Chapitre 3.4

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La nuit suivante, Sélène reproduisit les gestes de Sa Majesté pour rejoindre Khiara. Son cœur allait si vite que chaque pulsation lui envoyait des décharges dans tout le corps. Et lorsqu’elle arriva enfin devant la porte et tira le loquet, ses veines semblèrent bouillir davantage. La pression retomba lorsqu’elle vit le sourire de la princesse l’accueillir.

« Bonsoir, Votre Altesse, fit-elle en s’inclinant légèrement, prenant garde à ce que rien ne tombât de son plateau.

  • Je ne suis personne ici, tu peux m’appeler Khiara. »

Sélène posa le plateau à côté d’elle et reprit le précédent. Puis elle recula et attendit qu’elle lui dise quoi faire.

« Il faudra que tu m’apportes d’autres bougies, lui indiqua la princesse en glissant un raisin dans sa bouche. Et des draps frais ! Cette diablesse d’Annabelle les changeait très peu. Mon frère, comment a-t-il réagi après que vous soyez remontés ?

  • Il… Sa Majesté semblait…
  • Renfermé ?
  • Oui.
  • Et ce matin, comment était-il ?
  • Comme à son habitude.
  • Comme si rien ne s’était passé, corrigea Khiara, emmitouflée dans plusieurs couvertures. Tu ne me laisseras pas sortir, même si je te le demandais, n’est-ce pas ?
  • Sa Majesté a menacé ma famille. »

Le cœur de Son Altesse se serra : Kaldrys avait-il tant changé ? Elle n’était plus certaine de le connaitre. Le petit garçon qu’elle retrouvait dans cette pièce lorsqu’elle était enfant n’était pas capable de faire le mal. Elle n’avait senti aucun changement chez son frère. Serait-il capable d’ordonner une exécution sous prétexte d’avoir été trahi ? Elle ne pouvait décemment pas risquer des vies et la perspective de le tromper ne l’enchantait guère.

Elle sortit une main de sous les couvertures et attrapa un autre grain de raisin qu’elle porta à sa bouche. Pensive, elle grignota tandis que des souvenirs lui revenaient en mémoires. Puis ses yeux se posèrent sur Sélène, immobile devant la porte.

« Pardonne-moi, tu dois être gelée. Il fait froid ici. Pose donc ce plateau et viens t’asseoir près de moi. »

Voyant Sélène hésiter, elle jura qu’elle ne tenterait pas de s’échapper. La femme de chambre obéit puis Son Altesse glissa sur elle une couverture.

« Comment t’es-tu retrouvé au service de mon frère ? Qu’est-il arrivé à Annabelle ? »

La jeune femme lui dévoila tout – du moins ce qu’elle savait – et le visage de Khiara s’assombrit.

« Annabelle était… vile. Lorsqu’elle venait ici et que je la questionnais sur mon frère, elle avait cette lueur dans le regard, comme si elle était la pièce maitresse d’un jeu qui ne pouvait se jouer sans elle. Si Kaldrys dit qu’elle a essayé de le tuer, je le crois. Je sais qu’il la payait pour son silence, elle s’en vantait sans vergogne.

  • Puis-je vous poser une question à propos de Sa Majesté ? »

Khiara sourit face à l’expression soucieuse de Sélène. Enfin quelqu’un s’inquiétait pour lui ! Mais elle resta tout de même sur ses gardes, un chien pouvait rapidement devenir un loup. Elle lui fit signe de parler avant d’attraper un morceau de pain.

« Hier, ses pensées semblaient l’emmener ailleurs, et vous lui avez dit ensuite…

  • Qu’il était encore enfermé ici. Son esprit l’est.
  • Je… hésita Sélène en se demandant si elle avait le droit de la questionner.
  • Tu te demandes ce qu’il a vécu et pourquoi il était ici, n’est-ce pas ?
  • Pourquoi, je le sais, il me l’a dit. »

La princesse baissa la tête et soupira. Elle n’était pas enchantée de se replonger dans ces souvenirs.

« Dès notre naissance, Kaldrys a été enfermé ici. Père souhaitait... sans doute que le froid l’emporte. Notre mère est morte en couche, c’était là le premier signe pour lui du destin de mon frère. J’ignore s’il a été pris de remords, mais il l’a confié à une nourrice. Pas n’importe laquelle, la sienne, celle qui l’avait vu grandir et devenir roi. Il ne doutait pas un seul instant de sa loyauté. Elle s’est également occupée de moi. Je n’ai appris l’existence de mon frère qu’à l’âge de huit ans. Je jouais à me cacher avec elle et… je l’avais vu plusieurs fois emprunter le passage secret menant ici. Bien sûr, elle n’en savait rien. Aussi lorsque ne parvenant pas à me retrouver, elle est allée chercher de l’aide auprès de père, celui-ci est venu ici et nous a trouvé, jouant ensemble. Je me souviens de la première fois où j’ai vu Kaldrys : ses grands yeux bleus me regardaient comme s’il pensait que j’étais une créature ayant pris son apparence, aussi lorsque j’ai avancé vers lui, il s’est réfugié sous ses couvertures en hurlant. Il avait si peur de moi. Je lui ai parlé, l’ai rassuré et lorsqu’enfin il fut en confiance, il sortit la tête pour me regarder. C’est une drôle d’impression que de se retrouver face à quelqu’un qui vous ressemble comme deux gouttes d’eau. Nous avons passé une partie de l’après-midi à jouer et à nous chamailler. Je n’avais alors pas remarqué les bleus sur ses bras. Lorsque père est arrivé, il m’a grondée, non pas parce qu’il était en colère, mais parce qu’il avait peur. Peur que mon frère ne me fasse du mal. »

Le cœur serré, elle inspira profondément avant de poursuivre :

« Il m’a faite sortir de la pièce puis s’est tourné vers Kaldrys. Là, il l’a giflé si brutalement qu’il est tombé sur le sol. Ensuite, il a commencé à lui donner des coups de pieds et j’ai vu mon frère se recroqueviller. Si je ne l’avais pas vu de mes propres yeux, je n’aurais jamais cru mon père capable d’une telle chose. Il n’avait de cesse de crier que Kaldrys était une plaie, qu’il ne le laisserait faire du mal ni à moi ni au royaume. Et je le suppliais d’arrêter sans qu’il ne m’écoute. J’étais si terrifiée par ce que je voyais que je n’ai osé bouger. Lorsque père s’est enfin arrêté, Kaldrys est resté immobile, je le voyais à peine dans la pénombre. Père est sorti, a fermé la porte et nous sommes remonté. Et il m’a fait jurer de ne jamais redescendre ici. »

Sélène l’avait écouté attentivement, imaginant la scène, horrifiée par tant de violence. Le roi Drasyl avait réputation d’être un homme doux, mais elle comprit que comme tous, il avait un masque qu’il présentait aux autres. Un masque n’ayant rien à voir avec l’homme qu’il était vraiment.

« Père n’a jamais eu d’affection pour lui. Chaque fois qu’il descendait, je retrouvais mon frère couvert de bleus les jours suivants. Bien sûr, j’avais promis à Père de ne plus aller le voir, mais il m’avait dit que Kaldrys était mon frère. Je ne pouvais plus l’ignorer après cela. Alors je lui rendais visite en cachette, nous jouions, nous chantions, nous dessinions. Je lui amenai des livres jusqu’à ce qu’il m’avoue ne pas savoir lire. Je lui ai appris, ainsi qu’à écrire. Je lui ai également enseigné tout ce que l’on m’enseignait, comment les femmes devaient se comporter, ce qu’elles pouvaient dire ou faire, comment elles s’habillaient. Cela lui plaisait beaucoup. Nous partagions tout à cette époque et nos avis étaient les mêmes.

  • Comment s’est-il retrouvé là-haut et vous ici, si je puis me permettre ?
  • Lorsque nous avons eu seize ans, Kaldrys a exprimé le souhait de voir l’extérieur. Je m’y suis refusé les premières fois où il me l’a demandé mais… je n’ai pas pu lui dire non bien longtemps, je ne comprenais que trop bien son envie de découvrir le monde. Alors petit à petit, je l’ai laissé sortir, tout d’abord dans les couloirs, puis peu à peu au plus près de la lumière car elle lui faisait mal aux yeux. Et quand il a été prêt, je suis descendue ici et nous avons échangé nos vêtements. Je l’ai coiffé comme j’étais coiffé et il a rejoint l’extérieur pour la première fois.
  • Cela a dû être bien étrange pour lui. Comment s’en est-il sorti ?
  • Je ne l’ai jamais su, nous n’en avons jamais parlé car je n’ai plus jamais revu mon frère. Ce jour-là, notre père a été assassiné. »

Les deux jeunes femmes échangèrent un regard où elles purent lire la même question : Kaldrys avait-il tué le roi Drasyl, son propre père ?

« Je me le suis souvent demandé, avoua Khiara, d’autant plus que notre nourrice a également péri le même jour. D’après ce qu’Annabelle m’en avait dit, elle aurait été au mauvais endroit au mauvais moment. Tous ont pensé qu’elle avait surpris l’assassin lors de son acte.

  • Cela expliquerait pourquoi votre frère vous laisse ici, réfléchit tout haut Sélène. S’il a effectivement tué le roi, personne ne le soupçonnera jamais.
  • S’il se dévoilait et s’il l’a fait… en plus de m’avoir enfermée ici, on demanderait sa tête » s’inquiéta Khiara.

Elle reposa le pain sur le plateau ; la tristesse s’était insinuée dans tout son être. Elle n’imaginait pas son frère capable d’un tel acte, ne voyant en lui que le petit garçon maltraitait qu’il avait été. Ce même garçon, elle l’avait revu la veille. Comment imaginer qu’il puisse avoir exécuté son père alors même qu’il le craignait au plus haut point ?

« J’ai confiance en lui : comme je sais qu’il ne me laissera pas ici, je sais qu’il n’a pas pu faire une chose pareille. Cependant si tu le veux bien, j’aimerais savoir ce qu’il fait là-haut. Quels sont ses projets. Ainsi je pourrais peut-être l’aider ou le guider dans ses choix.

  • Je ne suis que sa femme de chambre, lui indiqua Sélène, redoutant que cela se retourne contre elle ou sa famille.
  • Tu sembles bien différente d’Annabelle. Je suis certaine qu’il t’apprécie bien plus.
  • J’ignore si Sa Majesté m’apprécie, il a menacé de faire exécuter mes parents si je parlais de vous à quelqu’un.
  • Il aboie plus qu’il ne mord, j’en suis certaine. Si tu m’aides, tu l’aideras aussi, je te le promets. Et un jour, mon frère pourra se révéler sans craindre pour sa vie.
  • Même s’il a peut-être tué votre père ?
  • Nous n’avons aucune certitude à ce sujet, et tant que ce sera le cas, sa vie ne sera pas en danger. »

Sélène eut pitié du jeune souverain, après ce qu’il avait vécu, elle souhaitait sincèrement lui venir en aider pour qu’un jour il puisse vivre sous sa vraie identité. Elle soupçonna la princesse de lui avoir dit tout cela pour l’attendrir, et… cela avait fonctionné à merveille. La jeune femme accepta et raconta ce qu’elle savait : le projet de mariage, le refus de son frère, les tentatives d’assassinats et l’insistance pesante de Zorian.

Khiara serra un peu plus ses couvertures contre elle. La perspective que le royaume aille à un autre l’irritait au plus haut point. Bien sûr que son frère ne pouvait pas se marier à l’un des prétendants, il était un homme. Mais on l’y obligerait et une fois prononcé, il serait difficile voire impossible d’annuler ce mariage. Et que dire de l’ignominie qu’ils subiraient lorsqu’on découvrirait ce mensonge. Il y avait de quoi déclencher une guerre.

« S’il n’y avait pas ces ridicules lois qui empêchent une femme de gouverner, pesta-t-elle. Il faut amener mon frère à se révéler, sans quoi le royaume tombera entre les mains d’un autre et qui sait ce qu’il adviendra. Peut-être que d’autres voudrons faire la guerre pour s’en emparer, déçus de ne pas avoir été choisi.

  • Comment fait-on cela ? l’interrogea Sélène.
  • Il va d’abord falloir gagner sa confiance, toi tout autant que moi.
  • Et vous, pourquoi me faites-vous confiance ? »

Khiara sourit ; elle avait remarqué la tendresse avec laquelle Sélène avait regardé Kaldrys gêné par le souvenir de sa peur du noir. Annabelle n’aurait jamais eu telle attention. C’était bien peu pour accorder sa confiance, mais c’était tout ce dont elle disposait. Il fallait courir le risque de croire en cette nouvelle femme de chambre, pour le bien du royaume. Pour son frère.

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