Marenkallagopuxophobie

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J’ai tant redouté ce jour.

Des années durant, j’ai refusé de cuisiner de la meringue. Pas que je n’aime pas ce délicieux dessert — bien au contraire ! Aucun baobab ne pousse dans ma paume et les papilles ravies de mes proches louent même mes talents culinaires. Non, le problème se situe spécifiquement dans la confection d’une meringue.

Je connais pourtant la recette sur le bout des doigts !

- Séparer le jaune des œufs.
- Battre le blanc en neige avec une pincée de sel.
- Incorporer délicatement le sucre.
- À l’aide d’une poche à douille, disposer la préparation sur une feuille de papier sulfurisé.
- Enfourner pendant 1h15 à 90°C.

Tout ce processus est aussi limpide que le regard atterré de ma femme lorsque je lui ai expliqué la raison de mon incapacité à produire moi-même ces blandices des papilles.

« Mais enfin, chéri ! Redescends sur terre ! Ça n’existe pas ton truc, marenkagopa-je-sais-pas-quoi… »

Marenkallagopuxophobie. La peur qu’une meringue laissée au four se transforme en boîte. Bien sûr que c’est réel ! J’ai vécu toute ma vie dans l’ombre de cette terreur. Chaque fois qu’un proche m’annonce préparer ce dessert, je me ronge les ongles jusqu’au sang. Certaines nuits, le sommeil se dérobe à moi : un de mes voisins pourrait être en train d’enfourner ses blancs d’œufs juste à ce moment-là !

Absurde ? J’ai souvenir d’un dessin animé où une banane placée dans un micro-onde suffit à créer une anomalie temporelle. En quoi un four et une meringue engendrant une boîte seraient plus improbables ?

Cette terreur accapare mon quotidien, obnubile mes pensées. Ce fardeau me pèse et pèse sur mon entourage qui ne conçoit pas cette obsession ni sa gravité. Excédée, ma femme m’a mis au défi :

« Aujourd’hui, tu cuisineras une meringue ou je te quitte ! »

Cheveux en bataille et cris de rage m’ont convaincu de sa sincérité. Je l’ai poussée à bout.

Comme un pain de sucre prêt à valser en miettes, j’ai réuni les ingrédients machinalement, exécuté le protocole à la perfection. La peur au ventre, je me suis traîné jusqu’au four chatoyant ; ivre d’une aura malsaine, gourmand de son offrande mécréante. Les larmes dévalant mes joues cuites d’angoisse, j’ai enfourné mon épitaphe et scellé ma tombe.

Certain de l’inéluctable catastrophe, je me suis reculé tel un poisson mort bercé par la marée, incapable de détourner mon regard de ces amas albumineux gonflant comme les clopes d’une ribaude putride.

« Il ne se passe rien… Il ne se passe rien ! »

Ma respiration s’est remise en branle. Je n’ai même pas eu conscience de son arrêt. Mes muscles se sont relâchés, retombant comme des paquets de guimauve. La tension envolée, mes démons chassés ; je me suis senti un nouvel homme, façonné de sucre et de blancs d’œufs.

« Ma femme avait raison. Ma marenkallagopuxophobie n’a pas lieu d’être ! »

Dans un élan de joie expiatrice, je m’autorise une danse de la victoire, un ballet festif avec le batteur électrique.

Pourquoi ai-je commis cette erreur gravissime ?

La préparation aurait-elle muté si je ne l’avais pas quittée de vue ? Peu importe. Le mal est fait.

En reposant les yeux dessus, la meringue n’est plus. En lieu et place, sagement illuminée dans l’âtre doux de l’électroménager : une boîte.

Le bois acajou soigneusement verni étire ses pieds de vert-de-gris. Ses peintures d’un rouge oriental racontent les messages d’un sage orfèvre ; rougeoyants de fièvre, les atours coquets du coffret se fondent dans le voile abyssal. Sa devanture appelle de mille charmes. De leurs perles étincelantes de larmes, deux poignées de nacre supplient qu’on les sacre.

Mon corps tremble d’un effroi ancestral. Au contraire d’Ulysse, nul marin ni mat dans ma cuisine ne me protégera de ces sirènes.

Je… dois… l’ouvrir…

Justicier maudit, promis à une mission décisive. Il coule dans mes veines la conviction qu’un cataclysme déferlera sur Terre si je n’ouvre pas cette boîte. Mais un autre pourrait bien s’abattre si je l’ouvre !

Non, non, je ne dois pas !

Mes doigts s’avancent d’eux-mêmes ; dissoute comme le sucre dans un amas de neige, ma volonté ne contient plus mes gestes.

Non, non…

La porte du four s’abaisse. D’un crissement, ce soufflet attisant le chaudron des suppliciés se rit de mon sort. Mes pleurs s’évaporent dans la fournaise du programme basse température, tandis que mes tentacules de chair rampent sournoisement jusqu’à l’objet de mes cauchemars.

Non, je ne veux pas…

Les crochets nacrés se soulevant, la bouche s’ouvre, béante — sourire méphistophélique d’une bête famélique ; désormais rassasiée. Je succombe dans ce gouffre de néant, incapable de me raccrocher aux branches de la réalité. Une nuée froide s’en écoule, s’en échappe, s’abat. Un frimas verglaçant infiltrant mon échine courbe, tord et ramasse ma carcasse qu’une fielleuse bourrasque suffirait à effriter.

Mes yeux — ah mes yeux ! Outils pervers et vicieux ! — me forcent à contempler l’ouvrage de ma déréliction. L’intérieur de la boîte.

Une meringue.

Elle contient une meringue. Belle, admirable, parfaite. La pâtisserie invite à succomber. Alors je la croque.

La texture aérienne est sans goût. Insipide. Insignifiante. Inexistante. Comme mon âme délitée dans les vices épandus sur ce monde.

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