63. Koulan
L’âne symbolise l’entêtement et l’ignorance.
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Je suis dans la merde.`
Un dernier feulement de rage et je m’écroule de fatigue dans l’herbe humide. Au-dessus de moi, le vent souffle à travers les branches comme s’il se moque de mon incompétence. Les derniers rayons du soleil caressent mon pelage boueux puis disparaissent derrière les montagnes. Alors que la nuit amplifie le calme de la forêt dans laquelle j’ai élu domicile, ma frustration continue de gronder dans mon abdomen. Ça fait des heures que j’essaye de m’extirper de ce corps. Et à part faire apparaître, pendant un instant, trois mèches blondes entre mes deux oreilles, je n’ai pas avancé.
Putain.
Moi qui voulais une Maîtrise, me voilà servi. Je m’y reprendrais à deux fois avant de souhaiter une connerie pareille. De tous les pouvoirs qui existent, je me tape celui qui a disparu depuis des siècles ET qui est maudit.
Fais chier.
Une Maîtrise basique comme celle de la Glace – prends toi ça, tronche de givre - ou de l’Air aurait largement suffi. Mais nan. Il fallait que je me mange la capacité qui signe la fin de mon rêve et mon arrêt de mort. Génial.
Évidemment que me présenter au concours relèverait de la folie ! Les ancêtres de l’Impératrice ont toujours pris le soin d’éliminer discrètement les Enkidiens qui révèlent ce pouvoir-là. Quand bien même aurais-je été surpuissant – et je le deviendrai -, je ne peux pas compter sur la possibilité que l’autre dingo fasse une exception pour moi. Surtout après que je me sois affiché publiquement avec son fils lors du bal d’Hiver.
Qu’est-ce que je disais.
Je suis dans la merde.
Mes yeux se posent sur les poissons qui nagent tranquillement à quelques mètres de moi. Faut voir le bon côté des choses - je reste très dubitatif quant à cette affirmation. Au moins je ne me suis pas transformé en une bestiole stupide. Ou un truc trop voyant. Je m’imagine déambuler en ville dans la peau d’un ours et causer la panique partout où je mets les pattes. Ça aurait au moins eu le mérite d’être drôle. Là, avec une bestiole qui fait trente centimètres de long, dix de large, avec les poils qui tiennent chaud et une tronche à attendrir le moindre Humain… J’ai envie de mourir.
Nan j’en fais pas trop, nan.
L’objectif le plus urgent était de retrouver mon corps d’athlète.
Quelques jours plus tôt, - au vu de la gueule des fleurs, on est plus sur des mois que des jours - , les portes de la mort se sont ouvertes devant moi. Je me suis vu mourir devant ma famille. Et puis, comme si ma forme humaine s’était comportée comme une mue de serpent, mon esprit a été transféré dans ce corps d’animal. Ai-je vraiment perdu la vie ou ai-je simplement flirté avec la Faucheuse ? Aucune foutue idée.
Mes pensées s’envolent naturellement vers Iris et Hashim. Ils doivent être en train de revivre le décès de mes parents. Putain. La vieille peau n’a jamais mis fin à son deuil ; je le vois dans ses yeux à chaque fois qu’elle les pose sur moi. Quant à mon coach, mon père et lui ont survécu aux pires atrocités. Bien sûr qu’il ne s’en est pas non plus remis.
Quelle Maîtrise de merde.
Hier, on était mi-février, j’étais dans un lit d'hôpital à douiller sa mère. Aujourd’hui, je me retrouve à l’intérieur d’un putain de chat, en train de me rendre compte qu’on m’a volé au moins trois mois de ma vie. Si jamais j’arrive à retrouver l’abruti responsable de cette blague, ma main dans sa gueule lui remettra les idées en place.
Léa… Je crains pour son état de santé. Je ne veux pas qu’elle retombe dans les bras de ses anciens démons. Je sais pertinemment qu’elle est assez forte pour s’en sortir toute seule. Mais s’en est-elle seulement rendue compte ? Je gratte le sol de mes griffes par appréhension. Si je n’arrive pas à me sortir de ce pétrin d’ici demain, je me démerderai pour la voir.
J’aurais bien dit la même chose pour Micah. Mais ce n’est pas aussi simple ; l’Impératrice est loin d’être stupide. Elle a dû rapatrier son fils sur le Continent dès qu’elle l’a pu. Après tout, un prince héritier n’a rien à faire dans les Contrées Humaines après avoir été présenté à l’Empire. J’espère simplement que cette tête de mule a résisté au lavage de cerveau que sa démente de mère a dû lui faire subir.
J’ignore dans quel état il se trouvait lorsqu’il m’a sauvé de l’incendie. Bordel, j’imagine l’air suffisant qu’il prendra lorsque je le remercierai et j’ai déjà envie de l’étrangler. T’as intérêt à avoir survécu, face de givre.
Soudain, des branches craquent, le vent amène une nouvelle odeur. Je me relève, le poil dressé. Putain. Je ne supporte pas ce corps. J’avance discrètement de quelques mètres pour me cacher sous les fougères. Reste tranquille. Les vibrations sur le sol sont si puissantes qu’il est évident qu’un bipède est en train d’entrer dans la forêt.
Je sors ma tête de derrière les plantes en espérant récupérer quelques informations. Puis, d’un coup, mon corps se fige.
Léa.
Bordel.
Je la regarde, incapable de faire un geste. Elle est dans son jean troué favori et porte le large sweat vert sombre que je lui ai piqué de nombreuses fois. Ses boucles couvrent à nouveau ses épaules, sublimant les taches de rousseur qui courent sur ses joues. Je l’observe passer une main tremblante sur son visage alors que la lune souligne les cernes sous ses yeux. Tu as l’air épuisée. Elle s’écroule sur le sol puis je l’entends soupirer.
Ne pleure pas, ne pleure pas…
Je m’avance sans même m’en rendre compte. La voir dans cet état me brise et je hais cette faiblesse qui plombe mon ventre.
Non.
Les battements de mon cœur s’accélèrent sans que cela ne me surprenne. Ce n’est pas le bon mot. Ce sentiment de plénitude si familier se répand naturellement dans mes veines et je m’étonne à vouloir sourire.
“Faiblesse” n’a jamais été le bon mot.
Je ne suis pas quelqu’un d’humble. Je ne me suis jamais défini comme ça. Bien au contraire. Je suis intense et je me donne à fond dans tout ce que je fais.
Je ne me compare pas aux autres. C’est stupide. Il y aura toujours plus intelligent, plus fort que moi. Je veux simplement surpasser celui que j’étais hier.
Pourtant, après tout ce travail, tous ces efforts, c’est seulement à cet instant que je prends conscience de la nature de mon armure.
Je me suis vanté un nombre incalculable de fois d’être capable de me sortir de n’importe quelle situation. D’être assez fort pour protéger ceux qui me sont chers. Quel con. Il n’a jamais été question de puissance ou de volonté.
Alors, pendant que je marche inconsciemment vers Léa, une ligne dorée fuse devant mes yeux. Elle s’accroche à son pull. Une autre s’élance au-dessus de moi et va rejoindre la main de mon amie d’enfance. Je baisse les yeux vers mon poitrail où se concentrent les autres extrémités de ces cordons ambrés. Plus j’avance, plus les liens qui me maintiennent à elle se révèlent à mon regard. Comme une multitude de fils d’Ariane qui me guident à travers le labyrinthe de mes pensées. Et je comprends, encore une fois, que c’est elle.
Le cœur de mon armure.
Une fraction de mon âme.
C’est cette femme qui fait partie de moi, cette petite femme qui maintient sans le savoir cette protection autour de mon être. C’est elle qui fortifie ma cuirasse à chaque fois qu’elle se tient à mes côtés, tel un rempart contre les autres. Contre tous. C’est elle qui me soutient sans poser de questions alors que je prends sa présence comme acquise.
Savoir sans connaître.
Fallait-il que je change de corps, de perspective, pour découvrir une réalité que mon esprit a depuis longtemps intégrée dans mon cœur ? Fallait-il vraiment que je sois aussi stupide pour ne pas remarquer quelque chose d’aussi évident, d’aussi naturel ?
Bordel.
Mes pattes continuent mécaniquement de se mouvoir. Je me sens tellement honteux, tellement débile.
Après quelques secondes ou quelques heures, je finis par m’arrêter.
Et quand je me retrouve face à elle, quand mon regard se noie dans le sien, je me retrouve plus démuni que je ne l’ai jamais été. Mes lames s’émoussent, glissent hors de ma portée et s’écrasent sur le sol, pulvérisées.
Sous ses yeux, je me présente sans mon armure, sans armes.
Sans rien.
Je n’ai rien de plus à lui offrir que moi.
Juste moi.
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