72.1. Trois
Bordel de merde. L’homme d’une trentaine d’années lisse les pans de sa veste de costume. Ses décorations martiales tintent doucement l’une contre l’autre. Il tire sur les manches rouge sombre, redresse le col de sa chemise noire avant de le rabattre d’un air agacé. Rien à faire. Il a toujours l’air d’un pingouin engoncé dans un filet de pêche. Ou d’un manchot avec des problèmes intestinaux. Le grand blond est beaucoup trop imposant, trop trapu pour être séduisant dans cet habit qui lui colle à la peau. Il lâche un soupir frustré, à deux doigts d’arracher ce truc insupportable.
— Commandant, vous allez déchirer…, tente doucement un serviteur.
Dans le miroir, le regard pourpre de l’homme lui fait ravaler son conseil. Sans un mot de plus, le pauvre domestique s’incline respectueusement devant l’armoire à glace avant de fuir la pièce. Le silence s’enroule à nouveau autour du soldat. Ce dernier passe une main dépitée dans ce qu’il reste de ses cheveux blonds. Les côtés de son crâne ainsi que l’arrière sont rasés de près tandis sur le haut de sa tête, ses mèches défient les lois de la gravité. S’il n’a pas pu maîtriser ses dernières, il a au moins eu le courage de raser la légère barbe qu’il a laissé pousser durant ces dernières années. Putain, on dirait un bébé croisé avec un ours polaire.
Quel enfer.
Un grognement se faufile entre ses lèvres alors que son regard se pose sur les moulures complexes du plafond, les dorures abimées et le carmin des tentures murales. Tch. Trois ans après la Guerre des Sangs, le Palais Impérial garde malheureusement les cicatrices du règne précédent. La cruauté de l’ex-Impératrice est si profondément ancrée dans les fondations de l’édifice qu’il aurait été plus intelligent de le détruire puis de le reconstruire que de simplement repenser la décoration. Mais ça, c’était encore une idée à la con de face d’engelure qui s’était gouré dans le budget du gouvernement. Rien qu’à voir cette couleur sanguine, pourtant si proche de celle qu’il porte, les muscles du blond se crispent. Il a envie de tout péter.
— Tu ne vas rien faire du tout, siffle une voix familière à l’intérieur de son crâne. Sinon je t’arrache la tête.
— C’est une menace ou une promesse ? répond l’intéressé sans ouvrir la bouche.
— Ah, vous ne commencez pas ! s’exclame une voix féminine.
— Pour ton information, ce n’était pas une erreur de budget. Les Provinces ont besoin de ces dotations. La rénovation du Palais peut largement attendre la…
— Largement attendre ? Tu te fous de moi ? Qui a encore des crises…
— Ignorez-moi encore une fois et j’utilise le Lien pour vous électriser.
— Je te signale, mon cher prédateur à la peau de pêche, qu’ici…
Les mots suivants se perdent dans son esprit. Un éclair violet a violement traversé le corps de Kaïs. Même s’il ne provoque aucune douleur, le choc électrique secoue brusquement le grand gaillard qui lâche un grognement qu’il ne qualifiera jamais de plaintif.
— Vous l’avez cherché.
— C’est de la triche ton truc, râle la voix masculine. Ta Maîtrise de l’Air et ta Maîtrise de l’Eau ne devraient pas fonctionner aussi bien ensemble.
— Jaloux ?
— Nope.
La mauvaise foi qui suinte de la réplique de Micah est à couper le souffle. Kaïs laisse échapper un rire gras. Certaines choses ne changent pas, même après douze ans de relation.
Il se laisse tomber dans un des fauteuils pendant que sa mémoire l’emporte vers cette plage baignée par l’aurore. À cette époque, le Lien lui permettait seulement de ressentir les émotions extrêmes de ses deux partenaires et son cerveau n’était pas encore pris d’assaut par les répliques débiles de ses idiots. Bordel, comment j’étais pénard !
Un petit rire secoue sa poitrine. Il ne faisait pas autant le malin quand il avait commencé son périple vers le Territoires des Métamorphes. Accompagné par Hashim, il avait longé les frontières des Provinces de l’Eau et du Feu en direction de la Faille. S’ils avaient rencontré quelques patrouilles impériales, le statut de Diplomate du Numéro Neuf rayonnait suffisamment sur le Continent pour qu’on le laisse passer sans poser trop de questions.
Trois mois après son départ des Contrées Humaines, une violente panique avait rugi dans les veines de Kaïs, lui glaçant le sang. Puis une peur terrible l’avait transpercé de part en part. Pendant ces horribles instants, il n’avait pas pu bouger, tétanisé par des sentiments qui n’étaient pas les siens. Micah. Léa. Et d’un coup, tout s’était arrêté. Il s’était écroulé sur le sol, le corps parcouru de spasmes. Sans savoir ce qu’il s’était passé. Sans possibilité de leur demander s’ils allaient bien.
Le vide, ce silence qui avait suivi ces instants avait gravé une profonde cicatrice dans son esprit. Il avait appris plus tard que l’Impératrice, à travers un étudiant de la Province du Feu, avait tenté d’assassiner Léana. Heureusement que Micah, ayant eu le temps de se familiariser avec sa Maîtrise de Sang, avait reconnu celle de sa mère. Il s’était précipité vers le jeune homme manipulé pour l’empêcher de resserrer son emprise sur le cou de la rousse. Peut-être que le pouvoir qui émanait du Lien avait aidé Micah à repousser l’agresseur. Peut-être que la puissance de l’héritier avait suffi. Encore aujourd’hui, Kaïs ne sait pas exactement ce qui a véritablement sauvé la vie de Léana ce jour-là.
Mais à dix-huit ans, Kaïs n’avait pas laissé de place au doute. Le doute, c’était la possibilité que ce genre d’incident se reproduise. Plus jamais. Lui qui avait bataillé pour traverser la Faille du Territoire des Métamorphes - cette putain de barrière de merde qui n’avait pas laissé Hashim entrer -, lui qui s’était battu pour prouver qu’il avait le droit de poser un pied sur les chemins de terre de Lura, la Capitale de la région, il avait pratiquement accompli l’impossible en une seule année. Mais ce n’était pas assez. Alors, pendant que Léana et Micah avaient découvert les joies de leur deuxième année d’études, Kaïs s’était entraîné sans relâche.
Au début, la solitude s’était imposée à ses côtés. Puis, à force de l’observer se lever tous les matins à cinq heures pour essayer de comprendre sa Maîtrise, les habitants de Lura – qui avaient compris à quel point il était têtu – l’avaient dirigé vers le vieux maître Xela. Très patient et encore plus tenace que Kaïs, l’ancien avait testé le blond sur plusieurs aspects de sa Maîtrise.
Puis il avait clamé haut et fort que l’étranger n’était en aucun cas une menace.
Parce que la puissance de sa Maîtrise était pratiquement inexistante.
Bien évidemment, le geste n’avait pas plu à Kaïs qui avait choppé le vieil homme au col et l’avait copieusement insulté. Après une nuitée dans des geôles crasseuses pour lui apprendre les bonnes manières – car oui, la milice métamorphe était passée pile au moment où le blond allait arracher la tête de l’ancien –, on avait intégré Kaïs dans une classe d’entraînement d’élite. S’il n’avait pas compris pourquoi il avait le droit à tant d’honneur après que Xela l’aie jugé inapte, Kaïs avait donné le meilleur de lui-même pour surpasser ses camarades.
En décembre, il était capable de passer aisément d’une forme animale à une forme enkidienne. Comparé aux autres élèves qui arrivaient à alterner entre plusieurs animaux ou à se greffer un troisième bras, il était clairement à la ramasse.
Ce qui l’avait, à plusieurs reprises, fait grincer des dents.
Mais, lorsque le printemps avait repris ses droits sur le continent, Kaïs avait réussi à se transformer en aigle. C’était pile ce qu’il lui fallait pour rendre visite à ses deux partenaires. Si son instructeur lui avait déconseillé de faire plusieurs centaines de kilomètres en une seule fois, Kaïs avait fait mine de ne pas l’entendre.
Un matin, il était parti vers l’horizon. Il avait promis, au grand désarroi de ses camarades, qu’il reviendrait en découdre. Ses ailes glissant sur le vent, il avait vomi plusieurs fois sur le trajet, sa Maîtrise de la Mutation n’ayant malheureusement pas guéri son vertige.
À mesure qu’il s’approchait de l’Académie, le Lien était devenu de plus en plus omniprésent et, guidé par cette puissance montante, le rapace s’était écrasé, épuisé, dans la chambre vide de Micah. Alors que le sommeil l’avait submergé, Kaïs n’avait aucune idée du danger qui menaçait son petit-ami. Atrée avait coincé ce dernier dans un des couloirs du château. S’il n’était qu’en troisième année, le deuxième fils avait causé tant de souffrance et de douleur que ses capacités ne pouvaient être ignorées. Mais cette fois, Léana s’était tenue prête. Sans prendre le temps d’activer une seule de ses Maîtrises, la jeune femme avait décoché un formidable crochet du droit dans le visage d’Atrée. L’héritier avait volé contre le mur pendant que ses sbires étaient restés figés sur place, pétrifiés par l’intensité du pouvoir qui émanait du corps de Léana.
C’était à ce moment-là que le silence dans l’esprit de Kaïs avait volé en éclats. L’inquiétude de Micah s’était insinuée dans son crâne, le sentiment d’urgence qui faisait bouillir le sang de Léana avait réchauffé le sien. Leurs émotions, tels de brillants pigments de couleur, s’étaient entremêlés dans un magnifique ballet de lumière.
Pendant qu’il nageait entre rêve et réalité, le Lien qui unissait Kaïs à ses deux idiots s’était consolidé.
Et, quand le blond s’était réveillé, il n’était plus seul.
— Tout va bien Kaïs ? demande doucement la voix de Léana.
Le trentenaire se détache de ses souvenirs pour revenir à son propre reflet. L’air inquiet qui traverse son visage en dit long sur la pression qu’il ressent. Ce n’est pas un jour comme les autres, c’est normal.
— Tu veux que je vienne ? insiste l'Enkidienne.
— Nan. Ça porte malheur.
— C’est une superstition humaine, intervient le murmure moqueur de Micah. Il ne va…
— Rien à foutre.
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