Partie 4/5

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Ha, mes enfants ! Il est temps pour notre rendez-vous quotidien. Cela me donnerait presque envie d’inventer de nouvelles péripéties à notre infortunée capitaine.

Parlant de péripéties… Ceralia se mit en route pour la forêt d’Ypharan dès le lendemain. Le barde avait malencontreusement oublié d’inclure un minuscule détail : Runagwin vivait assez loin de Kargaros. Plusieurs jours de distance, pour être précise. Puisque les semaines ne sont qu’une collection de jours.

Pas de quoi décourager la pirate ! Imaginez cependant qu’elle devait emprunter des routes dangereuses… Avec une malédiction quelque peu désavantageuse. En fait, chaque mésaventure mériterait sa propre histoire. Ceralia dut détaler dans les bois pour éviter quelques harpies affamées. Sans mentionner les hordes de loups-garous. Une nuit, elle fut même approchée par un incube, bien que celui-ci fuit bien loin sitôt avisé de son malheur.

Ceralia finit épuisée. À jurer comme une ivrogne. Elle était exploratrice des mers, pas des terres, que diable ! Après moult efforts, elle finit par atteindre la forêt d’Ypharan. Notre troubadour favori avait omis une autre information : la sylve s’étendait sur des kilomètres, et il n’avait pas précisé de quel côté se situait ladite caverne. Malchanceuse comme elle était, Ceralia dut effectuer un tour entier… Ce qui rendit sceptique plus d’un voyageur.

Oh, et aussi, quelques groups d’elfes de bois la criblèrent de flèches. Quoi, ce n’est pas crédible qu’elle survive à autant ? Mes enfants, je vous le martèlerais dans le crâne : la patience est une vertu.

Je vais tout de même vous révéler à quoi ressemblait la sorcière. Le crépuscule avait déjà débuté lorsque Ceralia atteignit enfin la caverne. La porte d’entrée avait été sculptée avec tant de minutie que son statut de maison ne faisait aucun doute. Il fallut plus d’une minute pour que Runagwin ouvrît, et encore… Reconnaissable à son teint brunâtre et ses longues oreilles, l’elfe des bois déambulait en épaisses touffes châtaines débroussaillées et flottait dans une charmante chemise de nuit multicolore.

— Salutations ! fit Runagwin en baillant. Quelle idée de surgir aussi tard ?

— Il ne fait même pas nuit ! s’offusqua Ceralia.

— Mon sommeil est précieux !

— Mon souhait est... Oh, laissez tomber. Si je vous apporte un cadeau, vous me laissez entrer ?

— Tout dépend du cadeau.

— Une bouteille de whisky.

Des gémissements d’excitation heurtèrent soudain les tempes de la pirate. Si la sorcière referma la porte, ce fut pour mieux réapparaître un temps record. Non seulement Runagwin avait peigné ses cheveux et surligné ses tatouages faciaux, mais elle s’était aussi vêtue d’une robe en velours délicate. Trop distinguée aux yeux de la capitaine, qui n’avait pas changé de vêtements de tout le trajet… Heureusement que le parfum magique de Runagwin dissipait toute effluve.

— Me voilà dans un état correct, dit-elle. Entre maintenant, et épanche-toi sur tes désirs. Et par pitié, tutoie-moi.

Dès qu’elle franchit le seuil, la première réflexion de Ceralia fut qu’elle avait du temps à perdre. La sorcière avait pavé et tapissé l’intégralité de sa demeure, agrémentée de-ci de-là par une pléthore de fioritures. Runagwin échappait au stéréotype par l’absence criante d’un chaudron, au lieu de quoi elle possédait une remarquable collection de livres. Ceralia espérait qu’au moins ils avaient des images, ce à quoi Runagwin soupira.

La sorcière conduisit la pirate vers la salle la plus en retrait. Il s’y trouvait encore une fois une paire d’étagères débordant d’ouvrages, mais surtout un fauteuil dans lequel Runagwin s’affala. Elle étendit les jambes quelques secondes avant même de prêter attention à Ceralia.

— Voilà, je suis à ton écoute ! fit-elle.

Ceralia déposa son sac à terre avec une lenteur rarement égalée, si bien que Runagwin en arqua un sourcil. Avec le contexte, vous comprenez que conserver un tel breuvage sur autant de distance relève du prodige. Ou d’une volonté pour que les peuples noient leurs soucis dans l’alcool au lieu d’œuvrer pour un monde meilleur. La sorcière dévora la bouteille des yeux et s’en empara comme il s’agissait d’une pierre précieuse. Sans doute une consommatrice modérée.

Runagwin se servit un verre généreux, et s’installa sur son fauteuil pour le déguster.

— Tu ne m’en proposes pas un peu ? demanda Ceralia.

— Je serais étonnée qu’une pirate comme toi aime le whisky, rétorqua Runagwin.

— Et si c’était le cas ?

— Tu aimes le whisky ?

— Non, mais c’est parce que…

— J’ai encore raison ! Je m’impressionne de jour en jour.

La sorcière prit une autre gorgée face à une pirate désorientée. L’occasion de savourer le moment avant d’être assaillie de questions. Mais on n’évitait pas l’insistance de quelqu’un comme Ceralia éternellement, surtout lorsqu’elle croisait les bras et plissait l’œil. Vous commencez à cerner le personnage, mes enfants.

— C’est ton ami Goriel qui m’envoie, précisa la pirate. Il m’a dit qu’en l’échange d’un généreux cadeau, tu me rendrais service.

— Il a dit ça ? se renseigna Runagwin. Une connaissance sympathique, mais il n’y a pas meilleure compagnie que soi-même.

— Tu es vraiment une recluse de la société !

— Merci du compliment. Maintenant, dévoile-moi tout. Qu’est-ce qui t’a amenée dans ma confortable demeure ? Tu transpires le désespoir.

— Parce que j’ai été maudite !

Un éclair de fascination fendit le visage de Runagwin. Tel était le problème avec les mages, songeait Ceralia : souvent ils imaginaient autrui comme s’ils étaient des sujets d’expérimentation. Enfin, elle y songeait avec des mots moins élaborés que les miens.

Et justement, Ceralia opta plutôt pour le geste. Elle s’approcha de la bibliothèque et tenta d’y saisir un livre. Toute une pile s’effondra sur elle, et bien qu’elle s’y attendît, la pirate émit tout de même un râle. Par chance, Runagwin replaça tous les ouvrages dans leur emplacement d’un sort, ce qui ne lui exigea aucun effort.

— Voilà la magie qu’il me fallait ! se réjouit Ceralia en bondissant. Tu as le pouvoir de me sauver de cette malédiction !

— Peut-être, clarifia Runagwin. Si tu y mets le prix.

— Je t’ai offert une bonne bouteille de whisky !

— Insuffisant, je le crains. Mes services démarrent à 5000 pièces d’or.

Immobilisée, pétrifiée, bouche bée ! La pauvre pirate tendit l’oreille mais la sorcière ne dut pas répéter.

— Quels sont ces tarifs exorbitants ? s’indigna-t-elle.

— En l’absence de concurrence, expliqua Runagwin, j’ai le monopole. Tu ne ferais pas appel à moi si n’importe quel mage ferait l’affaire, n’est-ce pas ?

— Tout de même ! Une petite ristourne pour moi ferait plaisir.

— Pour toi ? Tu es une pirate.

— Isolée comme tu es, tu ne dois avoir que des idées reçues à notre sujet.

— Tu n’as donc jamais pillé ? Ni tué ?

Ceralia se gratta l’arrière du crâne, transpirante.

— Goriel prétendait que la moralité de tes clients ne te dérangeait pas ! s’écria-t-elle.

— Tant qu’ils paient plus cher, éclaircit Runagwin. Les gens avec moins d’honneur et de principe se remplissent les poches plus facilement.

— Pas moi ! J’ai été bannie de mon propre équipage !

Runagwin faillit s’étouffer en buvant sa prochaine gorgée.

— Écoute ! insista Ceralia. Il m’est arrivé de kidnapper et torturer. Mais jamais je ne m’en suis pris à ton peuple ! Ça devrait compter, non ?

— Tu n’as jamais ravi d’elfes des bois… Nous qui quittons rarement notre territoire, et allons encore moins dans les mers ? Suis-je censée t’applaudir ?

— Euh…

— Et puis, tu m’as mal comprise. Je ne suis pas attachée à mon peuple. Je déteste tout le monde équitablement. Nous passons donc à 6000 pièces d’or.

— Radine malhonnête ! Tu augmentes tes prix si la réponse ne te plaît pas ?

— 6500 pièces d’or.

Nous y sommes, les enfants. En l’absence de ses talents manuels, Ceralia ne pouvait se fier qu’à ses talents oratoires. Une tâche ardue après avoir pratiqué longtemps l’intimidation au lieu de la persuasion… Cogiter, il lui fallait cogiter ! Qu’est-ce qui convaincrait une sorcière si nonchalante, vidant la bouteille de rapides goulées ?

— J’étais bonne pour piller ! se vanta Ceralia. Donc si je redeviens comme avant, j’amasserai l’argent en un rien de temps ! Libère-moi de ma malédiction, et je pourrai t’offrir le double de la somme requise !

— Tu es sérieuse ? fit Runagwin.

— Bah… oui.

— C’est l’une des techniques d’arnaque les plus vieilles au monde. Quelle est la prochaine étape ? Ne rien payer mais promettre de me rendre célèbre en parlant de moi ?

— Euh…

— Honnêtement tu es tombée bien bas. Pour la peine, cela fera 10 000 pièces d’or.

Mes enfants, applaudissez Ceralia ! Elle tenta même de saisir son interlocutrice par les épaules, mais ne parvint qu’à brasser de l’air. Et toujours en poussant des grognements disgracieux. Elle voulut se tirer les cheveux même si son crochet en ferait une terrible idée. Alors, elle devait s’exprimer.

— Rejoins mon équipage ! proposa Ceralia comme si elle avait eu une illumination.

— Pardon ? demanda Runagwin en se curant l’oreille.

— Tu rejettes la société, pas vrai ? Voyage dans les océans et tu goûteras à la véritable liberté ! Et ainsi de te rebeller contre…

— Forcément, tu veux avoir une sorcière dans ton équipage pour te protéger de futures malédictions. Qu’est-ce que j’y gagnerais, moi ?

— Je viens de te le dire !

— Est-ce que je garderai un lit confortable ?

— Pas exactement…

— Est-ce que je serai forcée d’interagir avec des gens ?

— Un peu, mais…

— Est-ce que j’aurai le temps de lire cinq heures par jour comme je le fais ici ?

— Tu es trop casanière !

— J’apprécie ton audace. Pour la peine, je descends à 9000 pièces d’or.

— Toujours bien trop cher !

— Quelle tristesse.

À son tour Ceralia s’affala sur le fauteuil. Runagwin lui partagea même son whisky, quoiqu’un peu à contrecœur. La pirate préférait définitivement la bière.

— Je suis foutue ! se plaignit-elle. Qu’est-ce que je vais devenir ?

— Malheureuse si tu ne te prends pas en main, dit Runagwin.

— Tu es sorcière ou thérapeute ?

— J’ai été diplômée il y a trois siècles. Du temps où je pensais que siphonner des pintes dans les tavernes me rendait intéressante.

Un nouveau soupir emplit la pièce. Ceralia et Runagwin s’échangeaient le whisky, comme si rien d’autre n’importait, et les questions ne se posaient plus. Même si, en réalité, elles trituraient inlassablement l’esprit de la pirate.

La sorcière lui tapota l’épaule, armée d’un sourire un brin compatissant.

— Je n’ai plus qu’à partir, conclut Ceralia.

— Attends ! s’interposa Runagwin. Il doit faire sombre, dehors. Et si vampires et goules t’interceptaient sur la route ? Ou des brigands ?

— Je les accueillerais à cœur joie.

— Hors de question ! Passe la nuit ici, j’ai un lit de libre depuis mon divorce.

— Tu refuses de me délivrer de la malédiction mais tu m’offres le logis ?

— C’est compris dans mes frais.

Et Runagwin tint sa promesse ! Elle prêta une chemise de nuit à la pirate et lui prépara même un succulent bouillon de légumes ! Ce qu’elle n’avait pas précisé, en revanche, était qu’elle adorait discuter avant de dormir. Le temps de rapporter ses aventures passées, ainsi que ses nombreuses lectures, et Ceralia avait déjà sombré dans le sommeil.

Ceralia repartit le lendemain matin, non sans profiter de l’hospitalité de son hôte. Celle-ci était encore en chemise de nuit lorsqu’elle lui adressa ses adieux, sans oublier de la remercier pour la bouteille de whisky dont il restait un fond.

Ha, Ceralia n’avait pas été aussi bien accueillie depuis si longtemps ! Les premières heures après son départ, elle était si enchantée qu’elle avait oublié l’affront de Runagwin. Mais quand elle buta sur des racines et tomba dans la boue, c’était comme si des moqueries la taraudaient. À ce stade de l’histoire, Ceralia savait néanmoins que la vengeance était vaine… Surtout quand elle était impossible à réaliser.

Pour Runagwin, en tout cas. Goriel, par contre, elle devait lui en toucher deux mots. Après avoir esquivé les flèches des bandits. Et échappé une fois de plus aux griffes des harpies. Et évité de finir dans le ventre d’un troll. Ainsi que d’autres péripéties que je n’ai pas le temps de détailler.

Ceralia retourna dans son auberge favorite de Kargaros, où l’ambiance était au plus calme depuis son départ. Aussi Wernou était ravi de son départ, mais elle le salua à peine, trop pressée. Sa destination était la chambre de Goriel, qu’elle défonça fissa. Non sans se casser le poing, mais cela en valait la peine.

— Tu m’as menti ! accusa-t-elle.

— À quel sujet ? demanda le troubadour, sursautant à peine.

— Tu ne m’avais pas dit que les services de Runagwin étaient hors de prix !

Et là Goriel se fendit d’un fou rire. Vous savez, mes enfants, le type de fou rire où on tombe par terre, inondé de larmes, et on se tort jusqu’à s’étouffer ? Et qui s’intensifie chaque fois qu’on croise le regard de la personne ? Goriel survécut, à la déception de la capitaine déchue, mais ses côtes lui faisaient mal.

Il se releva en toussotant comme si de rien n’était.

— Excuse-moi, dit-il. J’apprécie juste l’ironie de la situation.

— Alors tu ne voulais pas m’aider, grommela Ceralia.

— Quelle grande révélation ! Naïfs voire idéalistes se précipiteraient à ton secours, mais je ne suis pas de ces gens-là.

— Tu aurais dû me mépriser à notre première rencontre, c’aurait été plus rapide.

— Surtout pas !

Goriel joignit les mains derrière le dos. Allait-il déclamer un discours profond ? Probablement pas, mais il en exhibait l’allure.

— Je suis las du manque d’inventivité de ces quidams, développa-t-il. « Regardez comme cette dangereuse pirate est aujourd’hui maladroite et inoffensive ! ».

— En quoi m’envoyer à une sorcière fainéante et alcoolique était plus imaginatif ?

— Runagwin n’est pas alcoolique, elle aime juste son verre journalier. Pour revenir à toi, Ceralia, tu es un condensé de frustration. Il m’est venu l’idée de la développer. Pas pire que tous les crimes que tu as commis, j’espère que tu en conviendras.

— Très mauvais plan, troubadour. Avec cette stratégie, tu te classes en haut de la liste des ennemis à abattre quand je serai…

— Il n’y a aucun espoir pour toi, imbécile ! Tu te traîneras cette malédiction toute ta vie. Puisses-tu vivre longtemps. Pour que ta carrière de comédienne involontaire occulte celle de la pirate. Sanguinaire, certes, mais aussi stupide pour avoir provoqué une sirène.

L’ancienne capitaine usa de son crochet, plutôt deux fois qu’une ! Et à chaque tentative, elle ne fit que se ridiculiser davantage. À enchaîner moulinets après moulinets, sans ne fût-ce qu’effleurer. Goriel se serait bien gaussé s’il ne craignait pas de s’étrangler au passage.

— Il est des problèmes que la violence ne règle pas, déclara-t-il.

— Assez de vos sermons ! rugit Ceralia. Vous ne m’encouragez pas à devenir meilleure !

— Et je n’en ai pas l’intention. Le monde serait bien ennuyeux sans des personnes comme toi.

— Peu importe nos victimes ?

— Tant pis pour eux. Un peu de ruse et n’importe quel adversaire peut être défait. La preuve.

— Parce que je suis…

— Victime d’une malédiction ? Ce n’est pas comme si tu rabâchais tout le monde à ce sujet. Maintenant, ouste. J’ai des ivrognes à divertir.

Ceralia s’en alla au pas de course. Non car Goriel l’avait exigé, mais car elle le souhaitait. Nuance !

Ne vous en faites pas, mes enfants. Je n’ai pas l’intention que cette histoire devienne répétitive. Il existe toutefois des situations faisant écho à d’autres. Ainsi, ni vous ni Ceralia ne serez étonné que quatre sirènes l’attendaient à l’endroit habituel.

— Allez-y, murmura-t-elle. Je suis fort déprimée.

— Et j’en suis fort ravie, glissa Askara.

La pirate resta à distance raisonnable de ses amies. Pour des raisons évidentes, elle ne suspendit pas ses jambes au-dessus de l’eau, mais s’assit confortablement. Toutes l’observaient avec intérêt.

— Maleth, dis-moi combien je suis délicieuse ! insista-t-elle. Nebura, raconte-moi tes formidables aventures sur la surface.

— J’ai tenté de séduire un marin, l’autre jour ! expliqua la concernée. Il a rejeté mes avances au nom d’un « serment de fidélité », puis a envoyé sa collègue me jeter des tomates.

— Tejiki, chante-moi mes louanges, s’il te plaît.

— Inquiète pour ta malédiction ? devina la sirène. Allons, quel est le pire qui puisse survenir si tu ne t’en débarrasses ? Tu es jeune, belle, charismatique ! Tant de bonnes choses t’attendent encore.

Askara ignora si elle devait tirer sa joue ou ses oreilles, donc elle choisit les deux.

— Ceralia ne montre pas la moindre once de remords, lâcha-t-elle. Un cas désespéré. Pourquoi ne pas te consacrer à quelqu’un qui a vraiment envie de changer ?

— Il n’y a rien qu’un discours persuasif ne saurait accomplir, dit Tejiki. Ceralia aurait déjà rejoint la lumière si j’avais choisi les bons mots. Je dois encore m’entraîner.

— Tu me fatigues.

Askara se dirigea vers l’ancienne capitaine, à qui elle décocha un regard outrageusement moqueur.

— La sorcière a refusé ! se réjouit-elle. Ouvre les yeux, Ceralia. Personne ne veut t’aider.

— Moi, interpella Tejiki, je…

— Personne. Renonce, tu perds ton temps.

— Ça t’arrange que j’abandonne. Je m’obstinerai, quitte à en perdre la vie !

— Je vais tout rapporter à l’impératrice, et tu verras comment elle réagira ! Même les meilleurs mages ne peuvent contrer ses malédictions. Elle serait outrée de savoir que quelqu’un comme toi puisse imaginer le contraire.

Soudain un crissement se fit entendre. Les sens de la pirate étaient en alerte : jamais personne n’avait interrompu la pirate converser avec les sirènes ! À l’exception de Tharadia, mais ladite personne ne soutenait guère la comparaison.

— Une paladine ! s’écria Maleth. Cachez-moi !

La vampire s’exécuta toute seule, car ses amies observaient l’intruse avec une circonspection doublée de curiosité. Ceralia elle-même écarquilla les yeux avant de la reconnaître. Le bébé trop adorable qu’elle portait devait aider.

— Daelyn ? fit-elle. Que fais-tu ici ?

— Je passais dans le coin, donc je voulais te rendre visite ! révéla la paladine. Et je tenais à m’excuser.

— … Hein ? T’excuser pourquoi ?

— Je ne t’avais pas crue quand tu te disais maudite ! Depuis lors, la réputation de Kargaros s’est bien répandue. Et surtout, les sirènes existent bel et bien !

Daelyn s’approcha de l’eau et salua Tejiki, Nebura et Askara. Toutes répondirent avec enthousiasme, sauf la dernière, qui se contenta de la politesse. Quid de Maleth ? Nageant à un mètre de profondeur, la discrétion n’était pas la première qualité de la vampire.

— Dis bonjour, Ianaos ! s’exclama Daelyn.

— Voilà qui n’était pas prévu, s’inquiéta Askara.

— Détends-toi ! suggéra Nebura. Juste une mère pleine de vitalité et son bébé !

— Une paladine, surtout. J’ai bien peur que…

— Hé ! interpella Tejiki. Quel est ton secret pour sauver les personnes maléfiques ?

— C’est très simple ! s’enthousiasma la paladine. Il suffit de…

Askara ignorait ce qui était le pire. À première vue, ce serait Daelyn légitimant les méthodes de Tejiki, à coup de discours grandiloquents et de « pauvres âmes mal comprises ». Sauf que Nebura renchérissait à assaillir la paladine de questions, qui à son tour prolongeait la conversation. Askara ne s’était jamais aussi bien entendue avec Maleth. Et partageait le sentiment de lassitude de Ceralia.

Laquelle fit volte-face aussitôt que possible. Se dérobe-t-on cependant si facilement d’une paladine. Pas de Daelyn, en tout cas. Elle interpella la pirate un peu plus loin, toujours attifée d’un insupportable sourire.

— Ne pars pas si vite ! interrompit-elle. Je dois te parler.

— C’est avec toi que tout a commencé, songea Ceralia. Tes yeux devraient te consumer de haine rien qu’en apercevant ma silhouette.

— Oh oui, autrefois je te détestais !

— Autrefois ? Qu’est-ce qui a changé ?

Daelyn sifflota en présentant son fils.

— L’enfant dont tu étais enceinte au moment où je te menaçais ? demanda Ceralia, toujours plus perplexe.

— Un beau petit garçon ! J’ai hâte de l’entraîner à l’épée et de lui enseigner combien il est important de préserver toute vie !

Ceralia se mordilla les lèvres et se crispa les doigts.

— J’ai une solution pour briser ta malédiction ! proposa Daelyn.

— Encore un piège ? soupira la pirate. J’ai assez donné.

— Mon serment m’interdit de mentir ! Ne sois pas aussi méfiante. Il te suffit de passer un pacte avec un diable.

Paralysée, Ceralia inclina la tête. Un tel surplus d’enthousiasme ne pouvait être que sincère. Pourquoi n’avait-elle pas envisagé cette solution par le passé ? Pour sûr, un diable ne saurait être avare qu’une sorcière.

— Impossible ! s’exclama-t-elle. Non que j’aie perdu espoir mais… un diable ? Pourquoi une paladine me conseillerait-elle d’en faire appel à un ? Aucun serment ne te l’interdit ?

— Seulement si le diable agit de façon méphitique. Ils ne servent que leur propre intérêt mais peuvent accomplir indirectement le bien. Briser une malédiction est à leur portée.

— Tu connais ma réputation, Daelyn. Tu étais mon otage ! Qui sait ce que je ferais avec le pouvoir d’un diable ?

La figure de la paladine s’illumina à l’excès. Elle posa même une main sur l’épaule de la pirate ! Inutile de préciser combien Ceralia en était déstabilisée.

— Il y a plusieurs manières d’accomplir la justice, clarifia Daelyn. D’aucuns diraient que ta place est derrière les barreaux. Mais je sais lire en toi, Ceralia. Tu es brisée. N’importe quel individu, fût-il mauvais, ne ressort pas indemne de pareilles épreuves. Tu n’es plus la même personne, Ceralia. Tu es devenue meilleure.

— Tu en es persuadée ?

— Ce monde serait bien sombre si l’espoir s’éteignait. Tu es une bonne personne maintenant, pas vrai ?

— Oui, bien sûr, bien sûr !

— Je m’en doutais. Parfois, il n’y a pas meilleure justice qu’une rédemption poétique. Mes collègues désapprouveraient, je n’en ai cure. Bonne chance, Ceralia ! Et si tu désires devenir paladine une fois ta malédiction brisée, sache qu’au moins un de ses membres te souhaitera la bienvenue.

Ceralia, une paladine ? Oui, elle-même eut du mal à s’en remettre, bien après que Daelyn s’en fût. La pirate était surtout focalisée sur la proposition. Daelyn était-elle indigne de confiance au vu de leur passif ? Quels étaient les risques d’une telle action ? Les répercussions ?

Par le passé, elle aurait hésité plus longtemps. Mais quand aucune autre solution n’était envisageable…

Ceralia allait invoquer un diable.

Et ce moment, mes enfants, n’est-il pas parfait pour vous laisser dormir ? Patientez, je vous en prie ! Il vous suffira d’attendre demain.

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