57. Carpe Koï
Le poisson représente l’équilibre, la régénération.
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Micah entre dans ses quartiers, échevelé, le visage trempé de transpiration. C’est décidé. Kato est complètement fou. Il ferme la porte derrière lui et s’y adosse alors que le bruit de sa respiration erratique résonne dans la pièce. Il plonge ses mains dans ses cheveux mouillés puis les rabat sur son crâne. Un soupir, la promesse mentale de se venger de l’horrible entraîneur et Micah se traîne dans la salle de bain. Il a un rendez-vous avec le directeur des Relations Impériales dans une demi-heure.
Pendant que ses muscles se détendent sous la pression bienvenue de la douche, il entend la porte de ses appartements s’ouvrir. Puis une voix familière retentit au loin :
— Mon garçon, c’est moi !
Le jeune homme ne peut s’empêcher de sourire devant tant de familiarité. Après toute l’inquiétude et la peur paternelles que James avait ressenties, le majordome avait décidé de laisser tomber les politesses. Enfin.
— J’arrive !
Micah lève les yeux vers les reflets de Léana qui se sont dessinés dans la vitre embuée. Il soupire et sort de la cabine, une serviette autour de lui. Je t’ai soutenue. Il ébouriffe les mèches qui tombent sur ses épaules puis les ramène dans un chignon sur le haut de son crâne. Je t’ai aidée. Au lieu d’ignorer l’émotion que lui évoque les traits de la jeune femme, le prince inspire profondément avant de faire face à l’illusion de la rousse. Je t’ai… aimée. Mais ce n’était pas le bon moment pour toi. Selon les informations de James, Léana a quitté la ville à la mort de Kaïs. Où elle se trouve à présent et si elle est en sécurité font partie des questions auxquelles Micah n’aurait et ne veut pas les réponses.
Un nouveau jour s’offre à lui. S’il ne regrette pas un seul instant les moments passés avec ses deux camarades, son esprit est enfin capable de se concentrer sur sa propre personne plutôt que sur la santé de Léana ou l’insolence dangereuse de Kaïs. Tous les deux avaient un beau rêve et il est temps que Micah trouve le sien.
Il ne rejette pas sa tristesse. Elle est bien là. Elle l’enlace parfois de ses bras glacés la nuit ou transperce son cœur de balles de plombs le jour. Mais elle n’est plus un poids. Mieux, il s’est appuyé sur elle pour se reconstruire. Comme une vieille amie, elle l’accompagne dans ses choix. Grâce à elle, il sait qui il est.
— Tu as une entrevue avec quelqu’un du Palais, non ? demande la voix de James depuis le salon. Monsieur André Sa’Toori ?
— Oui ! Je n’aurais pas le temps d’honorer une de nos parties de cartes quotidiennes, pardonne-moi !
— Ne t’en fais pas, ce sera pour une prochaine fois. Tu as tes obligations princières à remplir après tout.
Micah sourit. Des obligations princières… Des vacances, tu veux dire ! Si on lui avait dit que le peuple enkidien serait aussi heureux de le voir fouler les pavés de la capitale, il ne l’aurait pas cru. Au début, n’importe qui aurait trouvé leur confiance en un Prince quasiment étranger déconcertante. Pourtant, le soutien presque effrayant de ses sujets a poussé le jeune homme à mieux connaître leurs racines, leurs habitudes et leurs mœurs.
Il avait longtemps pensé que le fait qu’il ait grandi dans les Contrées Humaines était un frein pour sa popularité au sein des Terres Centrales. Mais, encore une fois, il s’était fourvoyé. Les gens qu’il croise lorsqu’il s’aventure hors des murs du Palais se montrent toujours intéressés par son expérience et lui posent des questions sur cette région qu’ils n’ont jamais vue. En effet, seuls de rares élus se voyaient octroyer le droit de quitter le Continent. Une faveur accordée par l’Impératrice, bien évidemment. Alors, ravi qu’on le sorte de ses idées noires, Micah avait répondu et répond toujours avec beaucoup de plaisir à leurs interrogations.
Aussi inhabituel qu’il soit de voir un prince se promener dans la capitale, la population d’Oikos s’est vite habituée et, après plusieurs entrevues, quelques personnes ont pris leur courage à deux mains pour apprendre à le connaître. Faire de nouvelles rencontres, étonnantes ou terrifiantes parfois, avait apporté un peu de fraîcheur dans la vie déjà tourmentée de l’héritier.
À l’occasion de ces entrevues, ses sujets lui rapportent une légende selon laquelle le Continent aurait été créé par les Primordiaux, les Héritiers des dieux de l’ancien temps, pour protéger les Enkidiens de l’avidité des Humains.
Le Continent – ou la terre des Dieux, comme on l’appelait autrefois – , s'apparente dans sa forme à une marguerite à sept pétales. Alors, pour inscrire dans l’Histoire la mémoire des Clans de croyants qui avaient soutenu les Primordiaux, chaque corolle de l’Empire avait pris le nom de ces tribus.
Ainsi, au Nord, le Territoire des Métamorphes est séparé des Terres Centrales par une faille que personne n’a réussi à traverser. On chuchote que l’Impératrice, incapable de contrôler le sang des enkidiens pouvant se transformer en animal, était entrée dans une colère monstre et que la puissance de cette rage avait failli séparer cette contrée du Continent. Cicatrice et symbole d’indépendance, la Faille du Nord est interdite d’accès. Les fous qui osent s’en approcher se voient condamnés à mort ; que ce soit par les mystères de ce que cette faille renferme ou sur ordre de l’Impératrice.
À l’Est, la Province de l’Air flirte avec les nuages grâce à ses longues chaînes de montagnes. Sa capitale régionale, Espra, flotte littéralement au-dessus d’un gigantesque lac. Essayer de comprendre comment une structure faite de bois et de toile peut physiquement résister à la gravité relève de la psychose. Après avoir tempêté contre Newton et d’autres scientifiques humains reconnus, les historiens d’Oikos ont finalement attribué cette bizarrerie à l’amitié presque fraternelle qu’entretenait le Primordial de l’Air et celui de la Terre. Mouais, ils avaient surtout la flemme de chercher plus loin.
Au Sud-Est, le Désert de la région du Métal n’attire que les courageux assez fous pour supporter la chaleur et la sécheresse d’une telle terre. Si l’oasis de la Province est réputée être un paradis luxuriant, il faut des semaines pour traverser une telle barrière naturelle, si tant est que l’on ne se heurte pas à une tempête de sable meurtrière.
Au Sud, la Province de la Terre est célèbre pour ses prairies touffues et pour son immense chêne, surplombant la région. L’arbre millénaire n’est pourtant pas aussi accessible que l’on pourrait croire. Protégé par une cloison invisible, cette dernière n'autorise que certains élus à s’approcher du végétal.
À l’Est de celle de la Terre, la Province du Temps accueille énormément de vacanciers en provenance des Terres Centrales sur ses plages de sables fins. Pourtant, au nord du territoire, un pic montagneux rompt la sérénité du paysage. Les habitants de la région racontent que le lieu est hanté par le Primordial du Temps qui n’a pas pu trouver le repos après la mort de son amour, l’Héritière de l’Eau. Ce serait pour cette raison que le territoire de l’Eau jouxte la Province du Temps par ses monts enneigés.
Fidèle à son nom, la région de l’Eau est ciselée par de nombreuses rivières, lacs et cascades. Totalement à l’opposé de la Province du Feu, dernier pétale au Nord-Est. Cette circonscription-là est célèbre pour le Refuge du dragon, cet énorme volcan qui fait la fierté de ses habitants.
Au centre des pétales, dans une sorte d’hexagone allongé et séparé des Provinces élémentaires par des fleuves, des montagnes ainsi que des gouffres, s’étalent les Terres Centrales. Oikos trône fièrement au Nord tandis qu’Ash, la ville la plus peuplée de l’Empire siège au Sud.
À chaque fois que Micah pense à ces légendes régionales lui vient l’envie de seller un cheval et de se lancer sur les routes de l’Empire à pleine vitesse. Malheureusement, ce n’est pas possible aujourd'hui. Il a toujours rendez-vous avec le chef de la Direction des Relations Impériales. Il enfile avec empressement une chemise et un pantalon en lin puis sort de ses quartiers en vitesse :
— Je m’en vais, je reviens vite ! s’exclame-t-il lorsqu’il passe devant James qui lit son journal confortablement assis dans son fauteuil.
Micah n’a pas besoin d’aller bien loin pour se retrouver dans le bureau de Monsieur Sa’Toori. Après que les gardes aient annoncé son entrée, le prince incline poliment la tête pendant que le chef de la DRI se plie en deux. Aux côtés de ce dernier, se tient une jeune femme à la peau sombre. Les voilages qui couvrent son corps ondoient joliment autour d’elle, farandoles de couleurs que l’on associe à la Province de l’Air. Sertis d’or et d’argent, ses cheveux noirs sont attachés en de fines tresses qui coulent jusqu’à sa poitrine. Ses yeux verts brillent au-dessus du tissu transparent qui couvre sa bouche.
— Votre Altesse, je vous présente Mademoiselle Akali Assas’Hin, commence M. Sa’Toori en invitant les deux jeunes gens à s'asseoir. Mademoiselle est la fille du Gouverneur d’Espra, la capitale régionale de la Province de l’Air.
Micah se félicite d’avoir vu juste et ses traits se parent d’un sourire sincère :
—C’est un plaisir de vous rencontrer Mademoiselle Assas’Hin, déclare-t-il respectueusement en frôlant de ses lèvres la main tendue de l’adolescente. Que peut faire l’Empire pour vous satisfaire ?
Pendant qu’un sourire discret étire les traits du directeur, le troisième prince comprend qu’il n’est pas le seul à être fier des progrès qu’il a fait en si peu de temps. Sans perdre son ton guilleret, le chef de la Direction des Relations Impériales reprend son propos en s’installant derrière son bureau :
— Mademoiselle Assas’Hin est un jeune prodige des Armes. Comme vous, votre Altesse, elle se présentera au concours de l’Académie en juillet. Une fois diplômée de notre respectable institution, elle envisage de se présenter au Cercle des Protecteurs. Cependant, avant cela, une expérience à l’étranger lui est indispensable. Aussi s’est-elle proposée pour vous accompagner dans les Contrées Humaines
Fichtre. Micah acquiesce d’un léger signe de tête tout en cachant son trouble. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’on me demande de retourner là-bas. Le directeur du lycée, les professeurs devaient avoir alerté la police depuis le temps. Après trois mois d’absence, une telle action ne questionne pas la logique. En analysant rapidement les papiers jonchant le bureau de Sa’toori, le prince se doute que l’apaisement des autorités humaines n’est pas le seul motif derrière ce retour. Alors, lequel était-ce ?
— L’Impératrice veut coincer les Sauvages, tronche de gelée, déclare subitement l’hallucination de Kaïs avec hargne. Elle espère qu’ils te suivront en passant par la baie de la Province du Temps, le seul endroit par lequel on peut quitter le Continent en bâteau, bordel ! Même mort, j’ai toujours plus de bon sens que toi, espèce d’allumette frigide !
L’héritier lève les yeux au ciel. Je me passe de tes commentaires, face de marsouin décérébré ! Je suis capable de réfléchir seul !
— Ouais, ouais, j’suis pas hyper convaincu, tête de milkshake raté, ironise l’illusion en croisant les bras sur sa poitrine. C’est uniquement pour ça que j’apparais, d’ailleurs ! Pour te laisser réfléchir « seul », fait-il en mimant des guillemets avec ses doigts.
— Le sarcasme ne te sied pas.
— C’est ta putain tronche qui m’sied pas, face d’omelette congelée.
— T’as qu’à te tourner alors.
— Dois-je te rappeler, mon cher mollusque enflammé… Ne me regarde pas comme ça, tu as débloqué ta Maîtrise du Feu, faut bien que je m’adapte, bordel ! s’exclame le Kaïs brumeux en râlant. Je disais ! Dois-je te rappeler, tronche de quetsche grillée, que je n’existe que dans ta tête et que, par définition… JE NE PEUX PAS ME TOURNER, PUTAIN ?
Micah n’abandonne pas la conversation parce qu’il n’a pas de contre argument. Nope. Il ne congédie pas le faux Kaïs parce qu’une grimace agacée est née sur son propre visage. Non plus. Il se débarrasse simplement de cette vision parce qu’elle l’énerve. Aussi simple que ça. Sûrement pas parce qu’elle a raison.
— Votre Altesse ? Tout va bien ?
Le prince relève la tête et rencontre le regard inquiet du directeur. De son côté, Akali l’observe de ses grands yeux verts. Il ne sait pas s’il lit du mépris ou du désintérêt sur son visage. Eh bien, ça va encore être un voyage fantastique !
— Quand partons-nous ? demande le troisième fils pour briser le silence gênant qui s’était installé.
— Dans deux jours, votre Altesse. Ordre de l’Impératrice.
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