Chapitre 8.3

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Khiara attendait que le sommeil l’emportât ; des souvenirs lui revenaient en mémoire, concernant son père et son frère. L’un d’eux monopolisa rapidement toutes ses pensées.

Elle avait alors quatorze ans et le roi Drasyl venait de la gronder après qu’elle eut rendu visite à Kaldrys. Celui-ci subissait une sévère correction tandis qu’elle attendait le retour de son père dans le salon. Elle se revit arpenter chaque mètre carré de la pièce, essayant de redescendre, craignant pour la vie de son frère et être incapable de repasser la porte du passage secret. Elle se rappela la peur de ces instants, intense et brutale comme les vagues impassibles renversent les bateaux lors des tempêtes. Une émotion qu’elle ne ressentait avec son père que lorsqu’il rendait visite à son fils.

Ce jour-là, décidée à faire entendre raison au roi sur son comportement, elle lui avait fait part de son indignation.

« Il a tué ta mère et il fera la même chose avec toi si tu lui en donnes l’occasion ! l’avait-il grondée. Tu ne sais rien de ces choses, Khiara ! Pour la dernière fois, nous te défendons d’aller le voir !

  • Il s’agit de mon frère !
  • Non ! C’est un démon ! La seule raison pour laquelle il te ressemble, c’est pour mieux te berner ! Et cela fonctionne !
  • Kaldrys n’est pas un démon ! Il est votre fils ! Rendez-vous compte de ce que vous lui faites subir, Père ! Oseriez-vous me faire la même chose ?
  • Nous essayons de te protéger, toi et le royaume ! Tu es jeune, tu ne connais pas tout et tu n’as rien vu de ce dont ce démon est capable ! Plus tu passes de temps avec lui, plus tu le laisses t’influencer ! Regarde, il arrive déjà à te retourner contre nous !
  • Vous êtes le seul coupable, Père, s’était-elle radoucie, un sanglot dans la voix. Vous ne voyez pas tout le mal que vous faites.
  • Parfois il faut savoir faire le mal pour faire le bien. Tu le comprendras quand tu seras plus grande. En attendant, tu vas aller dans ta chambre et ne pas en sortir avant que nous t’en donnions la permission.
  • Je vous en prie, repensez à tout cela, vous verrez que vous êtes dans l’erreur » l'avait-elle supplié.

La seule réponse du roi fut de l’amener lui-même jusqu’à sa chambre. Et elle n’avait jamais plus réessayé de lui en parler. Dans la nuit, elle avait rendu visite à Kaldrys et l’avait trouvé encore couvert de sang et d’hématomes. Il avait sursauté lorsqu’elle avait ouvert la porte et reculé brusquement dans un coin de la pièce dès qu’elle avait fait un pas à l’intérieur. Lorsqu’à la lueur de sa bougie, il avait vu que ce n’était pas son père, il avait pleuré de soulagement.

Cette image était encore intacte dans son esprit. Khiara savait que son frère avait beaucoup souffert et qu’elle allait devoir l’accompagner, le soutenir afin qu’il ne craigne pas sa propre identité. Sélène l’avait brillamment rassurée plus tôt et elle ne douta pas que la jeune servante saurait l’aider dans ses moments de craintes et de doutes. Finalement, se dit-elle, la présence de celle-ci au côté de Kaldrys était nécessaire. Et qu’importait ce que l’on pourrait en dire !

Khiara soupira ; le sommeil ne voulait définitivement pas venir. Son regard se tourna vers le balcon, Sélène lui avait parlé de l’obsession de son frère pour celui-ci. Elle avait été si heureuse lorsque le roi Drasyl lui avait offert toutes ces fleurs ! Et le sourire de son père avait été si large ! Mais tout de suite, cela ne lui inspira que de la tristesse. Il y avait eu tant de différence entre Kaldrys et elle, qu’elle se demanda pourquoi il ne la détestait pas. Alors qu’elle avait tout, c’était à peine si son propre père lui avait accordé le droit de vivre.

D’un bond, elle se leva, enfila une robe de chambre et se dirigea vers son ancienne chambre. Elle toqua discrètement et tendit l’oreille pour voir si son frère était encore réveillé.

« Kal, tu dors ? » chuchota-t-elle après quelques secondes sans réponse.

Il lui ouvrit, un air interrogateur sur le visage et lui fit signe d’entrer.

« Tu es bien imprudente ! Et si quelqu’un te voyait ? la gronda-t-il gentiment.

  • C’est mon ancienne chambre, personne ne trouvera étrange que je m’y rende !
  • En pleine nuit ?
  • Personne ne m’a vue ! protesta-t-elle, la mine boudeuse. Je peux dormir avec toi ?
  • Oui, mais pourquoi ?
  • Je n’ai pas envie d’être toute seule, et toi et moi, on est séparé depuis trop longtemps ! Il est tard, pourquoi tu ne dors pas ?
  • Tu ne dors pas non plus, lui souligna-t-il en lui faisant signe de s’installer. J’ai toujours eu du mal à dormir, trois ou quatre heures par nuit, c’est tout. »

Elle se glissa sous les draps tandis qu’il ajoutait une bûche dans le feu puis il vint à côté d’elle.

« J’ai toujours voulu faire ça, lui avoua-t-elle, dormir avec toi !

  • Moi aussi, surtout lorsque j’avais peur du noir. »

Elle prit soin d’arranger le drap sur lui et se tourna pour être face à son jumeau. Puis elle caressa ses cheveux, un large sourire sur les lèvres, parfaitement satisfaite de l’instant qu’elle partageait avec lui.

« J’ai une question à te poser, dit-elle soucieusement après un moment, je voudrais que tu y réponde sincèrement.

  • Non et définitivement non, je ne veux pas du trône !
  • Cela ne concerne pas le trône, mais moi. Tu ne m’en as jamais voulu ? J’avais tout alors que tu n’avais rien.
  • Non, jamais. Je t’enviais parfois, mais c’est tout. Et j’étais toujours satisfait de te voir. Tout ce que tu aurais pu faire pour moi, tu l’as fait. Je te suis reconnaissant, ma sœur.
  • J’aurai aimé faire plus.
  • Tu étais mon rayon de soleil, le souffle d’air dont j’avais besoin. Sans toi, je n’aurais pas tenu, alors crois-moi, tu as fait bien assez. Je ne me suis jamais excusé de t’avoir enfermée là-bas.
  • Je t’en ai beaucoup voulu, au début. Puis j’ai compris ce qu’il s’était passé lorsqu’Annabelle m’a annoncé la mort de Père. Et finalement, je sais maintenant que tu voulais me protéger.
  • J’aurai dû venir te voir pour tout t’expliquer.
  • N’en parlons plus. Mon frère, nous allons nous promettre d’être heureux, de ne jamais douter de l’autre et de toujours nous soutenir !
  • Une promesse très optimiste, fit-il remarquer avec un sourire. Bien, je te le promets !
  • Je te le promets » répéta-t-elle avec entrain.

Elle vint déposer un baiser sur sa joue avant de glisser ses bras autour de lui et le serra vivement, laissant échapper quelques petits gloussements.

« Tu es bien enjouée, fit Kaldrys en retenant un rire.

  • Je t’aime, mon petit frère adoré !
  • Moi aussi, je t’aime ! »

Elle lui donna un second baiser, puis un autre et un autre, jusqu’à ce que le jeune homme dît :

« Arrête, il faut dormir maintenant. N’oublie pas que tu vas devoir de nouveau te familiariser avec le palais. Et te préparer à ton couronnement !

  • Ce n’est que dans quelques jours, protesta-t-elle, je peux bien profiter un peu de toi !
  • Tu auras toute la vie pour cela. »

Elle déposa une dernière fois ses lèvres sur sa joue pour le taquiner et reprit sa place. Elle lui souhaita une bonne nuit et il fit de même, puis une autre pensée vint dans son esprit :

« Kal ?

  • Oui ?
  • Tu n’as jamais cru que Mère était morte à cause de toi, n’est-ce pas ? »

A son silence, elle comprit qu’il l’avait pensé et que peut-être, cela était devenu une certitude pour lui.

« Sais-tu combien de femmes meurent lors des accouchements ? Ce n’était pas ta faute. Sinon ce serait également la mienne, et celles de nos parents pour nous avoir conçus.

  • Tu n’as pas tort.
  • Je ne veux pas que tu te le reproches toute ta vie ! Oublie tout ce que Père te disait, d’accord ? Je te jure, si je retrouvais la femme qui lui a dit que tu apporterais le chaos à Ymirgas, je... je… enfin, elle doit être morte depuis le temps.
  • Pourquoi l’a-t-il cru, à ton avis ?
  • Je ne sais pas. Je ne me rappelle pas qu’il eut été superstitieux ni crédule au point de croire une vieille folle. Mais apparemment, il l’était.
  • Crois-tu qu’il faille tout raconter ? Dire ce qu'il m'a fait ? Cela ne va-t-il pas semer les graines de la discorde ?
  • Cela le pourrait, oui. Mais doit-on le laisser être un saint aux yeux du royaume ?
  • Et si cela se répercutait sur toi ? Certains pourraient croire que ni toi ni moi ne sommes de bonnes personnes, étant ses enfants.
  • Cela te convient si personne ne sait ?
  • Tu le sais, tout comme Sélène et Zorian. Et le conseil le saura. Nous dirons au reste du royaume seulement une partie de la vérité, il a cru à la prophétie et m'a enfermé, se résigna-t-il, la mine triste. Y a-t-il autre chose qui te tourmente ?
  • C’est plutôt moi qui devrais te poser la question ! Mais pour ce soir, disons que cela ira. Sauf si tu veux me parler de quelque chose ?
  • Non.
  • Alors bonne nuit ! »

Elle s’installa confortablement et ferma les yeux. Quelques secondes plus tard, elle les rouvrit et se tourna vers son frère :

« Et si nous faisions une prière à Sélène, comme lorsque nous étions petits ?

  • Oh, je crois qu’elle en a déjà exaucées plusieurs. Cela serait peut-être mal perçu d’en abuser ? Et puis, nous ne sommes plus des enfants, elle ne nous écoutera peut-être pas ?
  • Alors remercions-la simplement ! fit-elle en s’asseyant. Allez, donne-moi tes mains ! »

Kaldrys obéit, se rappelant le soutient qu’avait été la déesse. Jamais il ne saurait si elle l’avait pris sous sa protection, mais si c’était bien le cas, il lui devait au moins des remerciements.

« Dame Sélène, commença Khiara sur un ton humble, les yeux fermés, nous te remercions pour avoir veillé toutes ses années sur Kaldrys…

  • Et sur Khiara ! Quoi ? Tu croyais que je ne priais pas pour toi ? fit-il en sentant son étonnement.
  • Tu ne me l’as jamais dit !
  • Maintenant tu sais ! »

Elle esquissa un sourire et poursuivit :

« Nous te remercions pour avoir veillé sur nous deux. Sans toi, nous n’en serions pas là. Tu resteras à jamais dans nos pensées comme notre seconde mère. De tout cœur, merci !

  • Est-ce tout ? demanda le jeune homme après quelques secondes.
  • Je crois, je n’ai jamais remercié de déesse. Était-ce trop peu ?
  • Concis, qui va à l’essentiel, non, c’était parfait ! Maintenant, il est plus que l’heure de dormir, alors couche toi et ferme les yeux. »

Elle s’exécuta et son esprit enfin vide de tout tourment, elle finit par s’endormir un moment après. Kaldrys l’observa sous la faible lueur de la lune jusqu’à céder à son tour au sommeil. Son corps et son esprit apaisés, rien à cet instant n’aurait pu venir le troubler. Il avait définitivement retrouvé sa sœur et jamais personne ne pourrait les séparer, c’était une certitude.

                        *

Sélène s’était levée tôt ; son corps n’était pas tout à fait réveillé, aussi ne cessait-elle de bailler. Elle préparait un plateau pour Kaldrys avec l’espoir que cela le réconforterait durant la journée. Il allait la passer seul, enfermé avec ses pensées pour seule compagnie. Cela pouvait le conduire aisément aux ténèbres de son esprit.

En plus d’un repas, Sélène était allé chercher quelques livres à la bibliothèque, certaine qu’il pourrait ainsi s’offrir quelques escapades mentales.

Lorsqu’elle frappa à la porte, elle ne s’attendit pas à voir Khiara lui ouvrir. Celle-ci lui fit signe d’entrer et referma rapidement derrière elle. Sélène chercha Kaldrys du regard et vit qu’il était encore endormi.

« Il se réveille tôt, d’habitude, chuchota-t-elle à la souveraine, attendrie.

  • Peut-être est-il apaisé maintenant que nous sommes réunis. Du moins, je l’espère. »

Elle sentit l’étonnement de Sélène à la trouver ici et se sentit obligée de se justifier :

« Je voulais rattraper le temps perdu et faire quelque chose dont j’avais envie depuis longtemps.

  • Il en avait sûrement autant envie que vous.
  • Je le crois aussi. Bien, je le laisse à tes bons soins et je t’attends dans un petit moment pour m’aider à me changer. »

Elle s’éclipsa aussi discrètement qu’elle était venue dans la nuit, un sourire joyeux sur les lèvres.

Sélène déposa le plateau et les livres sur le lit puis observa le jeune homme. Elle ne l’avait jamais vu si paisible. Rien ne semblait pouvoir le réveiller. Sa respiration était lente, hypnotique. Délicatement, elle vint repousser une mèche de cheveux qui tombait sur son front.

« Kaldrys ? » murmura-t-elle doucement.

Les yeux de celui-ci restèrent clos, ce qui fit sourire Sélène. Elle s’avança et déposa ses lèvres contre sa joue. Ses prunelles bleutées s’ouvrir et il se releva brusquement, le cœur tambourinant sa poitrine. Puis il vit Sélène et sembla prendre conscience de son environnement.

« Pardon, je ne voulais pas vous faire peur, rit-elle en caressant sa joue. Votre sœur vient de rejoindre sa chambre.

  • Méfie-toi, je pourrais y prendre goût et exiger de toi que tu viennes me réveiller tous les matins, fit-il en frottant ses yeux.
  • Exiger, j’en serai ravie ! »

Il la tira contre lui et l’embrassa tendrement, absolument heureux de l’avoir près de lui. Puis il jeta un œil à ce qu’elle avait apporté.

« Craignais-tu que je m’ennuie ? dit-il en attrapant l’un des livres.

  • Je les ai choisis au hasard, j’espère que vous ne les avez pas déjà lus.
  • En fait, si, mais je les relirai avec plaisir. Bien sûr, rien ne vaut une balade à cheval avec toi.
  • Peut-être pourrons-nous bientôt en refaire une ?
  • Je l’espère. Mais cela risque de paraître étrange. Tous savent combien la reine apprécie sa femme de chambre et la voir soudainement proche de son frère pourrait orienter les théories dans la bonne direction.
  • Cela veut-il dire que nous devrons toujours nous cacher ?
  • Après le couronnement, je demanderai à Khiara de faire de toi sa demoiselle de compagnie. Tu seras ainsi d’un rang plus élevé et nous voir ensemble paraitra moins curieux.
  • Mais nous resterons un homme et une femme, et l’on refusera de nous laisser seuls.
  • Crois-tu que je laisserai quelqu’un me dicter ma conduite ? » fit-il en levant un sourcil.

Ils échangèrent un sourire entendu puis Sélène lui demanda s’il avait besoin d’elle pour s’habiller. Elle ne voulait pas le quitter si vite sachant qu’elle ne le reverrait que bien plus tard.

« J’aurai toujours besoin de toi, mais je ne veux pas que tu te surmènes, je me débrouillerai. Va t’occuper de ma sœur. »

Elle afficha immédiatement une mine boudeuse qui tira un sourire amusé à Kaldrys.

« Ne crois pas que je te congédie de gaieté de cœur, poursuivit-il, chaque seconde sans toi va me paraître une éternité.

  • Bien, si c’est vraiment une souffrance pour vous, cela me console un peu, fit Sélène en esquissant un sourire.
  • Tiens-tu à me voir souffrir ?
  • Absolument ! Ainsi je serai certaine que vous ne m’oublierez pas !
  • Bien, alors je souffrirai le martyr jusqu’à ton retour » répondit-il en la regardant tendrement.

Elle put lire dans l’éclat de son regard toute la sincérité de ses sentiments. Il la faisait se sentir spéciale, comme si elle seule pouvait lui convenir. Elle ressentait la même chose à son égard et aurait presque loué la tentative d’assassinat de son père qui avait permis leur rencontre.

Kaldrys lui donna un dernier baiser et la laissa partir, détaillant sa silhouette, le cœur léger, jusqu’à ce qu’elle passât la porte.

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