64. Hollandaise huppée
La poule est le symbole de la suffisance.
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Lorsqu’elle franchit la lisière de la forêt, le souffle de Léana se calme. Ses muscles se détendent, ses nerfs s’autorisent une pause et son cerveau cesse de réfléchir. Tu es en sécurité ici, lui murmure la brise qui effleure sa peau. Derrière les montagnes, le soleil fait ses adieux à l’azur du ciel pendant que la nuit s’habille des étoiles qu’elle a abandonnées plusieurs heures auparavant.
Léana s’avance lentement entre les arbres. Elle prend le temps de redécouvrir ce lieu qu’elle a évité depuis tout ce temps. Le vent s’infiltre dans les trous de son jeans et elle resserre les pans de son pull contre elle. Alors qu’un sourire plein de nostalgie se dessine sur ses lèvres, le lac offre à ses yeux ses reflets indigo. Il semblerait que l’on soit revenu à la case départ.
La jeune femme s’assoit dans l’herbe en lâchant un soupir. Une grimace de douleur plisse ses traits lorsqu’elle remonte la manche ensanglantée de son pull. Les coupures n’ont pas encore arrêté de saigner. Faut croire qu’elle ne m’a pas ratée. Elle inspire profondément pendant que sa Maîtrise de l’Eau se concentre au bout de ses doigts. Léana applique la masse liquide sur ses blessures et, après une grande inspiration, son pouvoir se met à briller d’un halo bleuté. Grâce à la technique qu’Iris lui a apprise quelques jours plus tôt, les égratignures se referment d’elles-mêmes. Heureusement que ce n’est que superficiel. Seuls les médecins de l’Empire contrôlent l’Eau de façon suffisamment précise pour guérir des maux plus complexes. Peut-être qu’avec un peu de pratique, je pourrais faire partie du Cercle des Sauveurs ? Un rictus étire sa bouche. Faudra d’abord survivre à l’assassin lancé à tes trousses.
Léana s’allonge sur l’herbe humide, les mains sur son ventre pendant qu’elle se concentre sur le va-et-vient de celui-ci. Un assassin. Vraiment ? Ses doigts se crispent lorsqu’elle se souvient de la rage qui s’est emparée de son corps. Elle a apprécié cet élan. Il lui a donné le courage de se défendre. Car tu en es plus que capable. Quand elle y repense, Léana comprend qu’elle n’est plus la petite fille perdue et fragile de décembre. Elle a surmonté son traumatisme, elle a résisté et résiste encore à l’appel de ses ténèbres. Même lorsque l’un de ses piliers a quitté ce monde et que l’autre l’a abandonnée.
Je ne suis pas parfaite.
Mais je refuse de me laisser marcher dessus.
Pas après tout ce que j’ai subi.
L’inconnue n’a pas hésité une seule seconde à lui faire du mal. Alors, pourquoi Léana doit-elle douter de ses propres actions ? J’ai le droit de me défendre. J’ai été entraînée pour ça. Kaïs et Micah l’ont aidée à étendre ses ailes, à prendre son envol et à s’élever haut dans le ciel. Avec eux, elle a réussi à danser avec les nuages et à parler au soleil. Depuis qu’ils sont… partis, elle vole toujours. Juste plus aussi haut.
Un cercle d’eau apparaît au niveau de son poignet et la loutre d’Eau pose ses pattes sur les mains de sa Maîtresse avant de pencher sa tête d’un air interrogatif. Je vais bien. Je suis juste un peu fatiguée. Gardien de la tranquillité de Léana, son faucon d’Air se pose sur la pointe de sa chaussure alors que le chaton de Feu se prépare à attaquer le rapace. De son côté, le lapin de Terre est occupé un peu plus loin à grignoter quelques brins d’herbe. S’il est conscient du chaos que son ami enflammé s’apprête à provoquer, il ne lève pas une seule patte pour l’arrêter.
Alors que le volatile évite souplement un plaquage et que le matou insolent prend un air penaud devant la mine exaspérée de la loutre qu’il vient de heurter, un chat à la fourrure caramel sort des fourrés. Habituée à ce que les animaux de la forêt ne la fuie pas – sa Maîtrise de la Terre la fait sûrement apparaître comme un arbre à leurs yeux –, Léana se remet à regarder les étoiles. Là-haut, dans le silence de la nuit, tout doit être bien plus calme. Pendant que la fatigue étend son emprise sur son esprit, la jeune femme lève doucement la main vers les lueurs argentées. Kaïs… Ses lèvres se mettent à trembler. Est-ce que tu veilles sur nous de là-haut ?
Soudain, une masse chaude se hisse sur son ventre. Léana sursaute, prête à se dégager. Du haut de l’abdomen de la lycéenne, le chat sauvage la fixe de ses étranges pupilles grenat. Surprise par ce comportement inattendu, elle n’ose pas bouger un seul muscle. Puis, à mesure que les secondes passent – et que le félin ne bouge toujours pas – Léana fronce les sourcils. Elle pose doucement ses mains sur sa poitrine et plisse les yeux. Je commence à devenir dingue ou ce chat me regarde d’un air prétentieux ? Loin de se démonter, elle tire la langue au malpoli :
— La moindre des choses, Chat, c’est de demander avant de grimper sur les gens !
L’intéressé continue de l’observer sans broncher. Pourtant, cette fois-ci, la petite rousse remarque une étincelle de moquerie dans les yeux de son nouveau compagnon. Nan mais Léa, la fatigue te rend folle, les animaux ne peuvent pas être aussi expressifs. Elle secoue la tête, histoire de se remettre les idées en place puis lève le bras pour caresser le félin. Ce dernier recule pour se placer hors de portée de ses doigts. Léana s’arrête dans son geste et commence à râler :
— Chat. Oui, c’est comme ça que j’ai décidé de t’appeler, précise-t-elle lorsque son interlocuteur semble lever les yeux au ciel. Ce n’est pas la peine de bouder ! T’es gonflé de te percher comme ça et de ne pas me laisser te gratouiller !
Elle lève la main à nouveau et le chat montre les crocs. Mais ! Elle repose son bras dans l’herbe pendant que le félin reste juché sur son ventre, comme s’il était satisfait de son comportement. Quel insolent.
Alors que le temps s’allonge, elle s’essaye à plusieurs techniques pour virer l’impertinent. Elle s’efforce même de faire des vagues avec son ventre. Mais rien n’y fait. Il reste planté là, à l’observer sans ciller. Je connaissais quelqu’un qui t’aurait apprécié, Chat.
De plus en plus fatiguée, Léana lâche un gros soupir :
— C’est quoi ton objectif, Chat ? À un moment, il va falloir que je parte ! s’exclame-t-elle, excédée. Oui oui, ne fais pas cette tête je ne peux pas te tenir compagnie toute la nuit !
Sans perdre un seul instant, la bestiole se roule en boule sur son abdomen, comme si elle avait décidé que ce serait le cas. Léana le regarde faire, la bouche légèrement entrouverte. Il se moque de moi, là !
— Naaaaaaaaan, Chat ! Descends ! lui ordonne-t-elle en essayant d’injecter toute l’autorité qu’elle possède dans sa voix.
C’est un échec. Un échec cuisant d’ailleurs. L’adolescente lève la tête vers les étoiles avant de soupirer de frustration. Léana, Prodige des Maîtrises, défaite par un chat. Quel héroïsme, j’en rêve. Pendant qu’elle remet en question sa combativité récemment acquise, l’individu qui centralise toute sa consternation utilise ses grands yeux pourpres pour l’attendrir. Elle l’arrête tout de suite :
— Ça ne marche pas, Chat.
Une petite voix intérieure lui chuchote le contraire. Mais elle ne va pas l’admettre devant le félin. Sa fierté est partie en vacances à partir du moment où elle a décidé qu’elle ne pourrait pas se dégager violemment de ce piège. Bien sûr, elle aurait pu se relever et, la gravité, en retrouvant ses droits, aurait fait son œuvre. Mais ça aurait été cruel. Elle ne se sentait pas de subir cela à cette pauvre bête. Pauvre bête, pauvre bête… Il a quand même l’air bien content de te voir galérer ! Peut-être est-ce sa fatigue extrême qui la rend aussi sensible. Ou alors elle est juste idiote. Ce qui est loin d’être un défaut, bien évidemment.
— Chat… Descends de là. Ne m’oblige pas à te…
Elle ne finit pas sa phrase. Les grands yeux du félin brillent à la lueur des étoiles. Ils semblent implorer la pitié de la jeune femme. Ou du moins c’est ce qu’elle s’imagine. Alors qu’elle peine à maintenir ses paupières ouvertes, Léana abandonne le combat. La chaleur du vainqueur se répand dans le corps de la lycéenne pendant que la fraîcheur de la nuit l’enveloppe de ses bras. Au moins Chat sert à quelque chose. Le sentiment de sécurité qui résonne en elle l’intrigue mais elle est trop fatiguée pour creuser plus loin. Pour la première fois depuis des mois, elle s’endort sans que son esprit soit troublé par ses cauchemars habituels.
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