Chapitre 6.2
Sélène allait entrer dans sa chambre lorsqu’elle remarqua une silhouette derrière elle. Hésitante, celle-ci s’avança finalement, dévoilant Thaniel. Le jeune homme – dont le regard oscillait entre le sol et elle – ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Triturant ses doigts, il hésitait à poser sa question.
« Je peux faire quelque chose pour toi ? soupira Sélène, guère enchantée par sa visite.
- Je… est-ce que Sa Majesté va bien ? J’ai vu que tu avais ramené son assiette et qu’elle n’y avait pas touché. »
Elle lut dans ses yeux la crainte de ne pas obtenir de réponse. Il semblait avoir perçu son inimitié. Mais Sélène y vit l’occasion d’en apprendre plus sur sa relation avec Kaldrys. Elle n’avait osé le questionner par peur de paraître jalouse.
Elle lui fit signe d’entrer et jeta un regard derrière lui pour s’assurer qu’une oreille indiscrète ne trainait pas dans le couloir.
Un silence pesant contempla les deux domestiques, laissant à chacun le loisir de prendre la parole. Leurs yeux se croisèrent, néanmoins ni l’un ni l’autre n’osèrent ouvrir la bouche ou faire un geste. Thaniel commençait à regretter d’être venu ; il avait toujours détesté cette diablesse d’Annabelle, et cette nouvelle première femme de chambre ne lui inspirait guère plus de confiance.
Sélène était fatiguée, aussi souhaita-t-elle en finir rapidement avec lui pour aller se coucher. Il lui faudrait encore se relever pendant la nuit pour apporter son repas à la princesse.
« Quelle est ta relation avec Sa Majesté ? l’attaqua-t-elle, contrariée.
- Cela ne te regarde pas.
- Comment puis-je savoir si tu es digne de confiance alors ?
- Je peux te retourner la question. Pourquoi ma relation avec Sa Majesté t’intéresse-t-elle ? » fit-il en croisant les bras.
Sélène ne pouvait avouer sa jalousie, elle avait un peu honte et s’inquiétait qu’il puisse comprendre ce qu’elle ressentait pour le roi. Cela mettrait son secret en danger et… on les séparerait sans aucune forme de procès. Certains diraient assurément que c’était elle, cette sorcière, qui l’avait charmé et poussé à la faute. Et elle ne trouverait aucun soutient au palais, et chez elle non plus.
« Sa Majesté semble t’avoir fait très vite confiance, malgré le fait que ton père ait essayé de la tuer, insista Thaniel en fronçant les sourcils. Sache que si tu lui fais du mal, je te le ferai payer ! »
La menace lancée, le valet guetta sa réaction, persuadé qu’il saurait détecter un signe de sa malveillance. La respiration de Sélène resta calme, elle n’avait rien à se reprocher. Jamais elle n’imaginerait causer du tort au roi. Elle n’eut qu’un léger rictus irrité tordant sa bouche, agacée par la véhémence de Thaniel à son égard. Si elle l’avait cru timide, lorsqu’il s’agissait de Sa Majesté, le jeune homme se montrait intransigeant et passionné.
« N’aurais-tu pas dû me dire ça il y a des mois ? l’interrogea-t-elle en soupirant d’exaspération.
- Si Sa Majesté la reine t’a choisie, elle devait avoir une bonne raison. Alors… euh… je n’ai rien dis avant ! Mais tu es prévenue ! »
Le valet tentait d’être intimidant, mais son air de garçonnet desservait sa crédibilité.
« Je n’ai pas l’intention de lui faire du mal, je veux l’aider et la protéger, lui assura Sélène. Sinon je n’aurais pas tenté de la défendre contre le prince Dameric. Tu as entendu parler de cette histoire, non ?
- Oui, consentit-il, la mine boudeuse.
- Je sens que tu tiens autant que moi à Sa Majesté, mais je dois savoir pourquoi pour te faire confiance à mon tour. »
Pardon papa, le mensonge est l’arme des gens de petites vertus, tu le répète toujours. Mais je dois savoir !
Le voyant peu convaincu, elle décida de lui dire pourquoi Kaldrys n’avait pas mangé, espérant que cela le pousserait à se confier.
« Bon sang ! Jamais ils ne lui ficheront la paix, grogna Thaniel pour lui-même. Cela fait quatre ans qu’elle règne, et cela ne les convint pas ? Quelle bande d’ânes entêtés ! Sa Majesté n’a pas besoin d’un mari qui ne fera que la contredire ! »
Ni de toi ! Peut-être souhaiterais-tu être l’un de ses prétendants si tu le pouvais ? Sélène l’observa, il semblait vraiment en colère. L’un de ses pieds battait frénétiquement le sol, il croisait fermement les bras et son front s’était ridé sous le coup de l’émotion. Puis il laissa échapper un long soupir.
« Sa Majesté a fait quelque chose pour moi, commença-t-il sans la regarder. Il y a trois ans, ma mère était mourante. Elle était atteinte par la dysenterie et ne quittait plus le lit… Lorsque le médecin nous a dit que c’était bientôt la fin, je… j’ai voulu lui offrir un ultime présent. »
Son visage s’assombrit brusquement, et Sélène ne put y rester indifférente. Sa tante était décédée de la même maladie lorsqu’elle était enfant. Sa sœur – la mère de Sélène – s’était longuement occupée d’elle, mais sans traitement, elle n’y avait pas survécu.
« Elle adorait les fleurs et j’avais entendu parler du balcon de Sa Majesté. Je n’imaginais pas combien elles étaient précieuses et rares. Je savais cependant que ma mère n’en avait jamais vu de telles. Alors une nuit, je me suis infiltré dans les jardins du palais, ça n’a pas été une mince affaire que d’éviter les gardes, crois-moi ! Et lorsque j’ai vu le balcon, je me suis mis à grimper : il y avait du lierre à l’époque, qui a été retiré après mon passage, il était vieux et profondément accroché au mur. J’ai bien failli tomber plusieurs fois, tout mon corps tremblait, et à dire vrai, je ne sais trop comment j’y suis parvenu sans me tuer. Et lorsque j’ai enfin atteint le balcon, un garde a crié : il m’avait remarqué. Au même moment, Sa Majesté a ouvert la porte-fenêtre et m’a découvert, une fleur à la main. Je m’attendais à être exécuté sur-le-champ par ses gardes lorsqu’ils m’ont encerclé, mais… Sa Majesté les a stoppés. Elle a demandé la raison de mon vol, puis elle a dit à ses gardes de me laisser tranquille, qu’en contrepartie des fleurs, je devrais revenir pour expliquer comment j’étais parvenu jusqu’à elle. Et elle m’a laissé cueillir toutes celles que je voulais. »
Thaniel inspira un grand coup pour empêcher ses larmes de glisser sur ses joues. Peu était au courant de cette histoire dont il n’était pas fier. Et sa reconnaissance pour la souveraine était éternelle car grâce à elle, sa mère était partie avec le sourire.
« Sa Majesté a été d’une si grande bonté avec moi. Elle a perdu ses deux parents, donc elle a compris l’importance de mon acte. A sa place, certains m’auraient fait tuer, mais pas elle. Non. Je me souviens parfaitement de cette nuit-là, de la douceur dans son regard, de la compassion dans sa voix. Les mauvaises langues diraient qu’elle a eu le cœur trop tendre parce qu’elle est une femme. Je pense que c’est plutôt cela qui fait d’elle une grande souveraine. »
Un trémolo s’était glissé dans sa voix, qu’il prit soin de faire disparaitre en se râclant la gorge.
« Je suis navrée pour ta mère, j’espère qu’elle est partie en douceur » fit Sélène dont la voix se voulait réconfortante.
Après avoir entendu son récit, il ne fut plus question d’animosité. Sélène s’était rendue compte que Sa Majesté avait de l’affection pour ce garçon ayant été prêt à tout pour sa pauvre mère. Considérant que ni Khiara ni Kaldrys n’avaient connu la leur, ce dernier avait dû être profondément touché par le geste de ce fils. Sans doute l’avait-il envié, en quelque sorte.
« Après son décès, je suis revenu au palais pour honorer ma contrepartie et… j’ai demandé à rejoindre les domestiques. J’avais été reçu par le conseiller, le vieux Zorian. Il a refusé, mais par chance Sa Majesté n’était pas loin et m’a entendu. Et elle m’a autorisée à rejoindre son personnel, même si je n’avais jamais fait ce genre de chose. »
Il tourna brusquement ses yeux vers Sélène pour scruter sa réaction. Annabelle se serait moquée ouvertement de son histoire. Mais la jeune femme affichait une mine déconfite.
« J’avais entendu parler de la fameuse rose noire du palais, ajouta Thaniel, je déteste ce surnom ! On entend souvent dire que la reine est mauvaise et froide, mais elle n’est rien de tout cela. Ce ne sont que des ragots avinés dont les petites gens se délectent par ennui. »
Face au silence de la femme de chambre, Thaniel se tut. Il la scruta, attendant un mot de sa part et se demandant comment elle s’était retrouvée à ce rôle. Il exigea finalement de le savoir.
Rassurée de ne pas avoir de rival dans le cœur de Sa Majesté, Sélène accepta de lui dévoiler pourquoi le choix s’était porté sur elle, et pas une autre.
« Sa Majesté est très vive d’esprit, commenta le valet, bien sûr qu’elle allait s’assurer d’avoir une garantie. Elle ne peut se permettre de souffrir d’une autre Annabelle.
- Sa Majesté a appris à me faire confiance » lui souligna Sélène, n’appréciant guère être comparée à cette vipère.
Le valet consentit qu’elles étaient parfaitement opposées. Il se leva et se dirigea vers la porte avant de se retourner pour dire :
« Si la reine a besoin d’aide pour quoi que ce soit, n’hésite pas à me le dire. Je ferai tout pour elle.
- Je m’en souviendrai, promit Sélène.
- Prends soin d’elle. »
Le jeune homme lui adressa un signe de tête, puis sortit, apaisé de savoir que sa souveraine pouvait compter sur sa première femme de chambre.
Sélène se laissa tomber sur son lit et étouffa un cri de joie dans son oreiller. Elle était heureuse de savoir que Thaniel était simplement un valet pour qui Kaldrys avait un peu plus d’affection que les autres. Son esprit avait retrouvé sa sérénité et elle pouvait dire adieu à cette vilaine jalousie qui ne lui ressemblait pas.
Elle se tourna sur le dos et fixa le plafond qu’elle ne vit pas vraiment. Dans son esprit, l’image des saphirs de Kaldrys avait déjà pris le dessus.
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