Chapitre 3.3

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Sélène toqua à la porte du salon privé du souverain, armé d’un plateau garni de mets et d’une simple bougie pour éclairage. A cette heure tardive, le palais dormait à point fermé. Seuls quelques gardes patrouillaient encore à l’extérieur.

Kaldrys la fit entrer ; ils échangèrent le même regard tendu puis il referma derrière elle. Il lui fit signe de le suivre près d’un mur où il actionna un petit levier dissimulé sous la tapisserie. Un léger coup sourd se fit entendre.

« Il n’est pas aisé de le trouver même lorsque l’on sait où il est, alors rappelle-t-en » fit-il en le lui indiquant du doigt.

Il avait la taille d’un doigt d’enfant et était plat pour ne pas être perceptible sous le tissu, placé à mi-hauteur. Kaldrys poussa ensuite le pan du mur devant lui et laissa apparaitre un couloir étroit. Il resta immobile quelques secondes, pensif puis inspira profondément avant de s’y engouffrer, un bougeoir à la main, Sélène sur ses talons. Ils avancèrent tout droit puis prirent un long escalier pour descendre à un niveau inférieur. Si l’obscurité régnait en ce lieu, le froid le surpassait largement. Sélène douta même que quelqu’un puisse vivre quelque part dans ce lieu. Ils bifurquèrent et suivirent un nouveau couloir avant que le jeune roi ne se figeât devant une marque. Pour des yeux non avertis, il aurait pu s’agir d’une simple éraflure sur un mur. Mais pour Kaldrys, ce petit signe était gravé sur son âme.

« C’est ici que nous avons grandi, avoua-t-il à l’attention de sa femme de chambre. C’est un refuge pour la famille royale en cas de siège. Père l’a quelque peu… modifié. »

Sélène remarqua son trouble, mais anxieuse, elle ne trouva aucun mot pour l’apaiser. Elle le regarda simplement se pencher et actionner un second levier près du sol – invisible dans l’obscurité – et un claquement se fit entendre avant de dévoiler un nouveau pan mobile. Derrière, le couloir était beaucoup plus court et une porte fermée par un simple loquet se présenta à eux.
Le jeune roi n’osa pas bouger, comme s’il craignait qu’un horrible monstre ne se cachât derrière. En vérité, il n’avait pas revu sa sœur depuis qu’il l’avait enfermée à sa place. Cela faisait quatre ans, depuis qu’il était monté sur le trône.

« Annabelle, c’est toi ? fit une voix qui ressemblait fortement à celle de Kaldrys. J’ai eu peur qu’il ne soit arrivé quelque chose, tu n’es pas venue hier. »

Celui-ci jeta un regard vers Sélène puis tira le loquet, son corps aussi rigide que l’acier.

Une légère lueur éclairait la petite pièce, celle de quelques bougies. Un matelas recouvert de couvertures se trouvait dans un coin, quelques livres posés à côté, ainsi que des dessins d’enfants, dont l’un avait été accroché au mur. La pierre froide et noire du lieu semblait attirer à elle toutes sources de chaleur, de lumière ou de joie.

La vraie Khiara, assise sur le lit de fortune, regarda son frère passer la porte avec stupeur. Elle crut tout d’abord à une apparition, une image forgée par son esprit mais comprit que tout cela était bien vrai lorsqu’elle aperçut Sélène derrière lui.

« Que… Que se passe-t-il ? Kaldrys, c’est… vraiment toi ?

  • Qui d’autre pourrait te ressemblait trait pour trait » fit-il sur la défensive, son regard peinant à rester sur elle.

Elle se leva d’un bond, avança jusque devant lui, les cheveux en bataille, l’air fatigué et vêtue de haillons masculins. Là, elle scruta le moindre détail de son visage, voulant être certaine de ne pas rêver. Des larmes glissèrent finalement sur ses joues et elle glissa ses mains fines dans son dos pour l’étreindre.

« Kaldrys… Oh, Kaldrys… Tu es enfin là ! »

Le jeune homme ne lui rendit pas son attention. Il resta terriblement impassible face à elle, presque comme s’il ne ressentait rien. Mais c’était tout le contraire : il ne voulait pas lui montrer qu’elle lui manquait, que son rire, son tempérament de feu et leurs chamailleries lui manquaient.
Elle se détacha brusquement de lui et après une courte seconde, le gifla, les larmes aux yeux.

« Espèce de… Tu m’as enfermée ! »

Kaldrys baissait honteusement la tête et avait encaissé le coup sans broncher. Si être dans cette pièce lui rappelait de terribles souvenir, cette unique gifle eut sur lui l’effet d’une bombe. Mais il ne montra rien.

Khiara remarqua Sélène qui attendait avec son plateau entre les mains, aussi silencieuse qu’une tombe.

« Qui es-tu ? Où est Annabelle ? »

La femme de chambre jeta un regard vers son souverain : avait-elle le droit de répondre ? Celui-ci lui fit simplement signe de déposer le plateau.

« Tu… Tu n’es pas venu me libérer de cet endroit, n’est-ce pas ?

  • Annabelle a essayé de nous tuer hier soir, lui dévoila-t-il en baissant les yeux.
  • Quoi ? Mais pourquoi ?
  • Peu importe. Voici Sélène, elle s’occupera de toi désormais.
  • Non ! Kaldrys, non ! Tu n’as pas le droit de me laisser ici !
  • Nous y sommes resté pendant seize ans. Toi, cela ne fait que quatre ans.
  • « Nous », répéta-t-elle en lui lançant un regard accusateur, je vois que tu te complais dans ton rôle. Penses-tu réellement que je mérite d’être ici ? Veux-tu que j’y reste autant de temps que toi ?
  • Non, évidemment. Mais nous n’avons pas le choix.
  • Bien sûr que si. Sors-moi de là, et je t’assure que tous t’accepteront. Il ne pourra en être autrement. »

L’assurance dans sa voix ne suffit pas à le convaincre. Il préféra ignorer ce qu’elle venait de dire et lui ordonna de manger, indiquant qu’ils ne resteraient pas longtemps.

Désespérée, Khiara fit une tentative pour s’échapper, mais son frère la rattrapa immédiatement et elle ne sortit pas même un membre de la pièce.

Abattue, elle se rassit sur son matelas et tira le plateau vers elle. Ses yeux restèrent sur son frère qui détournait le regard. Puis ils glissèrent vers Sélène qui lui adressa un léger sourire en espérant la réconforter un peu.

Kaldrys frotta ses épaules ; ce froid le ramenait à son enfance. Il l’avait passé en majorité sous ces mêmes couvertures sur laquelle sa sœur était assise. Et l’obscurité lui rappela ses séances de lecture difficile avec Khiara. Cette dernière lui avait aussi appris à dessiner ; ces mêmes dessins qu’on retrouvait encore partout dans la pièce.

Voyant que son frère regardait celui sur le mur, Khiara lui fit avec douceur :

« Te souviens-tu de celui-là ?

  • Bien sûr, nous l’avons refait tant de fois pour parvenir à avoir un cercle parfaitement rond que Père est venu te chercher et nous a grondé tous les deux.
  • Qu’est-ce que c’est ? osa demander Sélène.
  • La lune, répondit Khiara en adressant un sourire complice à son frère. Ici, aucune lumière ne parvient. Et Kaldrys avait peur du noir.
  • Nous étions enfant, précisa celui-ci en croisant les bras, le visage fermé.
  • Oui, et tu avais peur du noir. Donc nous avons dessiné la lune pour que Sélène, la déesse de cet astre veille sur lui. C’est une déesse qui protège les enfants.
  • J’ai déjà entendu cette histoire, lui confia la femme de chambre en glissant un sourire vers son souverain.
  • Je vois, fit Khiara, plissant les yeux en direction de son cadet, tu y as toujours un peu cru. Je t’imagine très bien en train d’observer la lune chaque soir. »

Elle pensait l’amadouer en lui rappelant ces quelques détails, mais l’esprit de Kaldrys luttait secrètement contre ses souvenirs. Il ne pouvait véritablement y échapper. L’image de son père entrant brusquement, faisant claquer la porte derrière lui pour venir le saisir par le col, parfois en pleine nuit et le battre férocement s’imposa. Il entendit pour la première fois depuis longtemps, cette voix rauque lui reprochait la mort de sa propre mère. Puis d’autres paroles qu’il voulait éloigner de son esprit retentirent alors :

« Jamais, tu entends ! Jamais tu ne feras partie de la vie de quelqu’un ! Tu es le Mal ! Tu n’amèneras que douleurs et destructions ! Nous devrions te… nous aurions dû nous débarrasser de toi ! »

Et les coups pleuvaient ensuite sur son corps frêle de petit garçon. Etouffant des gémissements qui faisaient redoubler la violence de son père.

« Kaldrys ? » fit doucement Khiara en remarquant que sa respiration avait accéléré.

Elle reposa le plateau et s’approcha de lui pour le prendre dans ses bras.

« Ne pense pas à tout ça, il n’est plus là. Ça n’arrivera plus, chuchota-t-elle à son oreille, ça va aller. »

Elle sentit son souffle au creux de son cou puis il sembla revenir à lui. Un profond trouble sur le visage, il la fit reculer et lui lança :

« Garde le plateau jusqu’à demain, nous partons.

  • Kal, attends ! Je sais que tu ne veux pas me laisser ici pour toujours, alors parle-moi. Dis-moi si tu as un plan, dis-moi ce que tu comptes faire. Tu sais que je ne t’enfermerai pas ici. Jamais ! Peu importe ce que tu as pu faire, c’est du passé. »

Le visage de Kaldrys s’assombrit puis il se tourna vers Sélène pour lui faire signe de sortir.

« Tu es encore ici, Kaldrys, lui lança sa sœur dans l’espoir que cela le ferait agir différemment. Tu es enfermé dans cette pièce, même si tu vis là-haut. »

Le regard du jeune homme s’embruma, puis il referma la porte. Il remonta avec Sélène plus vite qu’ils n’étaient descendus, puis une fois dans le salon, il déclara :

« Nous n’irons plus jamais en bas. Tu veilleras sur elle, et si l’envie te prenait de parler à quelqu’un de ce lieu, nous jurons que nous exécuterons ta famille sur l’heure. »

Et sans même prendre conscience de la brutalité de ses mots, il prit la direction de sa chambre. Sélène, choquée, resta là sans savoir quoi faire. Peu à peu, elle prit conscience de ce qu’il venait de se passer : le jeune roi venait de revivre une partie de son enfance, le traumatisme d’avoir été injustement enfermé dans le noir et dans le froid, abandonné et ignoré de tous.

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