Chapitre 8.2
Plusieurs jours passèrent et une date avait été fixée pour le couronnement de Khiara. Cette dernière avait grande hâte de sortir à la lumière du jour, celle du salon ne lui suffisait plus. Elle consacrait chaque heure à se mettre dans son propre rôle, avec l’aide de Sélène et parfois de son frère.
Arriva finalement la veille du fameux jour, Kaldrys était arrivé au moment fatidique de reprendre son identité. Chose qu’il craignait au plus haut point. Il avait toujours incarné une Khiara confiante et inébranlable, et Kaldrys était pour lui un petit garçon effrayé dont personne ne voulait.
Sélène s’apprêtait à lui couper les cheveux, mais il avait retenu sa main malgré lui. Assise dans l’un des fauteuils du salon, sa sœur avait parfaitement compris le problème et réfléchissait aux mots qu’elle devait dire pour le rassurer.
Sélène s’accroupit devant lui et glissa sa main dans la sienne. Kaldrys évitait ses yeux, c’est pourquoi elle attrapa son menton pour l’obliger à la regarder.
« Vous découvrir vous fait peur, mais ce sera une belle expérience, et nous serons toutes deux à vos côtés. Vous ne serez pas seul.
- Elle a raison, Kal, fit Khiara en venant prendre son autre main. Nous serons là pour t’aider et te soutenir. Ne te prive pas d’être enfin toi-même. Ce sera étrange au début, mais tu verras, tu t’y feras vite. Et tu n’en as peut-être pas conscience, mais je t’admire beaucoup pour avoir été si fort.
- Je ne suis pas fort, je suis… fit-il tristement, tandis que ses yeux naviguaient entre Khiara et Sélène, sans trouver de fin à sa phrase.
- Vous êtes plus que ce que vous croyez, fit cette dernière avec un sourire tendre. Vous avez protégé votre sœur, vous avez gagné une guerre et voilà que grâce à vous, elle va monter sur le trône. Croyez-vous que tout le monde en aurait été capable ? Cela fait aussi parti de vous. »
Il releva soudainement les yeux et sourit. Puis il replaça les ciseaux dans les mains de Sélène. Les deux jeunes femmes sentirent qu’il était prêt. Khiara retourna s’asseoir, impatiente de voir son frère transformé. Sélène avait déjà une idée de ce qu’elle voulait faire de la chevelure du jeune homme.
Elle commença par en couper grossièrement les trois quarts afin de lui laisser un peu de longueur. Il était hors de question de le voir avec des cheveux trop courts ! Puis elle raccourcit quelques mèches près de son visage pour que celles-ci l’encadrent parfaitement et que d’autres tombent sur son front. Elle finit en dégradant le reste de sa chevelure pour l’affiner.
Tandis qu’elle contemplait le résultat, ses yeux brillaient d’émerveillement. Elle le trouva terriblement séduisant et rougit lorsqu’elle croisa son regard.
Khiara se leva d’un bond et l’examina sous tous les angles, redécouvrant le visage de son frère avec la même fascination.
« Eh bien quoi ? Cessez de me regarder ainsi ! Vous me faites peur ! fit-il en attrapant le miroir à côté de lui. Oh, c’est… moi ? »
Il lui sembla se retrouver face à un étranger lui ressemblant légèrement. Il lui fallut plusieurs secondes pour retrouver les traits familiers de son visage et finalement, il fut très satisfait de ce changement. Ce fut la première fois qu’il s’écarta du physique de sa sœur.
« Est-ce que cela vous plait ? s’enquit Sélène dont les joues ne parvenaient pas à reprendre leur couleur naturelle.
- Beaucoup, mais cela vient sûrement du talent de la coiffeuse, fit-il en souriant.
- Et aussi des gênes ! plaisanta Khiara en lui faisant un clin d’œil. Kal, j’aimerais qu’on le dise à Zorian, avant de te dévoiler à tout le monde. Je ne voudrais pas qu’il se sente trahi et… peut-être aura-t-il de bons conseils pour révéler ton existence. On ne lui dirait pas toute la vérité, bien sûr.
- Oui, je suis d’accord. Zorian doit savoir avant tout le monde.
- Et… il faut aussi que tu changes de vêtements. Tu ne peux pas porter des robes.
- Mais j’aime en porter ! protesta-t-il.
- Les hommes ne portent pas de robes.
- Eh bien, c’est ridicule ! Je me sens parfaitement à l’aise avec !
- Et cela vous va bien, confirma Sélène.
- Mais personne ne doit suspecter que tu ais pris ma place, le gronda-t-elle gentiment. Tu dois abandonner tout cela ! Je vais aller te chercher les vêtements de Père.
- Non ! Je préfère porter ma tenue d’escrime ou celle d’équitation.
- Tu ne dois plus porter mes vêtements. Écoute, ce n’est que du tissu, tu ne vas pas devenir comme lui, même si tu les portes. Nous te ferons faire toutes les tenues que tu souhaites, mais en attendant, contente-toi des siennes, d’accord ?
- Ai-je le choix ? soupira-t-il.
- Merci, répondit-elle en déposant un baiser sur sa joue. Je vais aller les chercher !
- Dis plutôt que tu as hâte de sortir d’ici, fit-il en lui adressant un sourire amusé.
- Je ne le nierai pas.
- Nous, corrigea-t-il. Il va falloir t’y faire, Votre Majesté ! »
Elle lui tira la langue et sortit prudemment du salon.
Les yeux de Kaldrys cherchèrent immédiatement à rencontrer ceux de Sélène, déjà posés sur lui. Plus elle le regardait, plus elle prenait conscience de la profondeur de ses sentiments à l’égard du jeune homme. Kaldrys la tira près de lui et l’embrassa tendrement. Elle en profita pour glisser une main dans ses cheveux et l’admira.
« Allez-vous le dire à Thaniel ? l’interrogea-t-elle en songeant que leur éloignement allait l’attrister.
- J’aimerais le lui dire, mais… cela inclurait de lui parler d’une partie de la vérité. Il aime beaucoup Khiara, mais Kaldrys risque fortement de le décevoir.
- C’est faux, il vous aimera toujours autant. Me suis-je détournée de vous lorsque j’ai su la vérité ? Je suis certaine qu’il serait plutôt déçu de ne pas savoir…
- Ce qu’il ne sait pas ne peut pas lui faire de mal.
- Mais vous, vous le saurez, et vous serez triste de le voir si indifférent à votre égard.
- Probablement, mais je sais fort bien ne rien laisser paraître.
- Ce n’est pas quelque chose dont il faut vous vanter » lui souligna-t-elle avec un sourire triste.
Il baissa les yeux, un petit rictus amusé sur les lèvres en voyant qu’elle osait lui faire une remontrance puis l’embrassa de nouveau.
« Réfléchissez-y ! ajouta-t-elle avec tendresse, je vous aiderai à le lui dire s’il le faut. »
*
Khiara se dirigeait dans son ancienne chambre lorsqu’elle croisa Zorian. Elle se stoppa net devant lui et détailla l’homme de la tête au pied pendant plusieurs secondes : il n’avait pas changé d’un pouce ! Elle se jeta sur lui pour le prendre dans ses bras tant elle fut heureuse de le revoir.
« Majesté… tout va bien ? fit-il en levant un sourcil interrogateur.
- Zorian, vous… Je… Nous sommes heureuse de vous revoir ! Vous tombez à pic, je devais vous parler.
- Une affaire urgente, Votre Majesté ?
- C’est le mot ! Suivez-nous ! »
Elle l’emmena jusqu’à la chambre royale et prit soin de refermer derrière elle. Les yeux de l’homme la scrutèrent et elle crut un instant qu’il l’avait reconnue, mais il n’en dit rien.
« Mon cher Zorian, vous devriez vous asseoir. J’ai une nouvelle à vous annoncer et elle risque de vous ébranler.
- Vous m’inquiétez, Majesté, allez-vous bien ?
- Oui, mais… asseyez-vous ! »
Le conseiller s’exécuta, non sans craindre le pire. Sa respiration se fit plus courte et ses yeux ne la quittèrent pas.
« Comment vous dire cela ? réfléchit-elle tout haut.
- Majesté, je ne suis pas homme à m’alarmer, mais je suis troublé par votre attitude. Qui a-t-il ?
- Bien, dit Khiara en se résignant à tout lui avouer, vous souvenez vous de ma naissance ?
- Je n’y ai pas assisté, bien sûr, mais je me souviens de ce jour.
- Vous souvenez de la prophétie qu’une femme avait faite à mon père ?
- La craignez-vous ? Ce n’était qu’une femme faible d’esprit, ni prêtez pas attention.
- Mon père y croyait fermement.
- Cela l’a gardé anxieux tout le long de la grossesse de votre mère, se souvint-il tristement.
- Père a fait quelque chose de terrible, avoua-t-elle en s’asseyant à côté de lui, honteuse. Mère ne portait pas un, mais deux enfants. Des jumeaux. Voyez-vous, j’ai un frère, Kaldrys.
- Pardon ? Que dites-vous ? fit Zorian, interloqué. Vous êtes fille unique !
- Père avait si peur de la prophétie qu’il a enfermé Kaldrys dans le refuge du palais, dès sa naissance.
- Non, il… il me l’aurait dit !
- Il ne vous l’a pas dit parce que vous l’auriez dissuadé. Père a… fait beaucoup de mal à mon frère. Si je ne l’avais pas découvert lorsque j’avais huit ans, je n’aurais jamais su qu’il existait, ni ce qu’il lui infligeait.
- Ce qu’il lui… ? Que lui faisait-il ?
- Père était très violent avec lui. Je l’ai vu de mes yeux, Zorian. »
Elle lui raconta plusieurs faits dont elle se souvenait, essayant de ne pas céder aux émotions que cela lui rappelait. Le visage du conseiller était tendu et sombre : jamais il n’aurait imaginé telles choses de la part de son ami. Mais il était certains que Khiara ne mentait pas.
« Ce garçon, comment a-t-il survécu ? Où est-il maintenant ? » l’interrogea l’homme avec gravité.
De nouveau, Khiara lui dévoila tout, la nourrice, la pièce secrète, Annabelle puis Sélène avec qui il se trouvait désormais, dans le petit salon.
« Il faut que je le voie ! lança Zorian en se levant d’un bond.
- Attendez ! Kaldrys est resté enfermé pendant vingt ans, vous pourriez l’effrayer, prétexta-t-elle pour gagner du temps, laissez-moi le préparer !
- Bien sûr, Majesté ! Mais vous avez conscience que cela change la donne, n’est-ce pas ? Votre frère pourrait hériter du trône.
- Non, il n’en veut pas et il ne connait rien d’Ymirgas. Si je vous parle de lui maintenant, c’est parce que j’ai trop longtemps gardé le secret de mon père. Par honte avant tout, mais aussi parce qu’à sa mort, je suis devenue une cible. Et si j’avais été tuée, Kaldrys aurait pu me succéder.
- Ingénieux ! Vous avez été très courageuse, Majesté. Manifestement, vous aviez pensé à tout. Je reste… abasourdi par le comportement de Drasyl. Il n’a rien laissé paraître. Gardons cela secret jusqu’au couronnement, si votre frère ne veut pas être roi, ne lui infligeons pas de responsabilité, cela pourrait le perturber.
- Prenez un instant pour vous faire à l’idée. Rejoignez-nous dans le salon, disons… dans une dizaine de minute ?
- Bien, faisons cela ! »
Khiara revint près de son frère à toute hâte dès qu’elle eut récupéré une tenue. A peine entrée, elle la lui jeta à la figure, paniquée, expliquant que Zorian allait les rejoindre sous peu.
« Tu lui as déjà dit ? fit Kaldrys, stupéfait.
- Je l’ai croisé dans le couloir, cela m’a paru être le bon moment, je n’ai pas réfléchi au fait que tu portais toujours une robe et que tes cheveux étaient encore éparpillés au sol !
- Je vais vous aider à vous changer, allez, levez-vous ! » le pressa Sélène.
Khiara attendit dans le couloir ; la femme de chambre fondit sur Kaldrys pour l’aider à retirer sa robe. Lorsqu’elle alla pour faire de même avec le corset, elle vit quelque chose tomber par terre et le ramassa. Une petite pochette bleue qu’elle aurait reconnue entre mille.
« Vous l’avez gardée ?
- Bien sûr, c’est une protection efficace. Je n’ai jamais vu de fantôme. Et c’est toi qui l’as faite. »
Une douce chaleur envahit son cœur, comme si l’été s’y était installé avec quelques mois d’avance. Et si Kaldrys ne lui avait pas rappelé l’urgence de la situation, elle aurait pu continuer de le regarder amoureusement pendant des heures.
Dès qu’il eut enfilé – avec un profond dégoût qu’il essaya de masquer – une tunique en satin rouge et aux motifs noirs, Sélène s’empressa de faire disparaitre robe et cheveux à l’intérieur du passage secret.
Zorian arrivait dans le couloir, la mine pensive. L’idée que son ami le roi Drasyl ait pu cacher son fils à cause d’une stupide prophétie le révoltait. Plus encore en imaginant que cela avait transformé l’homme intègre qu’il était en bourreau. Et que dire de l’impact que cela avait dû avoir sur l’enfant ? Privé d’une mère, il s’était retrouvé affublé d’un tortionnaire en guise de père.
Qu’avez-vous fait, Drasyl… Qu’avez-vous fait ?
Il rejoignit Khiara, déterminé à tout connaitre de cette histoire, et cela commençait par le garçon.
« Je crois qu’il est prêt, chuchota-t-elle avant de frapper à la porte.
- Pour ma part, je ne suis pas sûr de l’être, mais… allons-y » soupira-t-il.
« Êtes-vous prêt ? » demanda Sélène à Kaldrys de l’autre côté de la porte.
Il répondit par un simple signe de tête, mais son angoisse était évidente. Il se tenait droit, le corps tremblant comme si on venait de lui annoncer son exécution, le visage tendu.
Sélène ouvrit la porte, puis Khiara fit signe à Zorian d’entrer avant de lui emboiter le pas.
Bouche bée, le conseiller détailla le jeune homme avec attention. Pas un son ne sortit de sa bouche. Kaldrys tordait nerveusement ses doigts : l’avait-il reconnu ? Se doutait-il de quelque chose ? Pourquoi était-il si silencieux ?
« Bonjour… euh… monsieur ? dit-il en jetant un regard à sa sœur pour montrer son incertitude.
- Pardonnez-moi, Altesse… répondit Zorian avec un automatisme terrifiant, je… »
Il sembla soudain défaillir et fut rattrapé in extremis par Sélène et Khiara qui le firent asseoir sur un fauteuil. Tous s’inquiétèrent, ils n’avaient jamais vu l’homme si fébrile.
« Je vais bien, pardonnez-moi ! fit-il après plusieurs longues secondes. La ressemblance est… saisissante ! Par tous les dieux… Kaldrys, c’est bien cela ?
- Oui, monsieur.
- Je suis absolument enchanté de vous rencontrer, même si cette rencontre est quelque peu tardive. Appelez-moi Zorian, je suis à votre service. »
Il sembla attendre que le jeune homme dise quelque chose, mais Kaldrys se contenta de le regarder sans un mot.
« Majesté, votre couronnement est proche, poursuivit-il à l’attention de Khiara, cela ne signifie pas que votre frère doive retourner dans ce terrible endroit dont vous m’avez parlé. Nous devrions l’installer dans votre ancienne chambre. Cependant Sélène ne devrait pas l’avoir à sa charge, c’est indécent qu’un prince ait une femme pour s’occuper de lui. »
Les deux intéressées échangèrent discrètement un regard agacé, mais ils savaient que cela devait arriver.
« Vous avez raison, cependant pour l’instant, nous aimerions que peu soit au courant de l’existence de Kaldrys. Si elle parvient aux oreilles du conseil, il pourrait me répudier en sa faveur.
- Et vous ne voulez pas du trône ? s’assura Zorian en fixant Kaldrys d’un regard sceptique.
- Pas le moins du monde. Je serais un bien piètre souverain. Je ne connais rien du royaume et tous pourraient me souffler à l’oreille quoi faire, je serai extrêmement naïf.
- Bien, alors si cela vous convient, Sélène continuera à s’occuper de vous jusqu’au couronnement de votre sœur.
- Cela m’ira fort bien, monsieur Zorian » répondit-il avec un air docile que personne ne lui avait jamais vu.
Sélène et Khiara furent parfaitement d’accord sur le fait qu’il savait jouer la comédie. De ses grands yeux bleus émanaient une douceur enfantine et il se tournait sans cesse vers Khiara comme si elle était sa seule référence en ce monde.
Annotations
Versions