Dans cette prison de glace
Fssss
Fssss
Bonk
Srrr
Srrr
— Bon sang, Firsov ! Tu vois ce que je vois ! C’est du délire !
Le grésillement de la radio se mêla au crissement de ses pas sur la neige verglacée.
— Ben non, je vois que tes pieds.
Andrei Goronine réalisa que la caméra de son épaulette avait glissé pendant la descente le long du filin d’acier. Il la redressa.
— Mieux ?
Un silence éloquent suivit la question ; puis un souffle, époustouflé, dans son oreillette.
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel !
— J’en ai pas la moindre idée.
Derrière le hublot de ses lunettes, le glaciologue russe observait ce qu’il n’aurait jamais cru voir en dix ans de varappe sur les inlandsis.
L’hiver austral à peine terminé, Andrei ne pensait pas retourner en expédition sur le dôme Argus de sitôt. Mais les relevés satellites au sommet du glacier dévoilaient des fissures inattendues. L’hypothèse la plus probante incriminait le réchauffement climatique : la quantité de vapeur d’eau de l’atmosphère augmentant, la chaleur émise par la glace restait piégée sous la surface, jusqu’à la faire céder. Pourtant, les relevés de température contredisaient cette idée : il n’avait jamais fait si froid sur l’inlandsis Est-Antarctique. Les calculs indirects, au plus clair de l’hiver, avaient passé la barre symbolique des -100°C. À croire qu’il ne s’agissait plus de la Terre…
Aussi, dès qu’un temps plus clément le permit, l’IAA s’empressa de dépêcher un contingent d’hivernants de Vostok pour apprécier le phénomène de leurs yeux humains.
— Bon, je sais, c’est incroyable… Mais maintenant que t’as vu ça, dépêche-toi de remonter ! Davaï !
Après un périlleux trajet en hélicoptère, suivi d’une éreintante randonnée en piolet et crampons, l’équipe avait priorisé l’installation d’un camp temporaire à proximité du point d’intérêt. Mais, excité par les motifs qu’il voyait déjà déchirer la glace, incapable d’attendre le jour suivant, Andrei n’avait pas pu s’empêcher de s’aventurer – muni du strict nécessaire – dans l’une de ces failles.
Le scientifique tête brûlée entendit l’anxiété de Firsov même à travers la friture.
— Tu d-vrais vr-ment -partir, Go-nine. La nuit va tom-. On reviendra demain avec plus de monde et de matos.
— Ça te fait peur ?
— Oui ! J-je ne sais pas ce que c’est, mais ces choses ne sont clairement pas naturelles…
S’il n’avait pas été si ébahi, Andrei en aurait probablement rigolé. « Pas naturel ». Voilà bien le genre de préjugés qu’il ferait bon de bannir d’une étude scientifique. Pourtant, le glaciologue ne songea pas à reprendre son collègue. Lui non plus ne savait pas expliquer… ces choses.
Crevasses simiesques
Sourires carnassiers
Tracés d’arabesques
Sur les parois gelées
Son cœur bat la chamade
Au rythme des motifs
Répétés en cascade
Réguliers, inventifs
Symétriques
Maléfiques
Schriiit Schriiit
Le bruit des boucles gravées dans la glace
Raac Raac
Les lignes qui s'étirent à leur place
Shaam Shaam
Les avertissements maudits crient de...
— Tu vas remonter, nom de Dieu ?
Mais Goronine n’écoutait pas ; plus. Il voulait savoir, il voulait comprendre. Ce qui avait tracé ces ornements. Ces commandements ?
Crrr Crrr
Mû par un instinct intangible, ses pas percèrent le gouffre jamais exploré et pourtant visité ; s’éloignèrent du puits de lumière.
— Blyat’ ! Qu’est-ce que tu fais ? Goroni…
Schrrrrrrrrrrr
Le large faisceau de sa frontale tanguait et balayait ; se posait sur des feux-follets, valsant, riant le long des aspérités, comme les facéties d’une aurore boréale. La splendeur du spectacle décuplait son euphorie inconsciente. Il était le premier ! Le premier à poser les pieds sur ce pergélisol ! Le premier ? Non, peut-être pas… Le premier homme, alors ? Peut-être…
L’émotion confinait au délire. Son poignet bipa, avertissant que le thermomètre avait franchi la limite acceptable pour la protection de sa combinaison thermique. -80°C. Andrei se força à une respiration calme à travers son masque filtrant. Tout irait bien. Le froid, ça le connaissait. Et avec l’excitation de sa découverte, il ne le sentait même plus.
Il se fraya un chemin entre les congères écharpées et se laissa glisser le long d’un dénivelé gelé. Arrivé en bas, il ne risqua même pas à un coup d’œil en haut, vers le monde d’où il venait. Il ne songea pas un instant à la façon de remonter avec son matériel d’escalade limité.
Andrei était entièrement dévoué aux sirènes de l’abîme qui l’appelaient. Il fallait qu’il suive ces hiéroglyphes de glace, en comprenne l’origine, élucide ce mystère ; tout son être se dédiait à cette seule quête. Rien d’autre ne comptait.
IL DEVAIT SAVOIR.
Les lumières de vert et de jaune crépitaient comme de l’électricité statique le long des reliefs sculptés. Et se rejoignaient. Puis se rétrécissaient. Le guidait. Dans l’antre d’un tunnel de noir et d’oubli. Aux confins du monde ; dans les entrailles de la Terre.
Était-il en train d’halluciner ? Andrei n’en avait pas la sensation. Mais c’était sans doute ce que dirait un fou en proie à ses visions.
-85°C
Le thermomètre s’affolait, dégringolait vers de nouveaux records.
Même le son se muait en d’étranges grésillements inintelligibles, comme si des murmures perdus répondaient à l’écho de la glace qui se craque. Le scientifique connaissait ces sons : ceux des icebergs en liquéfaction se fissurant de l’intérieur. Un bruit au goût de fin du monde. Mais ici, la glace reine ne semblait pas menacée.
-90°C
Et soudain ; un pont. Large comme ses bottes, droit et parfaitement rectiligne. Ce fut le moment de modérer l’enthousiasme du chercheur. De part et d’autre de ce bras de glace ; le vide. Des profondeurs que le ridicule faisceau de sa frontale ne pouvait espérer effleurer. Un pas de travers ; et ce serait la chute. Et jamais il ne saurait.
Concentré comme jamais, Andrei progressait précautionneusement. Le piolet, qu’il plantait devant lui comme garantie, rythmait ses respirations.
-95°C
À chaque souffle qu’il expirait, la vapeur d’eau se condensait instantanément sur son masque, envahissait ses hublots de voiles de givre.
La fin du pont ; la fin du tunnel. Goronine pénétra une cavité plus large, chapelle gravée de motifs encore plus resserrés.
-98°C
Les arabesques s’accéléraient, dessinaient, dans l’urgence, presque. Comme un message à transmettre.
-99°C
Les murmures adoptaient les cadences frénétiques des étincelles boréales qui parsemaient la voûte. Elle pulsait, animée, vivante. D’une puissance dont Andrei percevait la source… En son centre :
Un cristal
Sublime polyèdre
Scintillante étoile
Blanc funèbre
Les murmures suintent
Ses pas crissent et s'approchent
Nulle raison ne s'accroche
Au seuil, se transporte
Paroi glacée, sa main touche
Reproches pleuvent des bouches
Cric
Le verre se fissure. La forme s’enfuit.
Cric
Andrei fit volte-face. Les lueurs vrillèrent dans une intensité fulgurante et la cavité s’éclaira. Alors, il comprit : les dessins étaient des écritures. Des inscriptions dont le sens se révéla comme une évidence spontanée dans son cerveau.
N’avance pas Ne reste pas là Bouge Tu dois sortir d’ici N’y touche pas Tu n’es pas le bienvenu
Fais demi-tour Ne le réveille pas NOUS SOMMES-LÀ Pars Que fais-tu Va-t’en Vite
Il va se réveiller Écoute-nous Arrête Il ne faut pas Stop Ne le libère pas File Prie Cours Trop tard
-100°C
Crac
Le cristal ! La prison de cristal vola en éclat et son détenu avec. L’engeance se glissa dans notre temporalité, notre espace, l’imprégna, le souilla et l’altéra. Infiniment, inéluctablement, irrémédiablement.
Alors les lois de la physique changèrent, spontanément. À croire que les précédentes n’eurent même jamais existé.
La glace céda, le froid n’ayant plus d’emprise sur sa cohésion. La Terre s’ouvrit, jusqu’au manteau, jusqu’au noyau. Le son mourut dans une atmosphère qui s’éparpillait. Les molécules se disloquèrent, les liaisons chimiques n’avaient plus lieu d’être.
Andrei Goronine comprit – trop tard – le mal qu’il avait commis. Le mal qu’il avait libéré. Il força ce qu’il restait de son être à se mouvoir jusqu’à la chose. De ses bras inexistants, il l’enlaça, voulut l’étouffer. Dans ce chaos sans structure devait pourtant bien régner une forme de vie ; Andrei la sentit se répandre dans ce qu’il restait de sa chair, électriser ses synapses et gronder dans ses nerfs.
L’entité lui répondait ; Andrei ne fit plus qu’un avec.
J’avale, j’absorbe
Je suis la nuit ou le jour
Parfois les deux, sans le céleste orbe
J'alterne, je fusionne, tour à tour
Je fais, je défais
Je vogue sans axiome
Les mondes trépassent dans ma paume
Indifférent des échecs ou du succès
Je vis et ne meurs
Passe sans cesse les ans
Futile, insipide, sans saveur
Que reste-t-il des désirs dans le néant ?
Là-bas, ici, viens
Petite lueur de rien
Greffe en moi l'espoir d'apprécier
Le beau du monde avant de l'annihiler
Cette prison de glace recristallisa. Presque avec douceur, avec tendresse, enveloppant dans son cœur de froid le Tout et le Rien.
La gravité n’existant plus, Andrei chuta vers l’espace. Autour de lui, les débris de sa planète achevèrent de se disloquer dans le néant. Firsov volatilisé, son expédition balayée ; la Terre n’était plus.
Mais Andrei savait ! Son nouvel ami lui avait soufflé tous les secrets de l’univers. Dans cette prison de glace, rien ne se perdrait.
*
10 000 ans plus tard
Obstacle détecté - Analyse en cours - Erreur - Nature inconnue
Xove s’extraya de son bain amniotique au message d’alerte inconnu que transmettait Uluulkatu dans son cortex. Il brailla à travers une paroi sensorielle de son vaisseau.
— Iwat et mutla ada ? (Comment est-ce possible ?)
Choix 1 : Destruction de l’obstacle - Choix 2 : Récupérer l’objet pour analyse approfondie
Xove flotta jusqu’à la baie et ouvrit une membrane optique pour obtenir un visuel de la chose. Quelle ne fut pas sa stupéfaction ! Un cristal ? Il n’en avait jamais vu de tels…
— Uluulkatu pishnat met ewot isnavt pilt devsi neka marfaet. (Uluulkatu, agrandis au centre et désactive les filtres réfractants.)
Au cœur de l’objet, le traitement d’acquisition d’Uluulkatu dévoila la silhouette d’une étrange créature quadrupède à la texture épaisse et ouatée, sans appendice, dont les membres postérieurs et recroquevillés paraissaient légèrement plus longs que les membres antérieurs.
Analyse de l’entité - Aucune correspondance dans la base de données
— Tavli… (..)
Xove gratta son excroissance cérébrale avec circonspection. La Passerelle était l’encyclopédie la plus complète de la Voie. Même dans cette zone éloignée des routes fréquentées, il ne s’attendait pas à tomber sur un phénomène non répertorié.
Le naute sélectionna la deuxième option d’Uluulkatu et un tentacule préhensile se déploya vers la cible afin de tracter le polyèdre jusque dans sa soute.
Encore bouleversé par sa découverte, Xove songea à l’émoi de sa faction lorsqu’il rapporterait ce cristal sur sa planète.
Qui sait… Peut-être constituerait-il le changement que leur monde espérait ?
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