Chapitre 2.7

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Sélène acquiesça, ravie qu’il acceptât son offre, persuadée qu’une boisson chaude l’aiderait à se défaire de ce qu’il avait vécu. Le feu allumé, elle se dirigea aux cuisines où une foule l’entoura pour l’asséner de reproches. Tous savaient déjà ce qui était arrivé et l’aide qu’elle avait apporté à la souveraine. Pourquoi avait-elle été choisie ? Ne devait-on pas se méfier d’elle ? Certains étaient prêts à soutenir que c’était une sorcière et qu’elle avait envoûté Khiara. On ne lui laissa pas le temps de s’expliquer, quelqu’un lui tira les cheveux puis elle reçut une gifle sans voir d’où elle venait. Sélène se sentait oppressée, elle aurait voulu quitter le lieu au plus vite et se réfugier dans sa chambre pour pleurer.

Par chance, Mme Crépel arriva et ramena le calme. L’intendante ordonna le silence puis pria tout le monde de regagner sa chambre. Lorsque le calme fut revenu – et que la pièce fut vide – elle questionna Sélène sur l’état de la reine.

« Elle est bouleversée, lui expliqua-t-elle, je dois retourner vers elle sous peu, elle a grand besoin de réconfort.

  • Faites mon enfant, ne me laissez pas vous retarder. »

Sélène se mit en quête de ce dont elle avait besoin : du chocolat bien sûr, du sucre et du lait. Une fois ses deux tasses prêtes, elle retourna auprès de Kaldrys, agenouillé près de la cheminé. Celui-ci tapota le sol près de lui, l’invitant à profiter de la chaleur du feu. Elle déposa le plateau sur le sol, entre eux, puis lui tendit une tasse.

« L’autre est pour toi » l’informa-t-il avant de tremper ses lèvres dans le liquide.

Il fronça les sourcils puis lui lança un regard interrogateur :

« Qu’est-ce que… du lait ?

  • Nous le préparons ainsi chez moi, pas ici ?
  • Non, il est préparé avec de l’eau. Toutefois nous devons avouer que cela est bien meilleur avec du lait. »

Sélène but une gorgée tandis que le feu crépitait, réchauffant peu à peu l’air de la chambre. Elle garda pour elle ce qu’il s’était passé dans la cuisine, pensant qu’il n’en aurait rien à faire et que cela n’était rien comparé à ce qu’il venait de vivre.

« Puis-je vous poser une question, Majesté ? finit-elle par demander avec l’espoir de pouvoir lui changer les idées.

  • Nous écoutons.
  • Pourquoi dites-vous « nous » pour parler de vous ?
  • Tu ne le sais pas ? « Nous » définit notre rôle, notre corps mais également la nation toute entière. C’est pourquoi lorsque nous ouvrons la bouche, nous devons réfléchir à ce que nous disons. A dire vrai, nous avons perdu l’habitude de dire « je » même quand cela ne concerne pas le royaume.
  • Allez-y, essayez ! » l’encouragea Sélène.

Les yeux ronds, le visage du jeune homme fut éclairé par un sourire. Il réfléchit un instant puis soupira.

« Que pouvons-nous… je… puis-je… »

Son visage s’assombrit brièvement, puis il réessaya :

« Que puis-je dire ?

  • Ce que vous voulez, Majesté. Qu’aimez-vous ? Allez-y, dites-moi.
  • Il n’est pas aisé de répondre à cette question. Une souveraine a bien d’autres sujets d’occupation que ses propres goûts.
  • Vous aimez les fleurs, non ? avisa-t-elle en se rappelant celles qu’il possédait en nombre sur le balcon de sa chambre.
  • Ces fleurs sont un cadeau du roi Drasyl pour sa fille, lui révéla Kaldrys avec tristesse.
  • Il y a bien des choses que vous aimez manger ou regarder, non ? lança-t-elle tout de suite pour le tirer de son trouble.
  • Nous… J’aime tout ce qui est sucré, Onyx, mon cheval, et la lumière de la lune. Je la trouve apaisante.
  • Vous voyez que vous y parvenez ! le félicita Sélène. Votre cheval s’appelle Onyx ?
  • C’est un frison. Un magnifique étalon de trois ans.
  • Pourrai-je le voir ? »

Kaldrys sourit devant la naïveté de sa servante. Il eut envie de dire que ce n’était pas là un devoir de première femme de chambre mais se retint de balayer ses espoirs. S’il n’avait jamais pu espérer faire d’Annabelle sa confidente, il percevait chez Sélène un caractère empathique qu’il le faisait espérer. Cependant elle devait d’abord gagner sa confiance.

« Ton père, réfléchit-il tout haut, est-il vraiment l’homme fidèle à la couronne que tu prétends qu’il est ?

  • Il l’est, Votre Majesté, répondit-elle avec appréhension. Il est loyal envers votre famille, et je n’ai pas menti lorsque je vous ai dit avoir été élevée avec ces valeurs. Vous pouvez me faire confiance.
  • Le problème avec la confiance, vois-tu, c’est qu’elle ressemble fortement à un cheval sauvage : lorsque l’on parvient enfin à l’approcher, il suffit d’une petite chose pour le voir décamper à vive allure. Le travail est alors à refaire depuis le début.
  • Pensez-vous que je puisse vouloir vous faire chanter, Votre Majesté ?
  • L’idée pourrait te traverser l’esprit. Mais tu aurais plus à gagner à être notre alliée.
  • Voilà de bien sombres paroles, Votre Majesté ! s’offusqua-t-elle, pour qui me prenez-vous enfin ! Mon honneur ne me le permettrait pas, et mon père non plus. S’il apprenait que je vous faisais chanter, il me renierait sur l’heure ! »

Le jeune souverain étouffa un rire en la voyant si affectée.

« Cela vous fait rire ? » fit-elle en feignant d’être vexée, les bras croisés.

Kaldrys n’avait pas pour habitude de laisser libre cours à ses émotions, mais le moment qu’il partageait avec Sélène l’incitait à s’ouvrir. Il ressentit un léger inconfort à les exprimer aussi librement car il se l’était toujours interdit. Mais la nature de sa nouvelle femme de chambre l’avait conquis. Et peu à peu, il baissa sa garde.

« Tu reverras ton père, décida-t-il pour lui montrer sa gratitude après la gentillesse dont elle venait de faire preuve, mais il doit être puni. Depuis combien de temps es-tu au palais ?

  • Un mois, Votre Majesté.
  • Bien, un second mois devrait suffire.
  • Puis-je écrire une lettre à mes parents ? On me l’a refusé jusqu’à présent.
  • Tu sais écrire ?
  • Plus ou moins bien, je dois l’avouer. »

Pour renforcer un lien, il fallait passer du temps ensemble. C’est avec cette idée en tête que Kaldrys lui proposa son aide. Il devait faire d’elle une alliée, car il avait besoin d’elle pour rester sur le trône. Et pour bien d’autres choses.
Sélène trouva son attention tout à fait généreuse et l’accepta. Bien qu’elle sût tracer des lettres, l’orthographe et la grammaire lui semblaient parfois inutilement compliqués.

Leurs boissons finies, Sa Majesté se leva, imité par Sélène et se dirigea près du lit. Puis il se retourna et annonça à la jeune femme qu’elle prendrait au plus tôt la chambre de son nouveau rôle, celle de la première femme de chambre.

« Certains vont te jalouser, cela arrivera assurément. C’est pourquoi tu devras nous le dire, sans quoi ils ne cesseront jamais. Et s’ils t’interrogent, dis-leur simplement que tu ne questionnes pas les décisions de la reine. Ne les laisse pas t’atteindre. »

Sélène acquiesça sans pour autant vouloir lui révéler l’incident de la cuisine. Le moment passé avec lui avait chassé son chagrin, elle se sentait mieux et ne voulait pas laisser les autres domestiques gagner. Si elle devait rester au palais, la place que lui conférait son nouveau rôle n’était pas anodine. Elle lui apporterait assurément des avantages !

Le jeune homme se glissa sous sa couverture puis l’informa qu’il l’attendait tôt le lendemain matin. Il n’avait pu prendre son bain et comptait bien être propre comme un sou neuf avant d’entamer une nouvelle journée.

« Deux gardes sont postés devant votre chambre, lui dévoila Sélène en réajustant le tissu sur lui, et si vous avez besoin de moi durant la nuit, n’hésitez pas. »

Elle avait pris un ton doux et affectueux, comme si elle parlait à un enfant. De nouveau, Kaldrys fit la comparaison avec Annabelle : jamais elle n’aurait été capable d’être aussi délicate. Cela le conforta dans le choix qu’il avait fait.

Sélène lui souhaita une bonne nuit puis sortit de la chambre, se libérant peu à peu de la charge mentale qu’elle avait accumulé.
Elle avait prise sur elle la vision du corps ensanglanté d’Annabelle. Et le secret de Sa Majesté allait inévitablement lui peser. Elle se demandait comment il avait pu prendre la place de sa sœur sans que personne ne le remarquât. Leur ressemblance était-elle si forte ? Elle n’aurait jamais deviné que la souveraine était un homme. Il était imberbe et les traits de son visage étaient doux et fins. Ses longs cils tendaient aussi à le pousser vers la féminité. N’était-ce pas la raison pour laquelle tous s’y trompaient ? Des caractéristiques décidaient par les hommes, définissant ce qui correspondait aux deux sexes. Et Kaldrys en avait usé à la perfection.

Sélène aurait aimé le questionner un peu plus, mais elle savait devoir gagner sa confiance auparavant. Tandis que ses pas la ramenaient aux cuisines, ses pensées tournaient et retournaient la situation dans son esprit. Annabelle était au courant du secret du souverain et de ce qu’elle avait compris, elle l’avait fait chanter pour en tirer profit. Cela faisait donc plusieurs années qu’elle était à son service. Que s’était-il passé pour qu’elle tentât de supprimer le roi ? Avait-elle été payée pour le faire ? Quelqu’un cherchait à le faire exécuter et mais on ignorait toujours qui.

Aux cuisines, Mme Crépel guettait son retour. Le visage fermé et le regard triste, elle attendit que Sélène prît la parole.

« Ne vous en faites pas, Sa Majesté se repose, la rassura-t-elle en posant le plateau sur une table.

  • Pourquoi faut-il qu’on s’en prenne à cette pauvre enfant ? se lamenta la vieille femme, la main collée sur la bouche. Elle a perdu sa mère et ensuite son père. Et voilà qu’Annabelle a tenté de lui ôter la vie. Je pensais qu’elle aimait notre brave Khiara, pourquoi a-t-elle fait une chose pareille ?J’ignore où a-t-elle trouvé la force de se défendre.
  • Le plus important, c’est que Sa Majesté y ait survécu.
  • Oui, vous avez raison. Concentrons-nous sur le positif ! Allez vous reposer maintenant. Je suis certaine que Sa Majesté attendra après vous tôt demain matin. Ne soyez pas en retard. »

Sélène acquiesça puis monta se coucher. Sa colocataire, Rachel, ne dormait pas, impatiente de connaître les détails les plus croustillants de l’affaire – et retrouvant par hasard l’usage de la parole alors qu’elle l’avait tant évitée depuis son arrivée – mais la nouvelle première femme de chambre ne voulait pas lui donner satisfaction. Déjà, parce qu’elle était exténuée, ensuite, parce qu’elle ne voulait pas divulguer une histoire dont elle savait si peu de chose qu’on extrapolerait sûrement ses dires. Elle s’excusa simplement et se coucha pour mettre fin à la conversation.

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