Chapitre 2 : Sa Majesté la reine Khiara

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  Depuis les premières heures du matin, le palais entier s’affairait pour accueillir le bal de Sa Majesté – qui d’ailleurs s’était isolée dans sa chambre, priant pour qu’on l’oublie. Des rideaux blancs ivoire aux broderies dorées ornaient à présent la grande salle de réception. Le mobilier et la décoration avaient été soigneusement lustrés. Les miroirs étincelaient de mille feux. Rien n'avait été laissé au hasard.

Au sous-sol, on préparait déjà le somptueux repas qui serait servi aux invités. On avait ressorti pour la première fois depuis longtemps la vaisselle des grandes occasions que plusieurs jeunes femmes nettoyaient encore avec ferveur. La soirée promettait déjà d’être grandiose, et plus d’un domestique caressait le doux rêve d’en profiter.

Les premiers invités arrivèrent tandis que le soleil glissait derrière l’horizon. Curieux, un petit groupe de femmes de chambre s’était éclipsé, échappant à la vigilance de l’intendante. Elles avaient trouvé le parfait endroit pour admirer les prétendants de Sa Majesté : un couloir où une porte entrebâillée donnait sur la salle. Sélène les avait suivies ; la reine Khiara était la première tête couronnée qu’elle avait rencontrée, et elle se demandait à quoi pouvait bien ressembler un prince. Contrairement aux autres, elle n’était pas naïve au point de croire qu’ils seraient tous beaux, courtois, intelligents et courageux. Aucun n’avait encore fait son entrée dans la salle que les spéculations allaient bon train.

« Vous pensez que l’un d’eux plaira à Sa Majesté ? lança l’une des jeunes femmes.

  • Si aucun ne lui convient, je serai ravie de la soulager d’un prétendant, pouffa une autre.
  • Comme s’ils allaient nous regarder, rectifia une troisième sur un ton sérieux.
  • Qui sait ? Il suffit d’un seul regard, un seul battement de cils, répondit la deuxième en papillonnant des yeux, et l’un d’eux serait à moi.
  • Aucune chance, avec tes grandes oreilles d’éléphants et tes tâches sur le visage, ils prendraient tous peur rien qu’en te regardant de loin ! » fit Annabelle qui venait de les rejoindre.

Lorsqu’elle avança, on lui laissa le passage sans protestation comme si elle était le berger guidant le troupeau. Elle remarqua Sélène qui était resté muette et fronça immédiatement les sourcils avant de lancer une remarque cinglante à son égard. Quelque chose qui se voulait humiliant à propos des origines de la jeune femme et de son physique. Si elle s’attendait à une réaction agressive, Sélène ne lui donna pas satisfaction. Son père lui avait toujours dit que les conflits ne se réglaient pas par la violence, et elle y croyait sincèrement. Elle préféra faire dévier la conversation sur le déroulement du bal en questionnant les autres femmes de chambre.

« Eh bien, il n’y a pas eu de bal depuis la mort du roi Drasyl alors c’est une première pour tout le monde. Heureusement Mme Crépel est là pour veiller à ce que tout se passe bien, et M. Zorian aussi. D’ailleurs, comment Sa Majesté prend-t-elle la chose ? fit Emilie, la femme de chambre qui l’avait accueillie à son arrivée.

  • Nous avons convenu d’une magnifique robe blanche avec dentelles et motifs couleur or qui lui sierra à merveille. Cela masquera parfaitement sa désaffection pour l’événement, répondit Annabelle avec un sourire narquois.
  • Je ne comprends pas Sa Majesté. A sa place, nous serions toutes heureuses d’épouser un prince et de lui donner un héritier, après tout, c’est le rôle d’une femme. Et quel rôle ! »

Annabelle haussa les épaules comme pour dire qu’elle était au-dessus de ça, mais l’avis général rejoignait celui-ci. Sélène repensa à la conversation dans la bibliothèque. Evidemment la position de Khiara était délicate : elle devait épouser un homme qui régnerait à sa place, ce qui revenait à laisser le royaume de son père à un autre. Peut-être même à le fusionner et le voir disparaître pour toujours. Et toute son histoire finirait oubliée, tout comme celle de sa famille. Et quel rôle lui laisserait-on occuper hormis celui d’une épouse et d’une mère ? Jamais on ne lui permettrait de prendre part aux décisions pour la terre qui avait été la sienne.

Le premier prétendant arriva, accompagné de deux femmes, l’une plus âgée que l’autre – sa mère et sa sœur de quatorze ans. C’était un jeune homme aux magnifiques cheveux châtain clair, et aux iris d’un bleu azur. Il portait une somptueuse tunique noire aux motifs dorés qui sculptait un peu trop sa taille généreuse.

Zorian se précipita vers lui pour l’accueillir, un large sourire étirant ses lèvres.

« C’est un prince ! Regardez comme il est beau ! » s’enthousiasma l’assistance.

Sélène l’observa attentivement : elle ne lui trouvait rien de particulier, rien qui pourrait le faire sortir du lot, qui lui ferait dire si elle était à la place de Sa Majesté, « c’est lui ». Il semblait poli – comme tous les nobles envers ceux de leur rang, et bien élevé – chose qu’on attendait évidemment d’un prince. Sa tenue laissait voir quelques bourrelets, signe disait-on, d’une personne en bonne santé. Venu du royaume d’Eiyith, situé à l’est, il se nommait Beau de Lavalière.

Le deuxième fit son entrée peu après. Un certain Dameric Jakarter, dernier né d’une fratrie de sept, il ne pouvait monter sur un trône que par le mariage. Grand, musclé, la mâchoire carrée, il était à l’opposé de son prédécesseur. Son teint hâlé et ses cheveux blonds et bouclés étaient le signe de son origine : le royaume de Vathia, au nord, près de la côte.

« Quelle allure, c’est celle d’un futur roi, assura l’une des femmes de chambre. Je suis sûre qu’elle choisira celui-ci. »

Manifestement plus extravaguant, il salua Zorian avec une courbette maniérée qui fit arquer un sourcil sceptique à celui-là. Il enchaîna avec un clin d’œil en direction de la gent féminine qui gloussait bêtement à demi cachée derrière la porte. Le conseiller réagit immédiatement et fit signe aux demoiselles de disparaître. Ce qu’elles firent… jusqu’à l’arrivée du troisième prétendant.

Ce n’était pas un prince, mais un roi. Il avait déjà eu une épouse, décédée sans lui donner d’héritier. Il espérait donc ici obtenir une nouvelle femme, un ajout territorial considérable et si la chance lui souriait, d’ici quelques mois, un héritier. Âgé d’une cinquantaine d’année, il était bien plus mature que ses deux concurrents, mais son âge jouait contre lui.

« N’est-ce pas Sa Majesté Victor Haubois, du royaume de Raguéria ? » chuchota une voix parmi les femmes de chambre.

Une autre acquiesça aussitôt. Sélène avait vaguement entendu parler de l’homme : depuis le début de son règne, il s’était contenté de gérer les affaires du trône sans jamais vouloir en faire davantage. Ce qui n’était pas plus mal, cela avait évité des guerres inutiles. Mais bon sang ! Comment Sa Majesté pourrait-elle accepter d’épouser un homme aussi âgé ? Elle qui était si belle, si jeune, et lui qui était si… vieux et ridé !

« J’ai hâte de voir la réaction de la reine » jubila Annabelle avec un air hautain que Sélène aurait aimé lui faire passer.

Son comportement ne sembla choquer personne d’autre. Ou plutôt, personne n’osait le lui reprocher de peur de devenir sa prochaine cible. Sélène se demanda comment la reine pouvait supporter une telle personnalité puis une raison lui parut évidente : son caractère devait museler cette vipère. Elle aurait aimé être une petite souris pour la voir faire des courbettes mielleuses à la reine, bridant ainsi sa nature mauvaise.

Le dernier prétendant de Sa Majesté avait un rang bien inférieur aux autres, cependant il était pour certains, le meilleur choix qu’on pouvait espérer pour elle. Il s’agissait du fils du duc d’une contrée voisine à la capitale et le père de ce dernier était un vieil ami du roi Drasyl. Il était à peine plus jeune que Khiara, aussi mature qu’on pouvait l’être à son âge et avait un charme naturel qui avait déjà fait défaillir quelques-unes de ses domestiques. Et il avait pour privilège d’avoir été l’ami d’enfance de cette dernière, bien qu’elle se soit éloignée de lui après la mort de son père.

Arriva pour finir plusieurs nobles du royaume tout entier. Pour Zorian, il fallait faire d’une pierre deux coups : trouver un mari à sa protégée et renforcer les liens avec les sujets les plus importants de la noblesse. Autant dire qu’il était satisfait de la tournure que prenaient les choses ! Il ne manquait plus qu’à son plan la pièce maîtresse qui se faisait désirer : Sa Majesté la reine Khiara.

Le miroir de la coiffeuse de sa chambre lui renvoyait son regard affligé sans aucune compassion. Le cœur lourd, la souveraine se préparait mentalement à ce qu’elle appelait « la mascarade ». Elle voyait déjà Zorian tenter de la pousser dans les bras de l’un de ses prétendants tandis qu’elle lutterait de tout son for intérieur pour ne pas laisser exploser sa rage. Mais elle avait conscience qu’elle ne pourrait refuser éternellement les demandes d’épousailles ni supporter l’insistance de son conseiller.

D’un pas lent mais résigné, elle se dirigea vers la salle de réception et porta sur son visage le masque qu’elle s’était forgé au fil des années et qui ne laissait rien voir de ce qu’elle ressentait, celui de l’indifférence.

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