présente sa carte d’identité pour la troisième fois cette semaine. Elle n’a pas besoin d’expliquer qu’elle est la pupille de la famille Bayram ; Iris a déjà eu l’occasion d’hurler cette histoire dans toute la salle le week-end dernier. Ce souvenir peint une grimace gênée sur son visage, grimace qu’elle présente à la dame venant vérifier ses papiers d’identité. L’adulte l’observe avec mépris avant de montrer vaguement le chemin de l’ascenseur :
— Vous savez où c’est.
La lycéenne baisse les yeux vers ses pieds, murmure un remerciement puis marche rapidement vers les portes métalliques. Sa béquille ne lui manque définitivement pas. Une fois à l’intérieur, elle appuie sur le bouton portant le numéro trois et lâche un énorme soupir. Après une semaine de soin, l’état de Kaïs ne s’est pas amélioré. En plus, qu’elle vienne à seize ou à dix-huit heures, qu’elle reste pendant trente minutes ou deux heures, elle n’a jamais la chance de lui parler.
Le son strident résonne et Léana se précipite hors de la cage de fer, effrayant au passage une infirmière. Rouge de honte, l’adolescente s’excuse platement avant de s’enfuir vers la chambre trente-trois.
Comme chaque fois, quand elle atteint la porte, ses doigts hésitent à toucher la poignée. L’image du corps brûlé de son ami se dessine devant ses yeux. Sa respiration se trouble et les larmes lui montent. Arrête ça. Tu dois être forte.
Soudain, une douce chaleur caresse gentiment son cou puis remonte sur sa joue. Son chaton de Feu se frotte contre sa peau avant de miauler doucement. Son regard orangé parcourt le visage de sa maîtresse avec inquiétude. Tout va bien. Un faible sourire naît sur les lèvres de Léana pendant qu’elle passe une main dans le pelage enflammé du félin. Il s’en sortira. Il s’en sort toujours. Ses propres encouragements n’ont jamais sonné aussi faux.
Sa paume appuie sur l’acier froid et Léana entre enfin dans la pièce. Elle passe devant le lit du colocataire de Kaïs en souriant poliment. Le masque noir qui barre le visage du jeune homme l’empêche de savoir s’il lui rend la pareille mais, derrière ses cheveux de jais, ses yeux sombres se tournent vers elle.
— Bonjour Nathan, murmure-t-elle gentiment.
N’attendant pas particulièrement de réponse, Léana marche vers la chaise dans le coin de la pièce, près du lit de Kaïs. Son regard erre sur la peau brunâtre et couverte de cloques des bras du garçon. Ses jambes ont elles aussi été ravagées par l’extrême chaleur. Pourtant, par une chance que les médecins ne sauraient expliquer, une grande partie de son torse ainsi que son visage ont été épargnés. Doit-on vraiment s’en réjouir si tes jours sont comptés ?
La jeune femme rapproche le siège du lit tout en évitant de regarder les draps tachés de sang et de pus en boule près des pieds de l’adolescent. Même si elle brûle de le toucher, elle ne peut pas. Elle a trop peur de lui faire mal, d’empêcher sa guérison à cause des bactéries présentes sur ses mains ou ses habits… Elle ne veut pas prendre de risques.
Penchée au-dessus du malade, les doigts de la lycéenne se crispent sur la barre en métal sur le côté du lit. Sois courageuse. Tu peux le faire. Pour lui.
Sa loutre d’Eau se matérialise au niveau de son coude, s’enroule doucement autour de son avant-bras avant de se poster fièrement sur le dos de la main de sa maîtresse. Elle bondit sur le matelas puis se faufile jusqu’à l’épaule droite de Kaïs. Alors que l’animal pose ses petites pattes humides sur la peau du lycéen, ses yeux bleutés remplis d’espoir se lèvent vers Léana qui secoue tristement la tête. Tu ne peux pas le guérir. Tu n’es pas encore assez entraînée pour cela.
Au bord des larmes, l’adolescente s’assoit sur la chaise. Elle se mord les lèvres pour s’empêcher de craquer. Kaïs n’aurait pas aimé pas qu’elle pleure pour lui. « Arrête de chialer, ça me donne des boutons » aurait-il craché. Pff. Imaginer son ton arrogant lui arrache un faible sourire.
Il y a tant de choses qu’elle aimerait lui dire.
Pourtant, aucune phrase assez satisfaisante ne sort de sa bouche.
Pour se changer les idées, elle se lève et ouvre la fenêtre. Dehors, le soleil entame déjà sa descente vers les montagnes. Un reniflement mécontent résonne dans la chambre mais Léana n’y fait pas attention, trop occupée à apprécier le vent de février qui s’infiltre dans la pièce.
Un souffle d’air frais vient chatouiller ses mèches rousses et elle respire déjà un peu mieux. Prenant son envol depuis le sommet du crâne de sa maîtresse, son faucon d’Air plonge vers les arbres et décrit de magnifiques arabesques avant de filer vers l’astre lumineux.
Léana reste accoudée sur le bord de la fenêtre, rêvant aux bons moments qu’elle avait vécu aux côtés de Kaïs. Leurs entraînements, Noël, leur nouvel an… Bien évidemment, le souvenir de Micah s’impose naturellement à elle. Presque par réflexe, la jeune femme sort son téléphone pour vérifier si le brun lui a enfin répondu. Mais rien. Depuis l’incendie, elle n’a plus aucune nouvelle de lui. Pas d’appel, pas de messages.
Après un temps, Léana finit par fermer la fenêtre, avant de se rasseoir près de Kaïs. Son regard inquiet se promène sur les cloques blanchâtres de ses jambes avant de tomber sur les traits apaisés du visage de son ami. Il a l’air si calme. Pour une fois que son expression n’est pas crispée par la rage ou tordue par la mauvaise foi ! Ça te fera moins de rides quand tu seras vieux.
Si on lui avait dit que les cris et le langage grossier de Kaïs lui manqueraient, Léana ne l’aurait pas cru. Mais elle donnerait tellement pour qu’il se réveille et la rassure de son grand sourire narquois. Elle a besoin de voir son air moqueur, de rire devant ses grimaces et de lui dire d’arrêter d’hurler dans les oreilles de tout le monde qu’il est le meilleur. La répartie sarcastique de Micah leur fait aussi défaut. Une phrase de lui et Kaïs aurait sûrement bondi du lit pour répliquer.
Maintenant qu’elle en est dépourvue, Léana réalise à quel point l’énergie des deux garçons l’a aidée à avancer pendant ces longs mois. Elle n’aurait pas imaginé que son équilibre émotionnel aurait été autant impacté par ce manque. Avant, jouer de ses maîtrises l’aurait rassurée mais maintenant… Ce n’est plus suffisant. Léana a besoin d’eux. Elle l’avait compris le jour suivant l’incendie. Lorsqu’elle était allée au lycée sans eux. Sans leurs chamailleries habituelles et sans leurs encouragements. Seule. Cette journée lui avait laissé un goût amer dans la bouche.
Léana tourne la tête vers le moniteur captant les battements de cœur de Kaïs. Le son strident retentit régulièrement ; stable. Pour l’instant. Le docteur a été ferme. Les poumons du blond ne tiendraient pas deux mois. Cette maladie qui atteint uniquement les grands fumeurs s’attaque maintenant au système respiratoire de l’adolescent le plus sportif du lycée. Cela n’a aucun sens. Le médecin a aussi trouvé cela très étrange mais les radios du thorax de Kaïs montrent effectivement une dégénérescence au niveau de sa poitrine. C’est comme si les cellules qui permettent à l’adolescent de respirer mourraient les unes après les autres. Et lorsqu’un grand nombre d’entre elles auront succombé, Kaïs expirera son dernier souffle.
Le jugement du personnel médical est sans appel. Le mal qui empoisonne le corps du grand brûlé a planté ses griffes trop profondément pour qu’une guérison complète soit possible.
Léana lève la tête vers le plafond, comme si le geste allait empêcher ses larmes de tomber. Tu pleureras à la maison. Ses lèvres tremblent mais elle tient bon. Pas une goutte salée ne glissera sur ses joues. Pourtant, la jeune femme arrive à ses limites. Alors, elle prend ses affaires et se tourne vers Nathan :
— Est-ce que vous pourriez lui dire que je suis passée ? demande-t-elle aussi fermement que possible. Et que Micah et moi… On a hâte de lui botter les fesses au concours.
Sa voix se brise sur ses derniers mots. Son menton se met à trembler. Il faut qu'elle parte avant que... La main sur son sac, elle est presque prête à s'enfuir. Avant que... Mais c'est déjà trop tard. Celles que l’enkidienne gardait sous contrôle brisent la barrière de ses paupières comme une lame de fond. Elles submergent la lycéenne, inondent ses paupières et s'écoulent lentement sur sa peau, victorieuses. Léana éclate en sanglots. Ses pleurs brisent le silence de la chambre, importunent sûrement l'autre malade mais elle n'a plus la force de se restreindre. Elle ne veut pas lui dire au revoir, pas comme ça, pas si tôt ! Kaïs... J'ai besoin de toi.
Les yeux humides, elle fait demi-tour, cherche la main de son ami et entremêle délicatement ses doigts aux siens. Ses larmes explosent sur les draps pendant qu'elle relâche enfin toutes les émotions qu'elle garde en elle depuis une semaine. Ne me laisse pas toute seule... On s'était promis de devenir Maîtres ensemble.
La main du garçon se referme lentement mais fermement sur la sienne. Léana ne relève pas la tête, elle sait très bien que ce n'est que son imagination qui lui joue un sale tour. Mais lorsqu’une voix rauque murmure ces quelques mots, le cœur de la jeune femme s'arrête :
— Me botter les fesses... ? À moi... ? Dans tes rêves, face... de lune.
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