Chapitre 6.8

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Kaldrys avait trop longtemps repoussé ce moment. Mais s’il devait ne jamais revenir de la guerre, il ne voulait pas rester sur un non-dit avec sa sœur.

Son corps tremblait davantage à chaque marche qu’il descendait pour la rejoindre. Ses muscles étaient tendus, et son cœur semblait ne plus savoir fonctionner correctement ; s’arrêter ou aller plus vite, telle était la grande question pour celui-ci. L’angoisse s’infiltra un peu plus dans chacune de ses cellules lorsqu’il ouvrit la porte. Il laissa passer Sélène chargée du plateau de nourriture, espérant ainsi gagner quelques précieuses secondes.

La joie éclaira le visage de Khiara dès que son frère entra. Elle fondit directement sur lui pour le prendre dans ses bras et coller un baiser sur sa joue, déclamant à quel point elle était heureuse de sa visite. Voyant la retenue de Kaldrys, elle se calma immédiatement et l’interrogea du regard.

« Nous partons demain matin, annonça-t-il. Aussi voulais-je… te parler de ce jour où… j’ai tué notre père. »

L’expression de Khiara imita bientôt celle grave de son frère. Un coup d’œil vers Sélène lui confirma qu’il ne lui en avait pas parlé, même à elle. Elle attrapa sa main et le tira jusqu’au lit où ils s’assirent tous deux. Puis elle fit signe à la jeune femme de les rejoindre. Kaldrys allait avoir besoin de soutien ! Sélène s’exécuta timidement, prenant place à côté du jeune homme qui baissait tristement la tête.

« Je t’écoute, mais avant je veux que tu saches une chose : je t’en veux et je t’en voudrais certainement toute ma vie. Ceci étant dit… je te pardonne. Peu importe ce qu’il s’est passé, avec tout ce qu’il t’a fait, il méritait sûrement bien pire.

  • Est-ce que tu veux quand même savoir ? demanda-t-il avec appréhension.
  • Oui.
  • Bien. »

Il inspira profondément, évitant soigneusement les deux regards qu’il savait posés sur lui, déglutit péniblement puis commença d’une voix triste :

« Lorsque je suis remonté, j’ai passé plusieurs minutes à explorer le salon et à regarder par la fenêtre. Tout était nouveau pour moi : les personnes que je voyais dehors ne me semblaient pas vraiment exister, les couleurs étaient plus vives que je l’imaginais, le soleil me faisait un peu mal aux yeux. J’ai… pris peur et j’ai voulu faire demi-tour. Mais l’envie de découvrir ce dont j’avais manqué fut plus forte. Tout comme mes angoisses. Je me suis retrouvé la main sur la poignée de la porte, à tenter vainement de l’actionner pour sortir mais mon corps ne semblait plus m’obéir, comme si quelqu’un m’en avait volé le contrôle. Et d’un coup, je l’ai sentie tourner et la porte s’est ouverte. Je me disais que c’était un coup de pouce du destin, jusqu’à ce que… je me retrouve face à Père. »

Le cœur serré, il tenta de ravaler un sanglot. Khiara serra doucement sa main dans la sienne et Sélène caressa discrètement son dos.

« Cela lui a pris une demie seconde pour me reconnaitre, lâcha-t-il tandis qu’une larme glissait le long de sa joue. Il s’est jeté sur moi, il a crû que je t’avais fait du mal pour prendre ta place.

  • Nous aurions dû nous en douter, soupira la princesse, nous avons été sots.
  • Il était fou de rage et il m’a frappé. Pas comme d’habitude, c’était bien pire. Il avait la volonté d’en finir cette fois, je l’ai senti.
  • Tu crois vraiment qu’il aurait pu te tuer ? Père était dur avec toi, mais de là à…
  • Il a mis ses mains autour de ma gorge, comment veux-tu que je l’interprète ? rugit-il soudainement. Me battre ne lui suffisait plus ! Il serrait si fort ! Il… Il… voulait en finir !
  • Doucement, je cherche à comprendre, le rassura-t-elle d’une voix douce.
  • Excuse-moi…
  • Tout va bien, je sais que tu as gardé cela pour toi depuis. Que s’est-il passé ensuite ?
  • J’ai attrapé ce qui était à ma portée, je ne sais vraiment quoi et je l’ai frappé avec. Il m’a lâché, du sang coulé de sa tête mais il était comme possédé. Il m’a frappé, encore et encore et… je lui ai donné un autre coup. Il est tombé à terre et n’a plus bougé. Mirène, la nourrice, est arrivée à ce moment-là, elle avait dû entendre les cris de père et j’ai eu peur. Je ne saurais dire ce qui m’est passé par la tête ce jour-là. J’étais terrifié. Je l’ai frappée elle aussi.
  • Sont-ils morts sur le coup ?
  • Non. Enfin, la nourrice, oui. Elle était vieille après tout. Mais Père… était plus robuste. Sa main a essayé d’agripper le vide pendant plusieurs minutes. Après un moment, je suis sorti et personne ne m’a vu. J’ai rejoint ta chambre, me suis lavé, ai changé de vêtements puis ils ont été découverts. J’aurai sans doute dû redescendre vers toi directement mais… je ne savais pas comment te dire ce qu’il s’était passé. Et je craignais que tu me rejettes. Tu as toujours aimé notre père.
  • J’ignore comment j’aurai réagi, mal, sans nul doute, admit-elle, mais aujourd’hui je comprends. Sois-en assuré. Et jamais je ne pardonnerai à Père ce qu’il t’a fait. Il a lui-même provoqué tout cela.
  • Je suis désolé. Je jure que je ne voulais pas les tuer, ni t’enfermer ici.
  • Je te crois, Kal. Je sais que tu n’es pas mauvais.
  • Peut-être aurais-je dû le laisser me tuer, ainsi la guerre ne serait pas à nos portes.
  • Crois-tu que les accords passés avec notre père aient bridé les ambitions de chacun ? Tu serais bien naïf si c’est le cas. »

Sans prévenir, elle lui pinça le bras et ajouta, contrariée :

« Si je t’entends encore dire qu’il aurait été préférable que tu sois mort, je te ferai bien pire que cela. Je ne veux pas que tu partes à la guerre avec une telle idée, cela te porterait malheur.

  • N’ai-je pas promis de revenir ? »

Khiara regarda longuement son frère, consciente que tout ce qu’il avait vécu ne l’avait guère aidé à avoir une bonne image de lui-même. Ses actes étaient empreints de bonté, en revanche, il ne se les réservait que très peu.

« Admettons que l’issue de la guerre nous soit favorable, as-tu réfléchi à ce que tu feras par la suite ? l’interrogea-t-elle soucieusement. Tu tiens plus que tout à me laisser le trône, mais n’as-tu jamais eu envie de régner ?

  • Pas le moins du monde, tu feras cela bien mieux. Tu connais Ymirgas sur le bout des doigts, contrairement à moi. Et tu es beaucoup plus habile dans l’art de la diplomatie.
  • M’as-tu déjà vu en user ?
  • Oui, avec la nourrice lorsque nous étions enfants. Elle te suppliait de quitter cette pièce et tu parvenais toujours à gagner du temps.
  • La politique est bien plus compliquée.
  • Vraiment ? Il s’agit du même exercice pour moi. Mais si tu penses le contraire, n’est-ce pas la preuve que tu es mieux placée ? Et tu t’es toujours imaginée succéder à Père, non ?
  • Mais, et toi ? N’y a-t-il rien que tu souhaites ?
  • Te voir heureuse est mon seul souhait, Khiara.
  • C’est bien le problème, tu ne penses pas à toi ! le gronda-t-elle en lui pinçant la joue. Je suis sérieuse, tu vas devoir y réfléchir.
  • Ne me traite pas comme un enfant, je n’en suis plus un, fit-il avec un sourire.
  • Peut-être, mais tu seras toujours mon petit frère. » ajouta-t-elle en déposant un baiser sur sa pomette.

Quelques secondes plus tard, ses yeux s’embrumèrent en songeant qu’elle ne reverrait peut-être jamais son frère. Elle espérait le voir heureux un jour ; le petit garçon qu’il avait été ne souriait pas beaucoup et ses éclats de rire avaient été encore moins nombreux.

Que ce serait-il passé si leur mère avait été encore en vie ? Khiara s’était posé la question des milliers de fois depuis ces quatre dernières années. Ne la connaissant pas, elle n’avait jamais pu y répondre. On lui avait bien souvent accordé sa grâce, sa douceur et sa bienveillance, mais ça n’avait jamais été que des mots.

Elle était déterminée à offrir à Kaldrys l’avenir qu’il aurait dû avoir.

                        *

Lorsque Kaldrys remonta avec Sélène, ses pensées étaient toujours fixées sur la conversation qu’il avait eu avec sa sœur. Il était troublé par l’empathie dont elle faisait preuve. Et par son discernement.

« Votre Majesté ? l’interpella la voix douce de Sélène. Vous devriez aller vous coucher, il se fait tard. »

Il hocha pensivement la tête sans vraiment l’avoir écoutée. Il replongea aussitôt dans les abysses de son esprit et sursauta quand Sélène posa sa main sur son bras.

« Allez vous coucher, lui chuchota-t-elle avec un sourire.

  • Tu devrais aussi y aller.
  • Dès que vous serez dans votre lit. »

Leurs regards se confrontèrent faussement, puis Kaldrys l’attira à lui pour l’embrasser. Puis l’expression de son visage retomba.

« Ne suis-je pas un monstre à tes yeux ? J’ai tué mon père, j’ai tué ma nourrice. Et j’ai tué Annabelle.

  • Je ne vous juge pas, Majesté. Pardonnez-moi pour ce que je vais dire, mais votre père n’était pas un homme bon. Pas avec vous en tout cas. Et ce qui s’est passé ce jour-là… il vous a poussé dans vos retranchements et vous n’étiez pas tout à fait vous-même. Et vous vous êtes défendu contre Annabelle, elle voulait vous tuer. Je ne la portais pas dans mon cœur, elle semblait abjecte. Cela n’excuse rien, bien entendu, mais vous ne me verrez pas la pleurer. Davantage puisqu’elle s’en est prise à vous. Maintenant cessez de vous inquiéter de ce que je peux penser et allez vous coucher. »

Le voyant rester immobile, elle glissa son bras autour du sien et l’entraîna jusqu’à la chambre royale. Une attention qui ravit le jeune homme dont les yeux amoureux étincelaient de bonheur. Et lorsque Sélène voulut le quitter, il la retint.

« Et si tu restais avec moi cette nuit ? lui lança-t-il en mêlant ses doigts aux siens.

  • Vous voulez dire… dormir avec vous ? Dans votre lit ?
  • Personne ne nous surprendra. J’aimerais beaucoup que tu m’accordes cette faveur, je ne te reverrai pas avant un moment. Cela me réchauffera le cœur sur le champ de bataille.
  • Comment pourrai-je vous le refuser après cela ? » fit-elle avec un sourire, plissant les yeux dans sa direction.

Elle partageait son envie, peu importait la différence de leur rang. Cela n’entrait plus en ligne de compte, davantage avec son départ imminent pour la guerre.

Ils s’allongèrent tous deux, face à face, puis Kaldrys rabattit la couverture sur eux. Sa main glissa ensuite sur les cheveux de la jeune femme et tira la première épingle de son chignon.

« Que faites-vous ? demanda Sélène.

  • La première fois que je t’ai vu, tes cheveux étaient libres et je t’ai trouvé vraiment magnifique. Je voudrais te revoir comme cela.
  • Mais ils seront emmêlés à mon réveil !
  • Je te les brosserai, tu l’as déjà fait des centaines de fois pour moi. Je peux bien le faire pour toi.
  • Oh, dans ce cas, allez-y ! Ainsi vous prendrez soin de moi.
  • Je le ferai avec plaisir » dit-il en retirer les dernières épingles.

Sélène passa une main dans sa longue chevelure brune pour la délier, offrant à Kaldrys une vision absolument séduisante. Une image qu’il se promit de graver dans sa mémoire et qui fit battre son cœur un peu plus vite.

Il laissa ensuite sa main glisser jusqu’à la joue de Sélène qu’il caressa du pouce.

« Vous ne voulez vraiment pas dormir, n’est-ce pas ? le taquina-t-elle.

  • Je n’ai guère envie de voir le matin arriver. Je voudrais rester ici avec toi. Pour toujours.
  • Je le voudrais aussi. Et j’attendrai votre retour avec la plus grande des impatiences, avoua-t-elle. Plus vite vous serez parti, plus vite vous serez revenu ! Alors reposez-vous !
  • Bien, ma dame. »

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