Chapitre 6.4
Parmi les membres du conseil se trouvait trois anciens ducs, deux nobles ayant fait fortune dans le commerce, un ancien général militaire et Zorian. Le plus jeune d’entre eux avait déjà cinquante ans. Ils avaient tous été sans exception de proches amis du roi Drasyl.
Malgré cela, l’arrivée de la souveraine dans cette salle qui leur appartenait de plein droit les révulsa. Les seules femmes qu’ils y avaient croisé furent les femmes de chambre lorsqu’elles venaient faire le ménage ou leur apporter de quoi se désaltérer quand un valet n’était pas disponible. Ce qui arrivait, disons-le, très rarement.
Ils dévisagèrent Kaldrys avec un mépris à peine masqué.
Rassemblés autour d’une table rectangulaire, chacun avait pris sa place, laissant la souveraine sur ses pieds. Qu’à cela ne tienne, Kaldrys resta debout : ainsi il les dépassait tous d’une bonne tête !
Il sentit à quel point ne pas être doté d’un pénis à leurs yeux le rendait absolument accessoire… Il est temps que ces vieux bougres apprennent !
« Messieurs, ravie de vous voir. Nous aurions aimé que cela soit en d’autres circonstances. Zorian, veuillez lire la missive, que nous partions tous du même point. »
L’homme se leva, déroula la lettre et s’exécuta. Il dévoila ensuite la provenance de celle-ci, puis se rassit.
« Il n’y a pas de temps à perdre, nous devons nous rendre à Sircas. Itia n’est qu’à quelques lieues de là, il pourrait y envoyer son armée.
- Sommes-nous sûrs de ces informations, Majesté ? A-t-il une armée ? Nous parlions de probables mercenaires…. Nouvelle Aube, il y a peu, fit Romain Guédar, l’un des anciens ducs dont les cheveux manqués tristement au sommet de son crâne. Pourquoi ne pas y envoyer une troupe ? Je doute qu’il y faille toute l’armée.
- Le messager de cette missive affirme n’avoir vu que des armures noires, sans blason. » l’appuya Zorian.
Kaldrys balaya l’ensemble du conseil de son regard de glace ; pas un seul ne lui prêtait une oreille sérieuse. Une femme ne connait rien de la guerre ! Une femme n’est soumise qu’à l’hystérie ! Vous êtes si transparents !
« Vous oubliez une chose, la frontière n’est pas loin. Il lui suffit d’un oiseau pour demander de l’aide. Et sa détermination n’a pas de limite. Zorian, vous étiez d’accord tout à l’heure, le roi Christan Jakarter tentera par l’intermédiaire de son fils de s’accaparer Ymirgas. Pensez-vous vraiment qu’il laisserait Dameric sans une armée ? fit Kaldrys en jetant un regard sévère à celui-là.
- S’il veut saisir l’opportunité que son fils lui offre, il lui en fournira une. Peut-être pas aussi conséquente que pendant la dernière guerre, mais suffisamment pour lui assurer la victoire.
- Fadaises ! Christan Jakarter est un couard, grommela Barthélemy Locastre, l’ancien général de guerre. Il n’osera pas ! Je le connais bien, sur le champ de bataille, il restait bien loin du front, à l’abri derrière des milliers d’hommes. Et il a vieilli, est certainement devenus gras et fainéant. Peut-être n’est-il réellement pas au courant de la déclaration de guerre de son fils.
- Vous fondez cette théorie sur ce que vous croyez savoir de lui ? l’interrogea Kaldrys en se confrontant au regard arrogant de l’homme.
- Majesté, permettez que je vous dise le fond de ma pensée. Si j’allais là-bas avec ce qu’il reste de mon régiment, une dizaine d’hommes tout au plus, aussi vieux que je le suis, ayant fait la guerre avec votre père, je n’aurais aucun mal à triompher de ce prince en culotte courte.
- Bien, faisons cela ! Allez-y, et si vous ne revenez pas, vous saurez que vous vous étiez trompé, le railla Kaldrys. N’ayez crainte, l’armée suivra et s’assurera de vous venger.
- Quelle insolence ! pesta l’ancien général en se levant d’un bond, faisant claquer ses mains sur la table.
- L’insolence, Messire, c’est de croire que nous ne pouvons être défait. C’est de sous-estimé notre adversaire, répondit Kaldrys en faisant lentement le tour de la table pour s’approcher de lui. L’insolence, Messire, c’est d’élever la voix contre votre souveraine sous prétexte qu’elle soit une femme. »
Et il lui adressa son regard le plus ferme. Barthélemy Locastre fut si surpris par tant d’aplomb qu’il ne trouva rien à répondre. Il chercha du soutien auprès des autres, mais aucun n’osa piper mot.
« Asseyez-vous. » lui ordonna Kaldrys.
L’homme eut un bref instant d’hésitation, puis obéit. Il n’avait pas l’habitude qu’une femme lui répondît et s’en retrouva fortement décontenancé. La gêne s’installa peu à peu dans son corps. Il craignit de s’être attiré quelques moqueries et d’avoir perdu son autorité naturelle.
Le souverain revint à sa place initiale et du coin de l’œil, vit le sourire de Zorian.
« Votre Majesté, l’interpella Jérémy de Dol, le noble ayant fait fortune dans les épices, pardonnez-moi pour ce que je vais dire mais… cela n’aurait-il pas pu être évité si vous vous étiez mariée ?
- Insinuez-vous que le mariage protège de tout ? Vous-même êtes marié, les convoitises à votre égard ont-elles cessé ?
- Certes non, Votre Majesté, consentit-il en baissant la tête.
- Nous devons être prêts à toute éventualité. Envoyez des hommes quérir des informations : nous devons savoir combien ils sont, où, à qui peuvent-ils demander appui. Et rassemblez nos hommes. Messire Locastre, nous aimerions que vous preniez la tête de l’armée. Votre expérience sur le champ de bataille sera plus que bienvenue.
- Si je peux servir ma reine… lança-t-il en relevant fièrement le menton.
- Vous aurez à endurer notre présence, l’informa Kaldrys avec un sourire en coin.
- Pardon ? Une femme, sur le front ? s’offusqua-t-il en même temps que les autres. Majesté…
- Lorsqu’elles pansent vos plaies, cela ne vous dérange guère, n’est-ce pas ? Nous voulons nous battre pour Ymirgas nous aussi. Tout comme vous. Tout comme chaque soldat.
- Et si vous étiez tuée ? intervint Zorian dont le front s’était ridé d’inquiétude.
- N’avons-nous jamais essuyé de tentatives d’assassinat au palais ? Quelle serait la différence là-bas ? Vous vous inquiéterez, vous vous ferez un sang d’encre pour nous, mais nous vous reviendrons, mon ami. »
Face à sa détermination, Zorian fut étonnement le premier à céder. D’un signe de tête, il donna son accord. Plus que ça, il le soutenait.
« Par tous les saints, vous en avez une sacrée paire, ma reine ! lança l’ancien général en riant grassement. Pardonnez mon langage fleuri, mais vous êtes un sacré brin de femme ! Je vous emmènerai et je jure sur ma vie qu’il ne vous arrivera rien. »
Les autres rejoignirent l’avis général aussitôt.
« Zorian, il serait bon de quérir l’aide de nos alliés, avisa Sa Majesté.
- Hélas, ils sont aussi les alliés du royaume de Vathia. Ils refuseront probablement de prendre position. Surtout pour une guerre non-officielle.
- Nous ferons sans eux dans ce cas. Ymirgas n’a jamais courbé l’échine, ce n’est pas aujourd’hui que cela arrivera. »
Kaldrys fut grandement soulagé d’avoir su leur tenir tête. Et tandis que chacun des conseillers quittait la salle pour s’afférer à préparer la guerre, Zorian vint à côté de Sa Majesté et se pencha pour chuchoter :
« C’était brillant.
- De quoi parlez-vous ?
- Demander à Messire Locastre de mener votre armée. Voilà qui flatte son ego.
- Certes.
- Vous saviez qu’il changerait d’avis après cela. Il ne pouvait refuser cet honneur, surtout à son âge.
- Nous accuseriez-vous de l’avoir quelque peu… manipulé ? Les femmes sont si sottes qu’elles ne savent pas comment faire cela, ajouta Kaldrys avec un sourire satisfait.
- Je m’en souviendrai, Votre Majesté. »
Zorian sortit à son tour, suivi du souverain. Ce dernier retourna au salon, espérant y retrouver Sélène, mais elle avait disparu.
Seul, il se laissa tomber sur une chaise. Son cœur partit dans une course folle et l’espace d’un instant, il eut un vertige. La guerre. Suis-je prêt pour cela ? Il le faut, pour Khiara. Ils ne pourront plus lui refuser le trône après cela, elle pourra gouverner. Le peuple sera en sécurité et redevable envers elle. Il la soutiendra.
Un court instant, la crainte le saisit, ses pensées furent submergées par une seule : après tout ce qu’il avait fait, sa sœur lui permettrait-elle seulement d’exister ? Il avait tué ses parents, leur nourrice et Annabelle. Il avait enfermé Khiara à sa place, volé son identité et sa vie. Sans parler des conditions de détention de celle-ci ! Elle avait de quoi lui en vouloir, et bien qu’elle jurât ne rien vouloir faire contre lui, une fois libre, son avis pouvait changer.
Après avoir fait tout cela, pouvait-il encore dire être quelqu’un de bien ? Au fond de lui, la petite voix de son père s’éleva, criant quelle déception il était. Quel malheur il était. L’assassin de sa mère, le bourreau de son père, le geôlier de sa sœur.
Si je meurs alors peut-être serais-je pardonné pour tout cela ? Dois-je vraiment revenir de cette guerre ?
L’image de Sélène se glissa dans son esprit.
Pourquoi n’aurai-je pas le droit à un peu de bonheur ? Quel égoïste je suis…
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