Chapitre 10

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Adrien tremblait de douleur. La respiration sifflante, il tentait en vain de réguler son souffle, alors qu’il se sentait tourner de l’œil à mesure que les minutes défilaient. Frissonnant et plus pâle que jamais, il eut le temps de presser le bouton d’urgence qu’il portait au poignet avant de sombrer dans un état comateux. Des fils se tendaient, se brisaient, son esprit perdait tout sens et toute logique. Un « Appelez les secours ! » sourd et lointain lui parvint avant qu’il ne s’enfonce totalement dans les profondeurs de la douleur.

Sirènes hurlantes, le véhicule blanc et bleu arriva en peu de temps. Deux hommes et une femme en poussèrent violemment les portières et se précipitèrent vers la porte d’entrée grande ouverte. Immobile, couché sur le canapé, Adrien grelottait, couvert de sueur et les paupières closes. On sortit un brancard de l’arrière de l’ambulance et on y porta le jeune homme.

Une odeur bien trop familière lui parvint, comme les prémices d’une nouvelle période de souffrances entremêlées de perfusions. Transpirant, il n’eut pas le temps de sentir l’aiguille qu’on lui enfonça dans le bras, et sombra dans l’inconscience.

**********

Alexis en était certain. Il était maudit et la vie n’avait qu’un seul objectif : le tuer dans les plus brefs délais. Cette simple journée suffisait à le lui confirmer : près de vingt chutes, deux verres brisés, un portefeuille oublié et un commerçant énervé. Le jeune homme se faisait l’effet d’un chasseur qui dressait son tableau de chasse, les dégâts collatéraux en plus. Il était un cas désespéré…

Il marchait lentement pour rentrer chez lui après une autre étrange journée de travail. Alexis n’était pas vraiment sûr de comprendre la raison de son embauche puisque son patron ne cessait de l’inviter à boire sans jamais lui confier de projet concret sur lequel travailler, tandis qu’Ethan se contentait de l’ignorer. Il arrivait cependant parfois à ce dernier de demander de l’aide à son collègue, réjouissant ainsi Alexis qui se trouvait utile.

Le jeune homme repensait aux quelques paroles qu’il avait échangées avec son compatriote roux qu’il trouvait fort sympathique, lorsque le générique de Oui-Oui interrompit brusquement ses pensées. Oui vas-y Oui-Oui ! Oui-Oui ! Avec ton beau taxi... Certains passants lui lancèrent des coups d’œil alors qu’il s’empressait de répondre en songeant qu’il y avait au moins un objet qu’il n’avait pas encore cassé ou perdu aujourd’hui.

— Maxîîîîîme ?!

— VOUS !

— Hé oui, c’est moi Maxîîîme ! Je t’ai manqué pas vrai ? J’ai repensé à ta proposition de nous mairer en août prochain et…

— Comment avez-vous eu mon numéro ? coupa Alexis.

— Mais voyons Maxime… ce sont les crevettes du cassoulet qui me l’ont donné !

Le jeune homme ne trouva rien à répondre, partagé entre un soupir, un fou-rire et l’envie de raccrocher. Il s’autorisa néanmoins à écouter ce vieux fou déblatérer sur les confettis présents dans les radiateurs pour oublier cette mauvaise journée. Ses pensées divaguaient depuis un certain temps lorsque son interlocuteur s’interrompit brutalement et l’appela d’une voix grave.

— Maxime. La boîte de conserve est à l’hôpital. C’est bientôt… fini.

Incompréhension. Et puis la douleur.

Alexis laissa tomber ses affaires au sol. Son téléphone glissa entre ses doigts et se brisa au contact du bitume. Des nuages plein les yeux, il s’élança vers la seule destination possible : l’hôpital. Il courut aussi vite que son corps pouvait le supporter, ignorant la douleur qui commençait à irradier dans sa poitrine. Les mots du vieil homme se répercutaient sur les parois de son esprit. Fini. Il s’accablait de reproches, se maudissant de ne pas avoir fait plus pour retrouver Adrien avant qu’il ne soit trop tard.

Alexis déboula à l’accueil de l’hôpital et balbutia difficilement le nom d’Adrien. On lui indiqua une chambre, et alors que l’odeur aseptisée des lieux lui emplissaient les narines, il s’engouffra à l’intérieur de l’ascenseur. Ses doigts tremblaient tellement qu’il appuya sur le mauvais numéro et se trompa d’étage.

— Putain ! murmura-t-il dans un sanglot.

Pendant que l’ascenseur redescendait, il se remémorait tous les passés avec Adrien, tous les rires, les moments de complicité. Il n’aurait jamais dû briser cette amitié si précieuse, même pour cet amour qui lui opprimait la poitrine. Il aurait dû se douter que sa simple présence ferait tourner le rêve en cauchemar ; il détruisait tout : les objets, comme les relations.

La porte coulissante s’ouvrit et la petite mélodie de l’ascenseur sonna comme une marche funèbre.

Chambre 312.

Alexis avait les yeux fixés sur le numéro de chaque porte.

Chambre 313.

Il s’étouffait avec ses propres larmes.

Chambre 314.

Il ouvrit la porte en grand. Ses doigts moites glissèrent sur la poignée, et il eut l’impression qu’elle lui échappait des mains tout comme le sourire d’Adrien.

Un « bip » régulier tournait dans la pièce, comme un oiseau coincé à l’intérieur. Adrien était couché sur le dos, affublé d’un pyjama bleu ciel. Son torse se soulevait régulièrement ; son teint livide trahissait d’avance ce qu’annonçait l’électrocardiogramme : le vieux fou avait raison.

— Adrien ? s’enquit Alexis en reprenant son souffle.

Les paupières fermées du jeune homme tressaillirent. Il posa sur son ami des yeux presque éteints, ouvrit la bouche, la referma. La larme au coin de son œil renfermait tout ce qu’il voulait dire en cet instant, sa gorge sèche refusait de laisser s’échapper un seul son. Il tenta un sourire, mais il se transforma rapidement en grimace en douleur. Immédiatement, il regretta de donner une image si pathétique de lui à Alexis.

Ils restèrent l’un en face de l’autre, silencieusement. La chambre s’emplissait de regrets, à mesure que des perles salées coulaient sur leurs visages.

— Pardon, j’aurais pas dû…

— Tu n’y es pour rien, Alexis, murmura Adrien.

Entendre son nom prononcé si doucement lui fit l’effet d’un électrochoc. Il y avait en lui des centaines de papillons qui lui menaient la vie dure. Il soupira tristement.

— Si tu savais…

Il s’interrompit, incertain des mots qu’il souhaitait prononcer.

— Je suis désolé. Je crois que j’ai eu beaucoup de mal à admettre que je t’aimais.

Adrien baissa les yeux malgré lui, presque honteux de ces mots. Néanmoins, toute honte s’évanouit lorsque son regard se posa sur les yeux rougis et brillants d’Alexis. Bien que ce dernier connaisse la nature de ses véritables sentiments depuis la lettre qu’il avait envoyée, le lire et l’entendre de vive voix étaient deux choses bien distinctes.

— Ah… Ah.

Et Alexis manqua de s’écrouler. Il ignorait lui-même ce sur quoi il avait trébuché, mais cela n’avait plus aucune importance. Le petit rire d’Adrien s’envola jusqu’à ses oreilles et le jeune homme le rejoint les jambes flageolantes. Il hésita à le prendre dans ses bras, puis se souvint qu’il était trop tard pour hésiter. Doucement, il prit ses mains dans les siennes et l’attira contre lui. Leurs souffles se mélangèrent, leurs regards s’attirèrent comme deux aimants en soif d’amour.

Le monde s’évanouit lorsque leurs lèvres se rencontrèrent. Ou peut-être était-ce ce qu’on voulait leur faire croire ; que l’amour rendait le monde merveilleux et les baisers parfaits. Que l’amour leur permettrait de rester ensemble, même dans la mort…

Dans la réalité, leurs mouvements étaient maladroits, timides. Mais le cœur ne sait pas mentir. Des battements enfiévrés résonnaient dans leurs deux poitrines, des courants électriques parcouraient leurs membres. Ils se séparèrent pour mieux se retrouver, dans une étreinte qu’ils rêvaient éternelle. Les lèvres jointes et les yeux clos, ils n’étaient que deux amants parmi tant d’autres.

Une larme s’échappa des paupières d’Adrien qui rompit leur baiser. Ils se regardèrent, se sourirent, le souffle court. Un sourire chagrin.

Le malade ouvrit la bouche, la referma. Que pouvait-il dire en cet instant alors que le monde s’apprêtait à s’effondrer ? Alexis secoua la tête, le cœur émietté. Un regard valait bien les mille mots qu’ils ne s’étaient pas échangés. Alors ils se regardèrent. Ne se quittèrent plus des yeux. Et se dirent adieux.

Adrien mourut à 17 h 54 dans les bras d’Alexis.

Parfois, la Terre s’arrête de tourner. Mais seuls ceux qui souffrent en ont conscience…

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