Chapitre 1.3

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L’ordre du jour était de rendre sa vigueur d’antan à la bibliothèque et à ses ouvrages. L’ampleur de la tâche était immense tant celle-ci recélait de trésors. En la voyant, Sélène avait pensé que sa vie tout entière n’aurait pas suffi pour lire tous ces livres.

Après une matinée éreintante, elle s’autorisa un bref instant à satisfaire sa curiosité et profita d’être isolée dans un coin de la salle pour plonger le nez entre les vieilles pages d’un livre à la couverture bordeaux. Elle lut les quelques premiers paragraphes qui donnaient déjà l’intrigue de l’œuvre : un prince amoureux d’une roturière qui se révélait maudite depuis sa naissance. Evidemment, le prince allait devoir la libérer de son enchantement maléfique, comme dans bon nombre d’histoire.

« Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants, soupira-t-elle en refermant le livre dans un clappement étouffé.

  • N’est-il pas à ton goût ? » fit une voix derrière elle.

Il s’agissait de la reine, un regard glacial dirigé sur elle, suivie par son fidèle conseiller. C’était la première fois qu’elle la revoyait depuis le jour fatidique où elle avait failli exécuter son père. C’est pourquoi Sélène redouta sa présence. Elle s’apprêtait à reposer l’ouvrage quand Sa Majesté l’attrapa délicatement puis examina la couverture.

« Que pourrait bien faire une femme sans un homme, n’est-ce pas ? commenta-t-elle en arquant un sourcil en direction de Sélène. Rien, assurément. Du moins, c’est ce qu’ils aimeraient.

  • Vous ne pouvez lutter contre la loi, Votre Majesté » lui souligna Zorian.

Sélène comprit qu’ils parlaient d’autre chose sans en saisir le sujet. Muette, elle attendait d’être réprimandée, certaine que sa souveraine ne laisserait pas passer sa flânerie et ne voulait pas se mêler d’une conversation qui ne la regardait pas. Le vieux conseiller éclaira bien vite ses interrogations.

« Vous devez vous marier. Vous ne pouvez rester sur le trône indéfiniment, vous n'êtes que la reine régente. Vous protégerez le royaume de votre père et vos sujets, ainsi que vous-même.

  • Vous nous demandez de donner le royaume à un autre, répondit-elle en fronçant les sourcils.
  • Si vous étiez un homme, la question ne se poserait pas. Mais le sort en a décidé autrement. Laissez-moi organiser ce bal.
  • Faites Zorian, dit-elle avec un signe de la main qui voulait expédier le conseiller sans autre forme de congé, mais n’attendez pas de nous que nous soyons un agneau docile devant le couteau du sacrifice.
  • Je souhaite vous voir heureuse avant tout, ne l’oubliez pas. Vous voir comblée est mon désir le plus cher » répondit-il d’une voix sage et pleine d’une tendresse paternelle.

Ils échangèrent un regard entendu, tous deux connaissant les pensées de l’autre, puis Zorian s’éclipsa. Le visage sombre, Khiara se retourna vers Sélène qui fit mine de vouloir reprendre son travail.

« Ainsi, tu sais lire ? l’interrogea la reine.

  • Mon père m’a enseigné la lecture, oui. Il a d’abord appris seul lorsqu’il était plus jeune, expliqua-t-elle.
  • Cela forge la pensée, bien que cette lecture…
  • Je l’ai prise au hasard, se défendit Sélène dont le cœur ne savait plus s’il devait battre ou s’arrêtait, je suis désolée, je me remets au travail immédiatement.

Khiara lui tendit de nouveau le livre et soupira :

  • Au diable ces écrits… »

Le regard de la souveraine était d’un bleu insondable comme celui d’un océan profond dont on ignore le fond. Il y avait quelque chose d’à la fois terrifiant et triste dans ses prunelles. De la colère ? Non, il s’agissait de frustration, pensa Sélène, celle de devoir épouser un homme qui allait lui prendre son héritage pour la simple raison de posséder un pénis ! Cela vous accordait, disait-on, des capacités intellectuelles et physiques supérieurs à celles d’une femme. Quelle chance que les hommes soient ainsi bénis avant même la naissance !

« Manifestement tu manques de travail, poursuivit Sa Majesté en glissant vers elle un regard de mépris, tu diras à Mme Crépel combien tu t’es ennuyée dans la bibliothèque. Elle te trouvera de quoi corriger ton ennui. S’il te prenait l’envie de ne rien lui dire, sache que la punition n’en serait que plus longue. »

La jeune femme acquiesça d’un signe de tête mal assuré, remarquant que les autres femmes de chambre n’avaient pas perdu une miette de leur échange. Dès que sa souveraine quitta la pièce, Sélène reposa le livre où elle l’avait pris, maudissant Khiara pour sa méchanceté.

« Bien fait pour vous si vous devez vous marier, pensa-t-elle dans le secret de son esprit tandis qu’elle reprenait son travail, j’espère que votre mari saura vous museler, espèce de… mégère ! »

Lorsque la bibliothèque eut retrouvé son éclat, le soleil touchait presque l’horizon et le dîner mijotait sur le feu. Sélène était exténué, sa nuque et ses bras étaient douloureux. Alors qu’elle entrait dans la salle à manger des domestiques, l’intendante lui lança, secouant la tête de gauche à droite :

« Qu’allons-nous faire de vous, ma pauvre enfant ! Vous qui avez si peu de respect pour notre brave souveraine. J’attends, n’avez-vous rien à me dire ? Un exploit à raconter ? »

Les autres avaient parlé, devina Sélène en les maudissant d’un regard. Il ne lui restait plus qu’à espérer ne pas écoper d’une punition plus lourde. Mais elle ne comptait pas se laisser faire :

  • Je… Je venais vous le dire, hésita-t-elle avant de retrouver de l’assurance. J’ai feuilleté l’un des ouvrages de la bibliothèque et cela a déplu à Sa Majesté. Elle m’a demandé de vous le dire afin que vous preniez des mesures.
  • Oh, et je vais en prendre ! lui assura la vieille intendante. Pourquoi donc teniez-vous à ouvrir ce livre ? Vous savez lire peut-être ? N’aviez-vous pas un travail à faire ?
  • Je suis désolée madame, cela ne se reproduira plus.
  • J’y compte bien. Pas de dîner pour vous ce soir, montez vous coucher. Nous verrons demain pour votre punition ce que la nuit m’aura inspiré. »

Sélène fit volte-face, privée de repas mais soulagée de ne pas rester dans ce nid de vipères. Si le message n’était pas clair : elle n’avait aucun ami. Une jeune femme passa à côté d’elle et lui donna volontairement un coup d’épaule. Un air de défi se glissa dans son regard lorsqu’elle posa les yeux sur sa victime.

« Tu pourrais t’excuser, grogna-t-elle en dévisageant Sélène.

  • C’est toi qui viens de me bousculer » protesta celle-ci sur la défensive.

Malheureusement pour elle, il ne s’agissait pas simplement de l’une de ses collègues. C’était la première femme de chambre, celle qui s’occupait personnellement de Sa Majesté : Annabelle. Si personne ne lui parlait, Sélène savait écouter ; Annabelle était une vraie peste avec tout le monde, se sentant supérieure à tous de par sa fonction. La reine des vipères, en autre. Ses épais cheveux noirs de jais étaient manifestement exemptés du chignon caractéristique des femmes de chambre et contrastée avec sa peau laiteuse. Sa bouche pulpeuse et ses yeux marrons légèrement étirés indiquaient qu’elle venait de l’étranger. On ne pouvait pas la confondre avec une autre, tant à cause de son physique que son caractère.

« Tu étais sur mon chemin. On n’a pas tous le privilège de lambiner. Sa Majesté m’attend pour son bain. Tu veux aller lui dire pourquoi je suis en retard ? »

Il ne manquerait plus que ça ! Sélène avait déjà reçu son quota de punition aujourd’hui, c’est pourquoi elle s’excusa platement.

« C’est bien, tu sais au moins où est ta place » fit Annabelle avec un sourire satisfait.

Et elle reprit son chemin, laissant Sélène ruminer intérieurement ce qu’on lui faisait subir depuis son arrivée. Son ventre grogna pour lui rappeler qu’il était l’heure de manger, enfonçant le clou a déjà entré de moitié. Elle monta les marches jusqu’à sa chambre et se jeta dans son lit. Enfouissant son visage contre la couverture, elle songea qu’il valait mieux dormir, ainsi le matin arriverait plus vite et elle pourrait remplir son estomac qui ne cessait de gronder. Une pensée s’introduisit dans son esprit : demain signifiait davantage de travail, surtout pour elle qui avait eu le malheur de regarder l’un des livres de Sa Majesté.

Sa Majesté.

Ce que cette femme pouvait être méchante !

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